Imprimerie Franco-Américaine (p. 157-159).

CHAPITRE XXXIV

Les Funérailles



Mamrie coucha Chant-d’Oisel dans sa bière, comme autrefois elle la couchait dans on berceau. Selon le vieil usage du pays, le cercueil fut placé sur une table tendue de draps blancs tombant jusque sur le plancher, et piqués de feuilles d’oranger.

Pélasge envoya des messagers à cheval sur quelques habitations voisines, pour inviter verbalement un certain nombre de familles à l’enterrement. La sœur de Mme Saint-Ybars vint dans la matinée avec ses fils et ses filles.

À cinq heures et demie du soir, la maison était pleine d’invités. Un peu avant le coucher du soleil, le cortège se mit en marche. Quatre jeunes hommes, neveux de Mme Saint-Ybars, portaient la bière sur leurs épaules. Pélasge marchait immédiatement après eux, seul ; derrière lui, Mme Saint-Ybars, Mamrie et Blanchette s’avançaient de front ; puis, venaient la tante et les cousines de Chant-d’Oisel. Entre la famille et les amis, une petite charrette conduite par un vieux nègre portait Lagniape.

Dès le matin, une escouade de nègres, payée par Pélasge, s’était rendue dans les champs pour couper les grandes herbes qui encombraient le chemin.

La foule, muette et recueillie, traversait nu-tête la vaste plaine autrefois animée par les travailleurs et tout verte de cannes à sucre, maintenant déserte et envahie par des plantes sauvages.

Il y avait des absents. Les sœurs de Chant-d’Oisel avaient suivi leurs maris, dont l’un était allé tenter la fortune à San Francisco tandis que les autres étaient tous partis ensemble pour le Texas, dans le but d’y fonder une petite colonie. Ses deux frères, revenus mutilés du champ de bataille, étaient morts après la conclusion de la paix. De cette nombreuse famille il ne restait donc que Mme Saint-Ybars pour accompagner le cercueil de Chant-d’Oisel.

Le soleil était couché, quand on arriva sous le vieux sachem. Deux nègres maçons avaient ouvert le tombeau. Pélasge aida les porteurs à placer Chant-d’Oisel à côté des ossements de sa grand-mère.

Quand les maçons eurent replacé le marbre qui fermait le sépulcre, Pélasge les congédia.

La foule se retira sans bruit. Quelques personnes remarquèrent que Mlle Pulchérie n’était pas présente ; on leur apprit qu’elle s’était brouillée avec la sœur de Mme Saint-Ybars, et qu’elle tenait, à la Nouvelle-Orléans, une pension bourgeoise dont les hôtes principaux étaient des officiers de l’armée fédérale. On ajoutait que M. Héhé était son pensionnaire de fondation, qu’il occupait le haut bout de la table et découpait.

Une vieille mulâtresse, ancienne esclave des Saint-Ybars, était venue de très loin, pour assister aux funérailles de Chant-d’Oisel qu’elle appelait toujours sa petite maîtresse. Invitée par Lagniape à s’asseoir dans sa charrette, elle lui demanda des nouvelles de man Miramis et de M. Salvador. Lagniape lui apprit qu’ils étaient au Mexique, où ils se plaisaient beaucoup. Cependant, ajouta-t-elle, man Miramis aurait mieux aimé s’établir à la Havane, pour avoir des esclaves à dresser ; mais M. Salvador était un homme comme il faut, il avait préféré le Mexique, parce-que c’est un pays où tout le monde est libre.

Pélasge resta sous le sachem, plongé dans son chagrin et ses sombres réflexions. La brise du soir, en gémissant dans le feuillage, attira son attention ; il releva la tête, et remarqua que beaucoup de branches du chêne étaient desséchées, et que la barbe espagnole l’envahissait de toutes parts.

« Et toi aussi, vieux colosse, tu t’en vas, dit-il ; la mort te tient dans ses griffes. Elle a déjà fait de grands trous dans ta ramée ; elle ne te lâchera plus ; elle te dévorera branche par branche ; elle pénétrera dans ta tige énorme, et descendra jusque dans tes racines ; un suaire de mousse couvrira ton cadavre. Hélas ! que veux-tu, tout n’a qu’un temps ; tout meurt, tout disparaît, c’est la loi. La terre elle-même, berceau et tombeau de tant d’êtres, aura sa fin. Une nuit viendra, nuit lugubre et glacée, où l’humanité, réduite à un petit nombre de familles, attendra vainement le retour du soleil, et sera ensevelie sous une pluie de neige. Mais qu’importe ? tu mourras content, toi ; tu auras vécu aussi longtemps que ton espèce peut vivre. Mais qui me dira, à moi, pourquoi cette charmante enfant que je viens de mettre là, est morte à la fleur de l’âge, au seuil même du bonheur ? qui me prouvera que cela est juste, que cela est bon ? Je suis bien obligé de reconnaître que la force des choses qui m’accable, est plus puissante que moi, et qu’en définitive il faut que je me résigne à ses coups inexplicables. Mais de ce que je ne comprends pas que le fait qui me plonge dans le désespoir puisse être juste, dois-je conclure qu’il est nécessairement juste ? non ; je ne connais qu’une justice : s’il y en a deux, où est l’autre ? qui l’a vue ? qui la connaît ? Cette autre justice, arbitrairement appelée divine, l’homme l’a rêvée pour expliquer sa misérable destinée, et son triste rêve n’explique rien. »

Il regarda le tombeau encore une fois, soupira et sortit en marchant lentement.