Imprimerie Franco-Américaine (p. 123-125).

CHAPITRE XXIV

Retour du calme



L’habitation Saint-Ybars, quelques mois après le départ de Démon et de Nogolka, avait repris son train accoutumé. Qui le croirait ? ce fut un petit être blanc et rose, un enfant, qui eut le don de ramener la joie au sein de cette famille naguère si agitée et ensuite si attristée. Blanchette, par la gentillesse de son caractère, s’était attiré les bonnes grâces de tous ; chacun voulait avoir une part de ses caresses. Saint-Ybars, qui ne faisait jamais les choses à demi, s’était pris pour elle d’une vraie passion de père jaloux. Il voulait que le premier baiser matinal et la première pensée de Blanchette fussent pour lui. La petite négresse qui la gardait avait reçu l’ordre, dès qu’elle lui voyait ouvrir les yeux, de lui dire : « Allons voir papa Saint-Ybars. Chose à laquelle personne ne s’attendait, Blanchette opéra une sorte de réconciliation entre le maître et la maîtresse de la maison. Dès que Mme Saint-Ybars avait vu poindre l’affection de son mari pour Blanchette, elle s’était appliquée à le faire aimer de l’enfant, et Saint-Ybars lui en avait su gré.

Chant-d’Oisel prenait, à l’égard de Blanchette, son rôle de petite mère très au sérieux. C’était elle qui faisait ses vêtements, elle qui s’occupait de sa toilette, elle qui l’emmenait à la promenade. Au repas, Blanchette était assise à côté de sa marraine qui lui apprenait à manger proprement. Chant-d’Oisel faisait déjà de beaux projets d’éducation pour Blanchette : M. Pélasge serait son professeur de français, de géographie et d’histoire ; sa marraine lui enseignerait l’anglais et la musique.

Tout allait donc bien. On avait reçu plusieurs fois des nouvelles de Démon. Il était à Paris, confié à un ami de la famille de Pélasge, M. Adolphe Garnier, homme doux et d’une haute raison, aussi modeste qu’instruit, alors professeur de philosophie à la Sorbonne. Dans les premiers temps la tristesse persistante de Démon lui avait fait peur ; il s’était demandé s’il ne déclinerait pas la responsabilité de diriger, dans ses études, ce jeune garçon dégoûté de toutes choses, ennuyé de vivre, bon et poli sans doute mais d’une taciturnité désespérante, travaillant pour l’acquit de sa conscience, et dont la santé d’ailleurs devenait de plus en plus vacillante. Heureusement, Démon avait fini par sentir l’influence bienfaisante du milieu dans lequel il était placé. Il s’était attaché à M. et à Mme Garnier ; sa présence adoucissait le chagrin que leur avait laissé la perte d’un fils unique. Ils s’habituèrent à voir en lui moins un pensionnaire qu’un membre de la famille. Le goût de l’étude revint à Démon, sa santé se raffermit. Il suivait comme externe libre les cours du collège Saint-Louis ; le soir, il travaillait sous la direction de M. Garnier. Le dimanche, dans la belle saison, on faisait une excursion aux environs de Paris ; en hiver, on allait au théâtre ou au concert. Démon était heureux ; ses lettres à sa famille se ressentaient de la sérénité de son esprit ; toujours affectueuses, elles étaient quelquefois enjouées. Mais c’était surtout avec Pélasge et Mamrie qu’il s’épanchait. Le temps ne diminuait aucunement l’affection qu’il avait pour eux. Il écrivait à Mamrie en créole ; elle lui répondait de la même manière. Les lettres de Mamrie faisaient l’admiration de M. et de Mme Garnier ; ils les montraient aux amis de la famille, Démon les traduisait. M. Garnier en fit publier plusieurs dans un journal de philologie, avec des commentaires sur la langue créole par Pélasge. Mamrie occupa l’attention d’un certain nombre de lettrés, ce qui la faisait rire de bien bon cœur.