Imprimerie Franco-Américaine (p. 86-89).

CHAPITRE XVII

Blanchette



Le jour eut de la peine à percer ; une épaisse couche de nuages couvrait tout le ciel. Cependant, une petite éclaircie se fit à l’orient ; la maison de Saint-Ybars fut soudainement éclairée par le soleil. L’enfant laissé sur la galerie se réveilla. Le premier objet qui frappa sa vue, fut un cardinal posé sur la rampe de la galerie. L’oiseau lissait au soleil son brillant plumage. Ce fut pour l’enfant un spectacle si beau et si intéressant, qu’il se mit à agiter ses bras et ses jambes, avec une animation telle que ses vêtements finirent par voltiger à droite et à gauche ; il ne lui resta plus que sa chemise. L’oiseau, nullement effrayé de ce trémoussement et de ce désordre, se mit à siffler. Oh ! alors la joie de l’enfant devint un vrai délire ; joignant la voix au geste, il commença, lui aussi, son ramage.

Mamrie était dans la chambre de Mme Saint-Ybars ; elle l’aidait à s’habiller.

« Nénaine, dit-elle, cé drol : vou pa tendé comme ain piti capé babiller ?

« Mais oui, répondit la maîtresse, c’est bien le gazouillement d’un petit enfant. »

Mamrie sortit. Mme Saint-Ybars entendit une exclamation de surprise.

« Nénaine ! Nénaine ! cria Mamrie, vini oua ki joli piti fie. »

Mme Saint-Ybars accourut. Le cardinal s’envola. Les yeux de l’enfant en voulant le suivre dans sa fuite, rencontrèrent ceux de Mme Saint-Ybars et de Mamrie.

« Li tro joli ! s’écria Mamrie ; ga comme li gai, comme lapé ri.

« C’est vrai, dit Mme Saint-Ybars ; elle a un petit air si aimable ! vois comme elle nous tend les bras ; prends-la. »

Jusque-là Cerbère n’avait pas bougé. Quand il vit Mamrie se baisser pour prendre l’enfant, il se leva et gronda.

« Ki ci ça ? dit Mamrie, s’adressant à Cerbère ; dabor ki permette toi entré dan la mézon ? cofair tapé grognin ? èceque to oulé empéché moin pranne piti cila ? »

Cerbère gronda plus fort, et montra les dents.

« Mamrie, prends garde, dit Mme Saint-Ybars, il est vraiment menaçant ; laisse-moi essayer. »

Mme Saint-Ybars à son tour se baissa ; mais Cerbère passant ses pattes de devant par-dessus l’enfant, grogna encore et roula ses gros yeux jaunes.

« Que signifie tout ceci ? dit Mme Saint-Ybars ; Mamrie, va prévenir Monsieur. »

En quelques minutes Saint-Ybars, ses fils, ses filles, ses gendres, ses belles-filles et plusieurs domestiques étaient sur la galerie. Cerbère se promenait d’un air redoutable autour de l’enfant ; aux ordres et aux menaces de Saint-Ybars, il répondait par un aboiement furieux.

Nogolka s’était levée plus tard que de coutume. En sortant de sa chambre, elle entendit Démon qui appelait Chant-d’Oisel, en lui disant de venir voir quelque chose d’extraordinaire. Chant-d’Oisel accourut. Dès que Cerbère la vit, il s’arrêta, la regarda, ensuite regarda l’enfant et gémit d’une voix caressante. Chant-d’Oisel prit l’enfant. Ce fut à qui s’extasierait le plus sur l’étrange conduite de Cerbère ; quant à lui, sa mission finie, il reprit tranquillement le chemin de la cour.

Jamais fillette à qui l’on donne une belle poupée pour ses étrennes, ne manifesta plus de joie que Chant-d’Oisel. L’enfant lui souriait, mettait ses petites mains sur ses joues, et posait ses lèvres sur les siennes.

