Imprimerie Franco-Américaine (p. 108-114).

CHAPITRE XXI

Condamnation de Mamrie



Le surlendemain, dès six heures du matin, l’économe, Mlle Pulchérie et Sémiramis délibéraient avec Saint-Ybars sur ce qu’il y avait à faire au sujet de Mamrie. Saint-Ybars penchait vers la clémence. L’économe était d’une opinion contraire. Depuis quelque temps, assurait-il, on remarquait un certain esprit d’insubordination parmi les esclaves ; il avait ramassé lui-même, dans le voisinage du camp, une de ces brochures que les émissaires de l’abolitionnisme faisaient circuler secrètement sur les habitations ; les nègres savaient toujours trouver quelqu’un pour leur lire ces écrits incendiaires ; il fallait faire un exemple ; Mamrie étant une esclave de prix, il ne fallait pas la livrer à la justice de la cour criminelle ; il valait mieux lui infliger un châtiment sévère, en présence des nègres.

Mlle Pulchérie partagea l’avis de l’économe.

Quand fut le tour de Sémiramis de parler :

« Ni clémence ni demi-mesure, dit-elle ; on est maître ou on ne l’est pas : quand on est maître, il faut être respecté à tout prix. Il n’y a pas deux manières de régner ; il faut que ceux qui sont nés pour obéir, tremblent devant celui qui commande. Mamrie a levé la main sur son maître ; elle mérite la mort : qu’on l’envoie à la potence. »

L’avis de l’économe prévalut.

Le duc de Lauzun était un petit Monsieur qui écoutait aux portes. Il se fit gloire d’annoncer le premier aux gens de la maison qu’à midi Mamrie serait fouettée d’importance, dans la cour des magnolias, en présence de tous les esclaves.

Fouetter Mamrie !…à cette nouvelle tous les cœurs se serrèrent. Chant-d’Oisel éclata en sanglots ; Démon pâlit et resta muet. Mme Saint-Ybars, ses fils, ses filles, ses gendres et ses brus allèrent supplier Saint-Ybars de faire grâce à la nourrice de ses deux derniers enfants, ou du moins de se borner à la punir d’un emprisonnement plus ou moins prolongé. Malheureusement, l’idée systématique qu’il fallait, de toute nécessité, frapper l’esprit des esclaves par un châtiment qui parlât à leurs yeux, avait pénétré dans le cerveau de Saint-Ybars pour n’en plus sortir. Il fut inexorable. Alors, un lugubre silence se fit dans toute la maison ; on n’entendait que les pas des domestiques qui allaient et venaient pour les besoins du service. La cloche du déjeuner sonna vainement. Mme Saint-Ybars seule, obéissant à son devoir de maîtresse de maison, descendit ; elle, son mari et Mlle Pulchérie s’assirent à cette grande table naguère si animée et si gaie, maintenant dégarnie et muette. Saint-Ybars fut amèrement mortifié ; chaque place inoccupée était une voix qui le désapprouvait

M. Héhé entra en sautillant.

« Qu’entends-je ? dit-il ; M. de Lauzun m’a-t-il dit vrai ? on fouette Mamrie.

« C’est positif, répondit Mlle Pulchérie.

« C’est bien fait, Mademoiselle ; elle payera une fois pour toutes ; elle devenait d’une insolence insupportable. »

À midi la cour des magnolias ressemblait à une place d’exécution. Les esclaves, hommes, femmes et enfants étaient rangés comme des soldats. L’économe, son fusil sur l’épaule, passait et repassait devant eux.

Une échelle inclinée sur le tronc d’un magnolia, était solidement fixée par une corde. Sur cette échelle Mamrie allait être attachée à plat ventre, nue des talons à la ceinture. L’ordre donné était de lui appliquer vingt-cinq coups de fouet. L’homme choisi pour cette besogne, était un nègre connu pour sa vigueur et son adresse ; il se nommait Jim. Debout, au pied de l’échelle, son fouet attaché en bandoulière, d’une main il tenait un paquet de cordes, de l’autre il se grattait négligemment la tête.

Saint-Ybars, Mlle Pulchérie, Sémiramis, M. de Lauzun et M. Héhé étaient dans la salle à manger.

Les fils et les gendres de Saint-Ybars s’étaient tous éloignés de la maison. Les dames avaient fait fermer les portes et les fenêtres, et elles s’étaient réunies dans la pièce la plus retirée. Chant-d’Oisel, désolée et indignée, à genoux sur le plancher, cachait sa tête en criant, dans le giron de sa mère qui, elle, pleurait sans bruit.

