Imprimerie Franco-Américaine (p. 162-167).

CHAPITRE XXXVI

Retour de Démon



Le 31 octobre, dès six heures du matin, il y avait une animation inaccoutumée dans l’ancienne maison de Vieumaite. On attendait Démon ; il était arrivé à Nouvelle-Orléans, d’où el avait écrit. On l’attendait à huit heures. Blanchette s’était levée la première, pour faire le café. Mamrie allait et venait, en tâtonnant et en renversant des chaises. Lagniape faisait des prodiges de vivacité ; elle glissait d’une pièce à une autre avec des mouvements de couleuvre en fuite. Mme Saint-Ybars, ahurie et effrayée, faisait d’incroyables efforts pour comprendre ce qu’on cherchait à lui expliquer. « Oui, disait-elle, j’entends bien : Démon est mon fils ; où est-il ! »

On lui répétait :

« Il arrive aujourd’hui, ce matin, à huit heures.

« Ah ! il est huit heures, murmurait-elle ; déjà ! Mais non ; nous ne sommes pas encore à aujourd’hui, il est encore hier. »

Et elle reprenait son lamentable refrain : « Silence ! repos ! »

Après le café, Pélasge sortit. Il devait d’abord donner un coup d’œil à son magasin ; ensuite, il allait à la rencontre de Démon.

Le bateau s’arrêtait toujours à l’ancien wharf de l’habitation.

Sans perdre une minute, Mamrie et Blanchette se mirent aussi en route. Lagniape fut chargée de veiller sur Mme Saint-Ybars. Blanchette prit par la plaine ; elle gagna le grand chemin, qui jadis traversait les champs de cannes à sucre parallèlement au fleuve. Elle et Mamrie portaient le deuil de Chant-d’Oisel. La couleur du costume de Blanchette faisait ressortir sa peau blanche et rosée. Sa robe noire garnie de crêpe transparente, légère comme un souffle, s’harmonisait admirablement avec son corps délicat et souple. À voir Blanchette, on eût dit que la nature, en la créant, s’était plu à composer le modèle le plus fin et le plus frêle de l’espèce humaine. Elle ressemblait à ces petites libellules qui flottent dans l’air, sans pendre la peine de voler, tant elles sont légères. De ses cheveux dorés et chatoyants, de ses yeux d’azur, de sa petite bouche, de son sourire, se dégageaient des effets de lumière qui rappelaient les pierres précieuses. Elle avait une voix fraîche et argentine ; en parlant elle chantait un peu comme toutes les jeunes Louisianaises, surtout celles de la campagne.

Depuis que Mamrie était aveugle, sa physionomie avait changé ; une douce tristesse en avait remplacé l’ancienne gaîté. Quand elle levait ses yeux, comme pour chercher la lumière, elle éprouvait une sensation agréable si le temps était beau ; ses ténèbres se changeaient en une nuit rouge, dans laquelle les gros objets s’estompaient vaguement comme des ombres fuyantes.

En traversant la plaine, Mamrie roula en l’air ses grands yeux toujours expressifs, et dit :

« Pa gagnin nuage bon matin.

« Cé vrai, répondit Blanchette, fé ain tan superbe pou parrain rivé.

« Ataune, reprit Mamrie, kichoge apé pacé dans ciel comme ain gran riban noir : ki ci ça ?

« Çé ain band zozo sauvage, répondit Blanchette.

« Çé signe liver pa loin, remarqua Mamrie ; mo contan pou Démon ; li linmin tan frette plice pacé tan cho. »

Elles passèrent devant les ruines de la maison, et entrèrent dans la grande avenue qui conduisait au fleuve. Le ronflement lointain du bateau s’entendait. Mamrie et Blanchette, par moments, avançaient avec peine ; le chemin était encombré de bois mort ; dans certains endroits, des chênes déracinés barraient le passage, il fallait faire un demi-tour.

À l’arrivée du bateau, Pélasge reconnut immédiatement Démon parmi les dix ou douze passagers qui débarquèrent. En voyant s’avancer un grand et beau jeune homme, qui portait la tête haute comme tous les Saint-Ybars, il alla droit à lui. De son côté Démon reconnut son ancien professeur dans l’homme qui venait à sa rencontre, malgré les changements que les années et le chagrin avaient produits dans sa personne. Ils s’embrassèrent comme deux frères.

Deux voyageurs descendus en même temps que Démon, saluèrent Pélasge en passant ; il leur rendit leur salut si froidement, que Démon parut surpris.

« Je vois que vous ne les reconnaissez pas, dit Pélasge. Le plus âgé, le plus gros, est votre ancien précepteur, M. Héhé ; l’autre est le jeune quarteron que votre père gâtait tant, et que votre grand-père avait surnommé M. le duc de Lauzun. Je crois vous avoir dit, dans une de mes lettres, que leur premier acte, à l’arrivée des Fédéraux, avait été de se jeter à leurs pieds. On les soupçonne d’avoir dénoncé votre père. Ils ne vous ont pas reconnu ; autrement, ils seraient venus à vous, croyant vous faire beaucoup d’honneur ; car, aujourd’hui, ce sont de grands personnages politiques. Lorsqu’ils sauront qui vous êtes, ils viendront certainement vous voir, quand ce ne serait que pour étaler leur importance à vos yeux. Ce sont deux hommes dangereux, surtout M. de Lauzun ; il est haineux et vindicatif. De superstitieux qu’il était, il est devenu sceptique et ergoteur ; il se vante même de ses vices et de ses accrocs à la probité. Comme vous voyez, il a prospéré : il porte trois épinglettes à sa chemise ; il a une montre et une chaîne en or, trois ou quatre bagues à chaque main, une canne à pomme d’or ; et voyez avec quelle désinvolture il fume son cigare de la Havane. Il vient ici en tournée politique. Il parle avec facilité. Tout ce qui sort de sa bouche est article de foi pour les nègres. Lui, comme tous les politiciens, il n’a qu’une chose en vue, attraper de l’argent. Il n’est ni estimé ni aimé même des gens de sa classe ; mais on le recherche, parce-qu’il procure des places à ses flatteurs.