Vieumaite arriva, au milieu du bruit et des commentaires qui se faisaient autour de l’enfant ; on lui expliqua ce qui causait tout ce tapage. D’abord, ce fut son œil du côté triste et défiant qui regarda l’enfant ; mais, en moins d’une minute, son visage tourna.

« Est-elle rosée ! dit-il, est-elle blanchette ! Oui, Mademoiselle, vous êtes bien blanchette ; je prédis que vous ferez bien des conquêtes avec ce teint de lys.

« Grand-père, dit Chant-d’Oisel, vous avez trouvé son vrai nom ; on l’appellera Blanchette.

« Va pour Blanchette, » répondit Vieumaite.

Il y avait quatre heures que Mademoiselle Blanchette n’avait tété ; elle se mit tout à coup à faire une mine triste et larmoyante. Une des brus de Saint-Ybars allaitait, en ce moment même, un gros garçon ; elle le donna à Mamrie, et mit Blanchette à sa place. Blanchette suça tout son soûl. Quand elle eut fini, elle sourit si gracieusement que plusieurs voix dirent en même temps :

« Est-elle gentille ! »

La jeune femme qui venait de lui donner le sein, regarda son mari, et dit :

« J’ai envie de l’adopter.

« Comme tu voudras, chère amie ; adoptons-la.

« Je serai sa marraine, s’écria Chant-d’Oisel en battant de mains.

« Et moi son parrain, » dit Démon.

Il n’y avait plus qu’une personne dans la maison qui ne sût pas ce qui se passait, c’était Pélasge ; il dormait. La cloche du déjeuner le réveilla. Il eut d’abord un peu de peine à se reconnaître, en se voyant tout habillé ; le sommeil l’avait surpris dans son fauteuil. N’aimant pas à se faire attendre, il se hâta de plonger sa figure dans une cuvette d’eau fraîche et d’arranger ses cheveux. Il descendit par la galerie de devant. En bas il rencontra Vieumaite, que Mme Saint-Ybars essayait de retenir à déjeuner ; une affaire importante appelait le vieillard sur une habitation distante de trois lieues ; il s’excusa de ne pouvoir rester : on l’attendait, il avait donné sa parole. Il emportait sa valise et faisait une absence de trois jours. Mme Saint-Ybars en eut du regret ; elle avait remarqué que son mari avait l’air plus sombre et plus maussade que jamais ; elle espérait que la présence du père réprimerait la mauvaise humeur du fils. Elle rentra en levant les yeux au ciel, et en soupirant.

Vieumaite, en peu de mots, apprit à Pélasge l’événement du matin. À son tour Pélasge lui parla de la femme vue par lui sur le chemin des charrettes.

« Je crois avoir le mot de l’énigme, dit Vieumaite : je sais pertinemment qu’une famille de petits blancs, à six milles d’ici, a donné l’hospitalité, moyennant finance, à une jeune demoiselle de la Nouvelle-Orléans compromise par un étranger qui s’est enfui. C’est probablement elle, ou quelque femme à son service, que vous avez rencontrée. Enfin, qu’importe ? on nous a donné l’enfant, nous le gardons. C’est une charmante petite fille, vous allez voir, Adieu ; je n’ai pas trop de temps devant moi, l’état de l’atmosphère est toujours bien menaçant. »

Tout en parlant, Vieumaite, aidé par le jeune nègre qui l’accompagnait toujours, s’était remis sur sa selle.

« Je vois que vous avez pris vos précautions, dit Pélasge, en posant sa main sur un manteau bouclé derrière la selle.

« Il est bien vieux, répondit Vieumaite, mais il est encore utile. Vous ne sauriez croire combien j’y suis attaché. Nous avons vu bien des pays ensemble, supporté plus d’une averse, dormi à la belle étoile en Italie, en Espagne, en Grèce, en Asie Mineure. »

Le cheval de Vieumaite piaffait d’impatience, l’approche de l’orage le rendait nerveux.

« En route ! » dit Vieumaite, en effleurant de l’éperon le flanc de son cheval.

Le bouillant animal hennit de joie, et partit avec la rapidité de la flèche.