Imprimerie Franco-Américaine (p. 90-95).

CHAPITRE XVIII

L’Ouragan



À huit heures on ne voyait plus un rayon de soleil ; le jour était terne et triste. Aucun oiseau ne traversait l’espace, pas un insecte ne criait dans l’herbe ou sur les arbres ; dans le silence morne, les petites grenouilles vertes seules s’appelaient et se répondaient de leur voix grêle, heureuses qu’elles étaient de sentir approcher l’orage. La cime des arbres les plus élevés commençait à frissonner ; une pluie d’une finesse extrême, légère comme la fumée, ondoyait dans l’air plutôt qu’elle ne tombait.

Un second coup de cloche appela la famille dans la salle à manger. Le commencement du repas fut silencieux. Saint-Ybars paralysait toute expansion, tant son visage était renfrogné et menaçant ; il ressemblait à l’ouragan qui maintenant avançait rapidement.

Mme Saint-Ybars était inquiète et gênée ; elle servait mal. Son mari lui reprocha sa maladresse en termes amers et sarcastiques. Nogolka mangeait du bout des lèvres. M. de Lauzun, attentif au moindre signe de Saint-Ybars, le servait avec un redoublement d’obséquiosité ; car, autant il était impertinent envers Mme Saint-Ybars, autant il craignait son maître. Aussi méchant que poltron, il se réjouissait intérieurement de la scène qu’il voyait venir. Lagniape était près de la porte cintrée du milieu donnant sur la cour.

Mme Saint-Ybars, en passant une assiettée de court-bouillon, en laissa tomber sur la nappe. Son mari la railla dans un langage, qui, dur au début, devint progressivement grossier et même injurieux. Elle fit un mouvement pour se retirer ; mais, se ravisant, elle reprit sa place et se tut. Ses filles et ses brus rougissaient ; les hommes se regardaient, peinés mais irrésolus. Chant-d’Oisel pleurait ; Démon dévorait ses larmes.

La résignation de Mme Saint-Ybars, au lieu de calmer son mari comme elle l’espérait, le rendit furieux ; il lui jeta une épithète si insultante, qu’elle cacha son visage dans ses mains. Tous les convives, excepté Mlle Pulchérie, cessèrent de manger. Il y eut quelques secondes d’un silence effrayant ; il n’était interrompu que par des coups réguliers venant de la cour : un nègre coupait du bois pour la cuisine.

Soudain Démon, le poing serré, le visage en feu, frappe sur la table et s’écrie :

« Eh bien ! non, je ne veux pas ! c’est injuste. »

On se regarda, et on regarda Saint-Ybars ; une même anxiété étreignait toutes les poitrines.

Saint-Ybars fixant ses yeux sur Démon, lui dit d’un ton glacial :

« Qu’est-ce que Monsieur ne veut pas ?

« Je ne veux pas qu’on avilisse ma mère, répond le jeune garçon.

« Sortez de table ! crie Saint-Ybars en se dressant de toute sa hauteur.

« Démon, mon enfant, obéis, dit Mme Saint-Ybars d’une voix suppliante ?

« J’obéis, maman. »

Saint-Ybars, montrant une des portes vitrées qui regardaient la cour, dit à Démon :

« À genoux, là !

« À genoux, moi ! à genoux, parce que je prends la défense de ma mère !…j’aime mieux mourir.

« C’est ce que nous allons voir, » dit Saint-Ybars avec un ricanement sauvage.

Et se tournant vers M. de Lauzun :

« Allez me chercher la baleine. »

Un frisson d’horreur passa sur tous les cœurs.

M. de Lauzun, le sourire sur les lèvres, partit comme un éclair et revint de même.

Saint-Ybars prit la baleine, et répéta :

« À genoux !

« Non, répondit fièrement l’enfant ; on se met à genoux devant Dieu seul. »

Saint-Ybars marcha vers son fils. La colère le rendit hideux ; il fit horreur et pitié à Pélasge.