« Quant à M. Héhé, c’est toujours le gros pédant, égoïste et gourmand, que vous avez connu. Il a tripoté avec les officiers fédéraux, il tripote avec M. de Lauzun. Il est riche. Il parle de se retirer. On assure qu’il va se fixer à Paris, où il espère faire figure dans la colonie américaine. »

Pélasge et Démon, tout en causant, étaient entrés dans la grande avenue. La charrette dans laquelle les malles de Démon avaient été placées, suivit la voie publique.

Démon eut un serrement de cœur, en voyant partout autour de lui des traces d’abandon et de désordre, et en songeant que cette terre sur laquelle il marchait était séquestrée. Heureusement, Blanchette et Mamrie vinrent changer le cours de ses idées. Du plus loin que Blanchette le vit avec Pélasge, elle se prit à courir, sans entendre les cris de Mamrie qui lui disait de ne pas l’abandonner. Démon ouvrit les bras pour la recevoir ; elle s’y jeta en criant : « Parrain ! Parrain ! » et elle couvrit ses lèvres de baisers.

Mamrie s’avançait et agitait ses bras, comme quelqu’un qui cherche dans l’obscurité.

« Démon, mo cher piti, criait-elle, coté to yé ? »

Elle sentit tout à coup deux bras vigoureux l’envelopper et la serrer. Revenue de sa première émotion, elle promena ses mains sur la tête de Démon, sur ses épaules et ses bras.

« To ain bel homme asteur, » dit-elle.

Revenant à son visage, elle toucha sa barbe, ses tempes, son front. Entre les sourcils, ses doigts rencontrèrent une saillie plus dure que le reste de sa peau ; c’était la cicatrice, elle montait et se perdait insensiblement au milieu du front. Elle rappelait une bien triste journée. Mamrie soupira. Démon dit :

« Mamrie, pourquoi penser à cela ? laisse, il y a des souvenirs qu’il ne faut jamais remuer ; ils sont comme les morts qu’on doit laisser dormir tranquillement.

« Ça cé bien vrai, répondit Mamrie ; tan pacé gardé so chagrin ; tan prézan gagnin acé comme ça avé so kenne. Mo fi, ta trouvé tou bien changé. Mé mo pa changé, moin ; ta trouvé même Mamrie to té linmin dans tan lé zote foi. To linmin li toujour, èce pa !

« Si je t’aime toujours ! dit Démon, en la pressant de nouveau sur son cœur ; plus que jamais, bonne Mamrie. Tu nous as nourris de ton lait, Chant-d’Oisel et moi ; tu as veillé sur notre enfance avec une tendresse de mère ; tu es restée esclave, quand tu pouvais être libre, pour être toujours près de nous. Quand le malheur et la ruine sont venus fondre sur ma famille, tu ne t’es pas éloignée d’elle. Tu pouvais, après l’abolition de l’esclavage, gagner ta vie en travaillant où bon t’aurait semblé, et avoir du temps de reste. Tu as préféré partager la gêne et les souffrances de ma mère et de Chant-d’Oisel. Tu ne t’en es séparée qu’à cause de moi ; tu m’as donné ton temps et ta peine ; tu t’es imposé des privations, pour m’envoyer de l’argent à Paris. Mamrie, tu es une sainte ; non seulement je t’aime toujours, mais j’ai pour toi autant de respect que de reconnaissance.

« Pé donc ! pa parlé comme ça, dit Mamrie ; mo fé ça mo té doi fé. To blié parlé créol ; mo oua ça ; tapé parlé gran bo langage de France ; épi asteur, effronté, to tutéié to Mamrie. Mo palé grondé toi pou ça ; an contraire, ça fé moin plésir to tutéié moin, to acé gran pou ça. »

Pélasge et Démon prirent les devants. En passant près des ruines de la maison paternelle et de ses dépendances, Démon fit une petite halte. Ses yeux se remplirent de larmes ; Pélasge lui serra la main.

« Ami, dit Démon, sachez-le bien : je pleure, non point la maison, mais les personnes que j’y ai aimées et qui ne sont plus. Les conditions sociales au milieu desquelles je suis né, reposaient sur une violation flagrante du droit humain. Elles devaient nécessairement disparaître ; elles ont disparu, en entraînant dans l’abîme ma part de l’héritage paternel. Je m’en console ; que dis-je ? je m’en réjouis. J’ai rougi plus d’une fois, quand je pensais à la source d’où venait l’argent que je dépensais. Que la pauvreté soit la bienvenue ; je lui dois le calme de ma conscience et le respect de moi-même. Et à vous je dois, ami, la révélation d’une vérité qui rend l’homme fort et fier. C’est vous qui m’avez appris que le travail est la loi fondamentale de l’humanité, et que sans lui il n’y a pas de bonheur réel.