Imprimerie Franco-Américaine (p. 160-162).

CHAPITRE XXXV

Effets du malheur



Pendant six mois, la maison où Chant-d’Oisel était morte, parut inhabitée, tant elle était silencieuse. Mme Saint-Ybars ne parlait presque plus ; elle avait entièrement perdu la faculté d’avoir de nouvelles idées ; elle tournait sans fin dans le cercle noir de ses souvenirs ; étrangère au monde des vivants, elle vivait avec des morts, elle ne voyait qu’eux, elle n’entendait que leurs voix. Pour elle ils étaient la réalité ; Pélasge, Mamrie, Blanchette et Lagniape étaient des ombres qui passaient et repassaient devant elle, dans un brouillard. On ne pouvait attirer son attention qu’en la secouant par le bras, et en parlant très fort. Elle faisait peur à Blanchette, surtout quand elle fixait sur elle son regard qui ressemblait à celui d’une personne dormant les yeux ouverts.

Blanchette avait seize ans. Naturellement enjouée, elle aurait rayonné comme une belle matinée de printemps, sans la présence de cette malheureuse vieille femme, qui tantôt excitait sa compassion, et tantôt la faisait trembler de tous ses membres.

Quand on adressait des questions à Mme Saint-Ybars, elle ne répondait que par monosyllabes. Mais il y avait deux mots qu’elle répétait spontanément, d’une voix dolente, la nuit comme le jour, avec la régularité d’une horloge. Qu’elle fût éveillée ou endormie, on était sûr, toute les heures, d’entendre ces deux mots sortir de sa bouche : « Silence ! repos ! » Ils résonnaient comme un glas dans le silence de la maison. Mme Saint-Ybars ressemblait à une morte qui n’a pas trouvé la paix dans le tombeau, et qui la demande. Aussi, quand Blanchette la voyait plongée dans ses longs silences, elle traversait les appartements sur la pointe du pied ; elle posait ou prenait les objets le plus doucement possible, elle osait à peine respirer.

Pélasge ne paraissait guère qu’aux repas. Cependant, prenant pitié de Blanchette, il la faisait sortir aussi souvent que possible. Dehors, elle n’était plus la même ; sa gaîté naturelle l’emportant, elle courait, elle pirouettait, elle sautait, enivrée de lumière et de liberté. Dans la compagnie de cette fée turbulente et étincelante, des éclairs de joie traversaient la mélancolie de Pélasge. Blanchette était prise de rires incoercibles ; elle riait de ses propres folies, agaçant Pélasge, le mettant au défi de l’atteindre à la course ; puis, elle lui demandait pardon de son impertinence, se pendait à son cou et l’appelait son cher petit papa.

Depuis quelque temps, à la suite de violents maux de tête, la vue de Mamrie baissait d’une manière inquiétante. Rien ne fut négligé, pour arrêter la paralysie qui envahissait ses rétines. Le mal poursuivit sa marche d’un mouvement inexorable : vers la fin de septembre, Mamrie était aveugle. Elle accepta son malheur avec résignation. Une fois seulement, il lui arriva de dire que le bon Dieu était bien dur pour elle ; qu’il aurait dû au moins lui laisser le temps de revoir Démon. Elle continua de travailler ; elle nettoyait les couverts, moulait le café, pilait le maïs, râpait les pommes de terre, enfin rendait une foule de petits services qui l’occupaient si bien qu’elle ne perdait pas une heure dans toute sa journée. Quelquefois, au coucher du soleil, quand elle voulait respirer le grand air, elle invoquait le secours de Blanchette. Blanchette était bonne ; le plus souvent elle devançait Mamrie, en lui proposant de faire une promenade. Mamrie appuyait une main sur l’épaule de Blanchette, et Blanchette avançait la première d’un pas lent et réglé. Elles causaient. Blanchette aimait beaucoup à causer avec Mamrie ; elle la questionnait sur le temps passé, le bon vieux temps, comme elle disait, celui de son enfance. Démon et Chant-d’Oisel occupaient nécessairement une grande place dans tout ce que disait Mamrie. Les entretiens de Mamrie et de Blanchette finissaient toujours par Démon ; il arrivait bientôt, au plus tard dans les premiers jours de novembre ; naturellement elles ne pouvaient s’empêcher de se communiquer la joie que leur causait la perspective de son retour. Mais Blanchette revenait toujours à la question qu’elle s’était faite à elle-même, tant de fois, en regardant le portrait de son parrain : « Pourquoi a-t-il l’air si triste ? » Elle la posa de nouveau à Mamrie, en ajoutant cette remarque : « Parrain a toujours l’air de froncer le sourcil. » Mamrie soupira profondément, et dit que cela tenait à une blessure qu’il s’était faite vers l’âge de treize ans. Blanchette voulut savoir comment l’accident était arrivé ; Mamrie, par respect pour la mémoire de son ancien maître, éluda la question.