« Pour la dernière fois, hurla-t-il, à genoux. »

Démon était affreusement pâle, mais résolu ; il répondit en relevant la tête :

« Non ! »

La baleine siffla, et deux fois le cingla entre la tête et l’épaule. Il tint bon ; la douleur remplit ses yeux de larmes, mais il eut le courage de n’en pas laisser tomber une seule.

« Te mettras-tu à genoux cette fois ? demanda le père d’une voix qui tenait plus de la bête féroce que de l’homme.

« Moins que jamais ! » répondit Démon.

Pélasge se leva, et se mettant entre le père et le fils :

« De grâce, Monsieur, dit-il, revenez à vous ; ce que vous faites là est horrible ; il y a d’autres manières de punir plus dignes de vous et de votre fils.

« Ah ! vous voulez me donner des leçons, à moi aussi, » cria Saint-Ybars avec un rire chevrotant.

Et, employant avec intention le terme dont on se sert en Louisiane pour chasser les chiens, il ajouta :

« Passez ! »

Pélasge sentit l’outrage, mais il se contint.

« Passez ! vous dis-je, vociféra Saint-Ybars en secouant sa baleine ; sinon, je vous coupe la figure. »

Nogolka courut se mettre entre les deux adversaires. Pélasge l’écarta doucement.

« Non, Monsieur, dit-il, vous ne le ferez pas : vous savez bien que si vous étiez assez malheureux pour vous oublier à ce point, il faudrait que l’un de nous deux disparût de ce monde.

« Une menace ! un duel ! dit Saint-Ybars ; est-ce que par hasard vous avez la prétention de m’intimider, Monsieur le maître d’école ? m’intimider, moi qui ai entendu quatre fois, dans mes duels, la balle d’un pistolet siffler en effleurant mon corps !

« Laissez là cette vanterie, Monsieur, riposta Pélasge ; moi, pendant les quatre jours que j’ai combattu sur les barricades, à Paris, je n’ai pas compté les balles qui sifflaient à mes oreilles ; c’eût été trop long ; j’ai pris note seulement de celles qui ont pénétré dans mes chairs.

« Eh bien ! tes chairs en recevront une de plus, brave des braves, » dit Saint-Ybars.

La baleine décrivit un cercle ; mais Nogolka, plus prompte qu’elle, se précipita sur Pélasge, pour le couvrir de son corps. Ce fut elle qui reçut le coup, à la tête et à la nuque. Son peigne vola en plusieurs morceaux ; ses cheveux, tachés de sang, couvrirent ses épaules et son dos. Pélasge essaya vainement de se dégager ; l’amour secret de Nogolka pour lui, donnait aux bras dont elle l’enveloppait une force surhumaine.

Saint-Ybars, rendant Démon responsable du sang qui coule, revient sur lui comme le tigre sur la proie qui croit lui échapper. Mais Chant-d’Oisel, encouragée par l’exemple de Nogolka, court à son père, sans qu’il la voie, lui arrache la baleine et fuit sur la galerie de devant. Saint-Ybars saisit Démon au col de sa chemise et, le menaçant de son poing, lui répète l’ordre de se mettre à genoux. Un non énergique porte la colère de Saint-Ybars à son paroxysme ; elle devient de la folie furieuse. Le malheureux enfant est frappé plusieurs fois à la figure. Au même instant la tempête prévue par Vieumaite, arrive. Un vent terrible secoue toute la maison ; les portes et les fenêtres battent avec violence ; en haut, en bas, partout les vitres cassées tombent comme un grêle de verre ; les détonations de la foudre, partant de trois foyers différents, entourent l’habitation d’un cercle de feu.

Lagniape a rampé jusque sur la galerie, du côté de la cour ; là, étendant ses bras inégaux vers Mamrie, elle crie :

« Au secours, Mamrie ! yapé tué vou piti.

