Imprimerie Franco-Américaine (p. 117-120).

CHAPITRE XXII

Après l’orage



Le calme se rétablit sur l’habitation Saint-Ybars. Les dégâts produits par l’ouragan furent bientôt réparés ; mais l’orage moral, qui avait troublé la paix de la famille, laissa des traces, surtout chez Démon. Il resta triste et taciturne ; il n’étudia plus avec la même ardeur, il devint de plus en plus indifférent à tout. Pélasge essaya vainement de le ranimer ; à toutes ses exhortations son élève répondait : « Je suis déshonoré ; je veux m’en aller. »

Pélasge, alarmé enfin de la mélancolie croissante de Démon, en causa longuement avec Vieumaite. « Croyez-moi, Monsieur, dit-il en se résumant, n’attendons pas davantage pour éloigner Démon ; il y aurait péril en la demeure. Tout ici rappelle à cette jeune âme la blessure qui lui a été faite ; plus Démon grandirait parmi nous, plus cette blessure s’élargirait. Il arriverait un moment où le ressort de la vie morale se romprait chez lui ; alors, tout serait perdu.

« Vous avez raison, répondit Vieumaite ; la déplorable journée du 21 septembre a laissé au front de Démon une cicatrice ineffaçable, et dans son âme un chagrin que l’éloignement et le temps seuls pourront adoucir. Il est urgent qu’il parte ; j’en parlerai à son père. »

Quinze jours après cet entretien, Démon s’embarquait à la Nouvelle-Orléans sur un clipper qui partait pour le Havre ; il allait achever ses études à Paris. Son père et Pélasge reçurent ses adieux sur le pont, au moment où on levait l’ancre.

Démon absent, on vit combien grande était la place qu’il occupait au foyer domestique ; on sentait autour de soi un vide énorme ; tous, excepté Mlle Pulchérie, trouvaient la maison aussi triste que si elle eût été tendue de deuil.

Le départ de Démon laissa Nogolka dans une situation pleine d’angoisses. Elle pensait, non sans raison, que Pélasge ne tarderait pas à quitter l’habitation : il n’attendrait certainement pas qu’on lui fit sentir que sa présence n’y était plus nécessaire ; il était trop fier pour cela. Lui parti, qu’allait-elle devenir ? Elle ne dormait presque plus ; le peu de sommeil qu’elle avait, était agité de mauvais rêves ; elle était distraite, les dates et les jours se confondaient dans son esprit ; elle donnait mal ses leçons à Chant-d’Oisel ; elle était mécontente d’elle-même.

Saint-Ybars croyait s’être réhabilité dans l’opinion de Nogolka, en pardonnant à Mamrie ; il se reprit à espérer. Mais Nogolka se maintint, devant lui, dans une attitude si glaciale que force lui fut de s’avouer qu’il poursuivait une chimère. Il sentit qu’après avoir été odieux, il devenait ridicule. Alors, sa fierté se révolta. Il résolut de mettre un terme à une situation qui torturait son cœur et blessait son amour-propre ; mais il se promit de le faire en gentilhomme. Il alla trouver son père, et lui avoua tout. Un homme a beau avoir atteint l’âge mûr, il est toujours un enfant pour son vieux père. La confiance de Saint-Ybars, ses regrets, sa douleur, ses larmes émurent Vieumaite ; le vieillard gronda son fils doucement, le plaignit, l’embrassa.

« Tu fais bien, lui dit-il, de rendre à Mlle Nogolka sa liberté ; pour nous autant que pour elle, il importe de mettre fin à une situation dont une circonstance imprévue pourrait compromettre le secret. Puisque tu le désires, je me charge de remercier Mlle Nogolka. En outre, tu veux que je lui donne ce portefeuille comme s’il venait de moi ; c’est le seul moyen, dis-tu, de lui faire accepter la gratification qui lui est due. Soit. Il m’en coûte beaucoup, je ne te le cache pas, de mentir même dans un but honorable ; rappelle-toi qu’en le faisant je vous donne, à toi et à ta famille, la plus grande preuve d’affection que tu puisses me demander. Va, fais dire à Mlle Nogolka que je désire lui parler. »

Dans l’après-midi une voiture s’arrêtait devant la maison de Vieumaite, et Nogolka en descendait. Vieumaite la reçut au salon.

« Mademoiselle, dit-il, je n’ai pas besoin de vous répéter combien je vous estime et vous suis attaché ; vous le savez bien, n’est-ce pas ? mais il importe de vous dire que mon respect et mon affection pour vous, ont grandi depuis que je sais tout. Oui, Mademoiselle, mon malheureux fils m’a tout confessé. Il est bien à plaindre, ne le haïssez pas. Il reconnaît qu’il commet un acte de tyrannie, en vous privant de votre liberté ; reprenez-la, Mademoiselle. Vous désirez partir ; cela est juste, cela est nécessaire ; je vous approuve entièrement. La perte sera grande pour Chant-d’Oisel ; heureusement M. Pélasge voudra bien, je pense, vous remplacer pour la partie littéraire. Pour ce qui est de la musique, nous prierons nos amis de la Nouvelle-Orléans de nous aider dans la difficile tâche de trouver une personne possédant cet art à fond comme vous et sachant l’enseigner avec autant d’habileté.

« Vous m’avez toujours montré une affection vraiment filiale ; à mon tour, je tiens à vous donner une dernière preuve de mes sentiments. Prenez ce portefeuille. Il contient une petite fortune. C’est moins une récompense, qu’une rétribution largement méritée par vos cinq années de services aussi dévoués qu’intelligents. Allez, mon enfant ; retournez auprès de vos parents ; soyez heureuse, et pensez quelquefois à moi. »

Nogolka voulut remercier Vieumaite ; il l’interrompit d’un geste bienveillant, et lui baisa paternellement le front. Elle était atterrée : la perspective du départ de Pélasge l’avait tant fait souffrir, et c’était elle qui allait partir ! Elle était toute tremblante en remontant en voiture. Elle se sentait encore si bouleversée, au moment où elle passait dans l’avenue des chênes, qu’elle dit au cocher qu’elle voulait descendre et faire le reste du chemin à pied. Dans le jardin la pensée lui vint d’aller s’asseoir, pour se recueillir, sur un banc où elle s’était souvent assise quand elle désirait être seule. Elle vit, à travers un taillis, le banc occupé par deux personnes. Elle reconnut Pélasge et Chant-d’Oisel ; ils étaient penchés l’un vers l’autre, leurs cheveux se touchaient ; Pélasge tenait une petite main que Chant-d’Oisel ne cherchait pas à retirer. Le coup que Nogolka reçut au cœur, la fit chanceler ; elle s’éloigna en trébuchant comme une personne mortellement blessée. Elle alla cacher sa douleur dans sa chambre, où elle resta enfermée plusieurs heures.