Où était Démon ?…personne ne l’avait vu depuis une heure.

Pélasge était dans sa chambre. Debout devant sa table de travail, il avait les yeux fixés sur le voile de Nogolka ; mais ce n’était pas à elle qu’il pensait ; il regardait machinalement ce voile et pensait à Mamrie : il se demandait encore, au dernier moment, s’il n’y aurait pas un moyen de la sauver.

On n’attendait plus, dans la cour, que la victime ; c’était Sémiramis qui devait l’amener.

Une porte s’ouvrit au rez-de-chaussée. On crut que c’était Saint-Ybars qui venait donner le signal de l’exécution. Au lieu de lui on vit Démon. Il s’approcha de l’exécuteur, et dit à demi-voix :

« Jim, rappelle-toi bien ce que je te dis : je serai sur la galerie d’en haut ; si tu as le malheur de donner un seul coup de fouet à Mamrie, tu es mort. »

À peine Démon était-il rentré, laissant l’exécuteur consterné, que la porte cintrée de la salle à manger s’ouvrait, pour laisser passer Saint-Ybars, Mlle Pulchérie, M. Héhé et le duc de Lauzun. Un peu après Sémiramis parut, tenant Mamrie par le bras. Mamrie ne savait rien du châtiment qui lui était réservé. Elle avait cru jusque-là qu’elle serait livrée à la justice régulière, et qu’elle expierait son crime sur l’échafaud. À la vue de l’échelle et du fouet, elle comprit tout. Elle poussa un cri déchirant, et joignant les mains elle dit à Saint-Ybars d’une voix douce et sur le ton du reproche :

« Ah ! maite, vou pa juste ; mo mérité la mor, é vapé désonoré moin. Non, maite, pa fé ça ; pa fé taillé moin comme ça divan tou moune, comme ain voleuse. Vou riche, maite ; ain nesclave de moin ça pa fé arien pou vou ; fleuve pa loin : comandé moin, ma parti couri néyé moin laddan tou suite. »

Saint-Ybars demeura sombre, inflexible.

« Anon, assé jacacé comme ça, » dit Sémiramis en poussant Mamrie vers l’échelle.

Jim leva les yeux du côté de la galerie. Entre une colonne et un rideau, dans l’ombre d’une fente, il vit luire un fusil à deux coups. Il ne bougea plus.

« Ebin ! to paralizé don, lui cria Sémiramis ; ça ta pé attanne pou comancé to louvrage ? »

Jim roula de gros yeux blancs, et regarda sournoisement dans la direction de la galerie. Il vit les deux canons s’abaisser ; ils lui parurent gros comme des cheminées de bateau à vapeur. Il s’avança tout tremblant vers Saint-Ybars, et lui dit :

« Maite, mo pa capab fé kichoge comme ça ; mo ain nomme tro comifo pou taillé Mamrie. »

Saint-Ybars furieux fit d’effroyables menaces ; mais elles produisirent moins d’effet que le fusil de Démon.

L’économe accourut, appuya son fusil à un arbre, et prit le fouet de Jim, en disant :

« Attends ; je vais t’apprendre à obéir, moi. »

Mais Jim n’attendit pas ; il s’échappa en courant à toutes jambes. Alors, l’économe, le remplaçant, saisit Mamrie pour l’attacher. En même temps on entendit un bruit strident ; c’était un des rideaux de la galerie qui s’écartait, en glissant sur la tringle. Tous les regards se portèrent de ce côté : Démon était l’attitude du chasseur qui va épauler son fusil.

Les clameurs furibondes de Saint-Ybars avaient retenti jusque dans la chambre ou les dames s’étaient réfugiées.

Mme Saint-Ybars comprit immédiatement qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire : elle courut sur la galerie. Deux de ses filles la suivirent. Elles arrivèrent juste à temps pour entendre Démon criant à l’économe :

« Arrêtez, misérable ! sinon, je vous tue, comme j’aurais tué Jim. »

Mme Saint-Ybars et ses filles se précipitèrent sur Démon, pour lui arracher son arme. Il se défendit avec acharnement. Les gâchettes se prirent dans la robe de Mme Saint-Ybars, les deux coups partirent ; heureusement les balles passèrent entre les deux sœurs de Démon, et s’enfoncèrent dans le mur. Les trois femmes s’emparèrent alors de lui, et l’emmenèrent malgré ses cris.

Au bruit de la détonation, Pélasge était accouru sur la galerie ; il y rencontra Nogolka.

