Imprimerie Franco-Américaine (p. 120-123).

CHAPITRE XXIII

Départ de Nogolka



Le peu de jours que Nogolka eut encore à passer chez Saint-Ybars, pour faire ses préparatifs de départ, furent les plus pénibles de sa carrière d’institutrice. C’était elle en apparence qui prenait son congé. On interpréta sa conduite défavorablement ; on l’accusa d’avoir cherché sous main une meilleure place ; Mlle Pulchérie lui reprocha durement d’être fausse et ingrate. Le jour de son départ, elle ne vit autour d’elle que des visages froids et presque dédaigneux. Chant-d’Oisel seule resta la même jusqu’au bout. Elle soupçonnait la cause du départ de Nogolka ; peut-être même en était-elle sûre ; mais la pudeur et le respect filial commandaient la plus grande réserve.

Vieumaite et Chant-d’Oisel conduisirent Nogolka au bateau qui devait la transporter à Cincinnati. À la manière dont Chant-d’Oisel embrassa l’institutrice, au moment des adieux, et à quelques mots échappés de ses lèvres, il eût été évident même pour une personne moins clairvoyante que Nogolka, que la maîtresse laissait à son élève un souvenir pur de tout reproche. Elles échangèrent un dernier regard, un dernier serrement de mains dans lequel il y avait manifestement une protestation contre la nécessité qui les séparait.

Une chose fit plus de peine à Nogolka que tout le reste ; ce fut, en partant, de ne pas voir Pélasge. N’être pas aimée de lui était sans doute un grand malheur ; mais on n’est pas maître de son cœur, elle ne pouvait pas lui faire un crime d’aimer Chant-d’Oisel. Mais qu’il poussât l’indifférence jusqu’à n’être pas là pour recevoir ses adieux, c’était ce qu’elle ne pouvait comprendre. Elle aimait mieux croire qu’il en était empêché par quelque cause sérieuse. Mais que pouvait être cette cause ? elle ne la trouvait pas.

Pélasge se savait-il aimé de Nogolka ? il est possible qu’il l’ignorât encore, comme tout le monde sur l’habitation. Nogolka était naturellement réservée ; en outre, elle avait toujours eu un puissant motif pour cacher son secret, la crainte d’éveiller la jalousie de Saint-Ybars. N’importe ; il est difficile de croire qu’un homme observateur et pénétrant comme Pélasge, ne se doutât de rien.

Le bateau parti, Nogolka se retira dans sa cabine, où, pour combattre sa tristesse, elle se mit à défaire et à refaire sa malle. Il y avait peu de voyageurs ; ils étaient tous sur les galeries. Le salon était désert. Nogolka pensa qu’elle pouvait, sans inconvénient laisser sa porte ouverte. L’ombre d’une personne s’étant portée sur le linge qu’elle rangeait, elle releva la tête ; Pélasge était debout sur le seuil. Ce qui se passa en elle, quels mots pourraient jamais le dire ? Sa joie fut immense ; ses yeux devinrent humides et rayonnants ; elle tremblait, elle respirait avec peine.

Pélasge parla le premier.

« Vous m’auriez peut-être refusé, dit-il, de vous accompagner jusqu’à la première station ; j’ai agi sans votre permission.

« Merci, ah ! merci mille fois, M. Pélasge ; si vous saviez tout le bien que vous me faites ! Me voici consolée de l’injustice des autres. Asseyez-vous là, près de moi. Je m’en vais bien loin ; hélas ! je vous parle pour la dernière fois. Je veux vous dire tout. C’est peut-être très mal ce que je fais là, mais c’est pour votre bien. M. Pélasge, je vous aime. Je vous aime depuis le jour de votre arrivée sur l’habitation. Mais vous ― que je suis donc malheureuse ! ― vous aimez Mlle Saint-Ybars. Oh ! ne cherchez pas, par pitié pour moi, à le nier. Je sais que vous aimez Chant-d’Oisel. Vous l’aimez de bonne foi, loyalement, avec toute la confiance d’un jeune homme qui a le sentiment de sa propre valeur. Mais elle, êtes-vous bien sûr qu’elle vous aime comme vous méritez de l’être ? Elle ne connaît que vous jusqu’à présent ; mais quand son père passera l’hiver avec elle à la Nouvelle-Orléans, et la conduira dans un monde où elle verra beaucoup de jeunes gens de famille, qui peut vous affirmer qu’elle restera fidèle au souvenir du petit professeur de campagne ? Je vous fais de la peine en disant cela ; pardonnez-moi. Prenez bien garde, M. Pélasge ! vous êtes dans un milieu où j’ai vécu cinq ans, milieu où règnent despotiquement des préjugés de plusieurs sortes. Chant-d’Oisel elle-même, malgré tout l’attachement qu’elle peut avoir pour vous, croyez-vous qu’elle aurait assez de force de caractère, pour vaincre l’opposition de toute sa famille ? c’est attendre beaucoup d’une personne encore si jeune.

« Il n’y a que Vieumaite sur qui vous puissiez compter ; mais n’oubliez pas que le jour où vous demanderiez Mlle Saint-Ybars en mariage, l’opinion de cet excellent vieillard serait écrasée sous la coalition des autres. En tout cas, soyez prudent et patient ; ne vous hâtez pas ; peut-être le temps qui amène toujours des changements, travaillerat-il pour vous. Je vous écrirai ; vous me répondrez, n’est-ce pas ? personne ne s’intéresse plus à votre destinée que moi.

« Il ne faut pas nous séparer comme si nous ne devions jamais nous revoir, répondit Pélasge ; tôt ou tard je retournerai en Europe. Dans ce siècle de navires à vapeur et de chemins de fer, les communications sont trop faciles et trop fréquentes, pour que des amis qui se quittent se disent adieu pour toujours. Gardons l’espérance, et au revoir ! »

Le bateau s’arrêtait. Pélasge et Nogolka s’embrassèrent.

« Un dernier mot, dit Nogolka en serrant les mains de Pélasge : j’ai eu deux éclairs de bonheur dans tout le cours de ma vie, et c’est à vous que je les dois. J’ai été heureuse le jour où je vous ai protégé contre la violence de M. Saint-Ybars ; je viens de l’être encore en vous embrassant. Maintenant, la mort peut venir ; je la recevrai sans me plaindre, et en pensant à vous.

Et moi, répondit Pélasge, quoiqu’il advienne, heureux ou malheureux, je conserverai pieusement votre souvenir, et je serai toujours, de loin comme de près, votre ami dévoué. »