« Tué mo piti ! s’écrie Mamrie, ki céléra qui osé fé ça ? »

Pour tout vêtement, Mamrie, en ce moment, a sa chemise et un jupon ; elle est nu-pieds. Elle court au nègre qui coupe du bois, prend sa hache, et se précipite dans la salle à manger.

« Ki apé tué mo piti ? » dit-elle en levant sa hache.

Puis, elle parcourut la pièce d’un regard rapide : à peine a-t-elle vu Démon secoué par son père contre une porte, qu’elle bondit vers Saint-Ybars :

« Largué mo piti, dit-elle ; si vou pa largué li, aussi vrai que yé pélé moin Mamrie, ma fende vou la tête ! »

Saint-Ybars lui jette un regard de mépris, et se retourne pour frapper son fils. Démon veut soustraire à un nouveau coup son visage déjà meurtri ; son front rencontre un des battants de la porte violemment poussé par le vent ; un fragment de vitre le blesse entre les sourcils ; le sang coule.

Mme Saint-Ybars a poussé un cri ; elle se jette au-devant de Mamrie. Mais Mamrie la voit venir ; elle comprend qu’elle n’aura pas le temps d’attaquer Saint-Ybars corps à corps. Elle change subitement de tactique, recule obliquement de trois pas, élargit sa base de sustentation, et lance sa hache à la tête de Saint-Ybars. Un cri d’épouvante sort de toutes les poitrines ; M. de Lauzun seul n’a pas fait entendre sa voix ; il est pâle comme un moribond, il est sur le point de perdre connaissance. Le tranchant de la hache a passé comme un éclair devant les yeux de Saint-Ybars, et est allé s’enfoncer dans un magnolia de la cour.

Stupéfait, la bouche béante, Saint-Ybars regarde Mamrie ; chacun se demande ce qu’il va faire. Son bras gauche est tendu comme une barre de fer ; ses doigts crispés tiennent toujours la chemise de Démon. Mme Saint-Ybars, avec une grande présence d’esprit, profite de ce temps d’arrêt. Comme beaucoup de mères de famille, elle porte toujours des ciseaux suspendus à sa ceinture ; elle coupe la chemise de Démon entre son cou et le poing de son père.

« Échappe-toi ! » dit-elle tout bas.

Démon a disparu. Son père se retourne ; sa physionomie change ; il ressemble à un homme à moitié réveillé, qui est encore en face des images d’un rêve horrible. Enfin, il se recueille, ressaisit ses pensées, ordonne à M. de Lauzun d’appeler Sémiramis. La terrible vieille accourt avec son inséparable baleine ; son fils, le bon Salvador, instruit de ce qui vient de se passer, la suit, navré de chagrin.

« Alà moin, dit Sémiramis.

« Mettez cette femme aux ceps, » dit Saint-Ybars en montrant Mamrie.

Sémiramis saisit Mamrie par le bras :

« To marché drette, ou sinon….dit-elle de sa voix rauque et en agitant sa baleine.

« Vou pa besoin serré moin comme ça, remarque Mamrie ; ma marché san ça, mo pa envie parti couri marron. Mo connin ça mo mérité ; la mor pa fé moin peur. »

Un des pigeonniers de la cour, solidement bâti en briques, contenait une chambre qui par occasion servait de prison. Un bloc en bois de chêne, percé de deux trous, était fixé au plancher ; il se composait de deux parties, l’une posée sur l’autre, la partie supérieure étant mobile et à charnière. Sémiramis, ayant soulevé la partie supérieure du bloc, ordonna à Mamrie de s’asseoir sur le plancher, d’allonger ses jambes et de les poser sur les demi-lunes de la moitié inférieure. Cela fait, elle rabattit la moitié supérieure, et l’immobilisa sur l’autre au moyen d’un cadenas qu’elle ferma à double tour.

« Asteur, dit-elle, to gagnin tou plin tan pou zonglé, jisca jour là yé pende toi. »

Mamrie ne répondit pas. Sémiramis referma la porte du pigeonnier, laissant la prisonnière à ses réflexions.