L’économe avait rattrapé Jim, et l’avait ramené. Maintenant, libre de toute inquiétude, l’exécuteur préparait tranquillement sa corde pour attacher Mamrie.

Pélasge s’approcha de Nogolka, et dit en montrant Saint-Ybars :

« Et vous, Mademoiselle, ne ferez-vous pas un dernier effort pour épargner à Mamrie la douleur et la honte de ce supplice, et à cet homme fou d’entêtement des remords qui empoisonneraient son avenir ? Tout le monde ici vous bénira, moi plus que les autres. Sauvez Mamrie, vous qui pouvez tout sur ce forcené.

« Moi, qui puis tout ? demanda Nogolka surprise et inquiète.

« Vous qui pouvez tout ! » répéta Pélasge.

Et baissant la voix :

« J’étais sous le sachem, continua-t-il ; j’allais à votre secours, la chouette me devança. »

Nogolka rougit, puis pâlit ; elle vacilla ; Pélasge lui prit le bras et la main pour la soutenir.

« Allons, du courage ! dit-il ! allez vous jeter aux pieds de cet homme en démence ; sauvez Mamrie ; faites-le pour la famille, faites-le pour moi. »

Ce pour moi fit tressaillir l’institutrice ; son cœur battit avec force, ses joues reprirent leurs couleurs, ses yeux brillèrent d’une flamme extraordinaire. Elle serra la main de Pélasge, et d’un pas résolu descendit dans la cour. Saint-Ybars, en la voyant venir, se troubla. L’émotion contenue de Nogolka la rendait plus belle que jamais. Elle s’approcha, et, sans rien perdre de sa dignité, s’agenouilla devant lui.

« Faites grâce à Mamrie, Monsieur, dit-elle ; vous grandirez dans l’estime et l’affection de tout le monde. On dira : ― C’est un noble cœur ; il a eu pitié d’une malheureuse esclave égarée par son amour pour l’enfant qu’elle a nourri de son lait. Monsieur, je vous en prie, accordez-moi le pardon de Mamrie. »

Le sentiment de la justice se réveilla chez Saint-Ybars. Il avait bien besoin de pardon, lui aussi. Il crut lire dans les yeux de Nogolka qu’elle lui pardonnait, s’il pardonnait à Mamrie.

Le silence de la cour était effrayant. Mamrie était debout sur l’avant-dernier degré de l’échelle ; d’une main elle cachait sa figure, de l’autre elle s’appuyait à l’un des montants. Jim déroulait sa corde.

Mamrie se retourna en entendant la voix de Nogolka ; elle descendit de l’échelle, et courut vers Saint-Ybars au moment où il relevait respectueusement Nogolka.

Jim s’avança pour reprendre Mamrie. Au regard que lui lança Saint-Ybars, il s’arrêta.

« Que fais-tu là ? » demanda Saint-Ybars.

Le malheureux nègre balbutia quelques excuses. Saint-Ybars lui coupa la parole, en lui disant d’une voix tonnante :

« Va-t-en ! »

Jim s’en alla bien vite. Saint-Ybars dit à Nogolka :

« Mademoiselle, emmenez Mamrie, je vous accorde sa grâce.

« Merci, Monsieur, merci mille fois, » répondit Nogolka.

Mamrie, à son tour, voulut remercier Saint-Ybars ; mais à peine avait-elle prononcé quelques paroles, qu’elle se mit à sangloter. Nogolka l’emmena.

Saint-Ybars, d’une voix retentissante, appela M. de Lauzun. Le petit duc accourut, fléchissant sur ses jarrets comme un épagneul qui a peur.

« Mon fusil et ma gibecière, » commanda Saint-Ybars.

M. le duc partit et revint avec une rapidité surprenante.

Saint-Ybars, son fusil sur l’épaule, traversa la cour, se dirigeant vers le bois. Les nègres s’écartèrent respectueusement sur son passage.

Pélasge rentra dans les appartements, en criant : « sauvée ! »

Démon et Chant-d’Oisel coururent se jeter dans les bras de Mamrie. Ils la conduisirent dans la chambre de leur mère ; là elle fut comblée de caresses et consolée.

Pélasge descendit dans la cour, au moment où l’économe renvoyait les nègres à l’ouvrage. Il rencontra Sémiramis ; elle secouait son éternelle baleine, et paraissait mécontente.

« Monsieur, dit-elle, les blancs ne savent plus régner ; il faiblissent ; dans dix ans il n’y aura plus d’esclaves.

« Tant mieux, » répondit Pélasge.

Sémiramis le regarda d’un air de pitié, et s’éloigna sans ajouter un mot.