Imprimerie Franco-Américaine (p. 82-85).

CHAPITRE XVI

Une mère qui se sépare de son enfant



Vers quatre heures, Pélasge, fatigué de réfléchir, se leva pour regagner sa chambre et essayer de dormir. Il croyait que le chapitre des étonnements et des émotions, était clos pour le reste de la nuit. Peut-être se trompait-il.

Il prit le chemin des charrettes. Cette voie longeait à une certaine distance l’avenue des chênes, les jardins, la maison et les cours, passait derrière le camp, et allait se perdre dans la cyprière. Une barrière courait de chaque côté, cachée presque entièrement par des chèvrefeuilles et des jasmins. Entre le chemin et la barrière il y avait un fossé, de chaque côté. Comme il n’avait pas plu depuis longtemps, les fossés étaient à sec.

Pélasge approchait de la maison ; son intention était de passer par la cour des magnolias, comme avait fait Nogolka. Avant de rentrer, il voulut, une dernière fois, consulter le temps ; il s’arrêta au bord du fossé à gauche, et regarda le ciel. Il remarqua que les nuages chassés vers le nord, depuis la veille, revenaient vers le sud, et que ceux qui étaient les plus élevés commençaient à tourbillonner. À ce dernier signe, il jugea qu’un foyer de tempête se formait au-dessus de l’habitation. Son attention fut ramenée sur la terre, par le bruit du feuillage qu’on écartait. Était-ce quelque nègre marron cherchant à voler ? était-ce un animal sauvage ? Dans le doute, il enjamba le fossé, s’accroupit au pied de la barrière pour mieux se cacher, et arma son fusil. Le buste d’une femme sortit lentement du feuillage ; l’inconnue regarda et écouta. Ne voyant personne, n’entendant rien, elle descendit dans le fossé et traversa le chemin, ployée comme une personne qui porte un objet qu’elle veut cacher. Elle se fraya un passage dans la haie opposée, et disparut.

« Décidément, pensa Pélasge, c’est la nuit aux aventures. »

Il voulut, sans perdre de temps, suivre la rôdeuse nocturne ; il traversa la haie au même endroit qu’elle : mais il eut beau regarder de tous côtés, il ne vit personne.

« Si elle est allée du côté de la maison, se dit-il, je m’en rapporte à Cerbère ; si elle s’est dirigée vers le corps de logis des domestiques, ou vers le camp, c’est moi qu’elle rencontrera. »

Pendant qu’il marchait vers le fond de la cour, l’inconnue se dirigeait dans le sens opposé. Elle n’avait plus que quelques pas à faire pour arriver à la maison ; elle s’arrêta : dans l’ombre de l’escalier qui conduisait de la galerie d’en bas à celle d’en haut, deux lumières parurent ; elles brillaient comme deux billes de fer rougies au feu. Elle eut peur, et voulut rétrograder. Il était trop tard. En quatre bonds Cerbère tombait devant elle, se dressait tout droit, posait ses énormes pattes sur sa poitrine, et lui montrait ses crocs formidables.

D’abord, plus morte que vive, la malheureuse resta comme pétrifiée. Mais, ranimée par l’amour maternel (car c’était son enfant qu’elle serrait contre son sein), elle reprit sa présence d’esprit, et dit d’une voix aussi naturelle que possible :

« Cerbère, eh bien ! Cerbère, que fais-tu ? me mordre, Cerbère, moi, ton amie ! »

Cerbère grogna moins fort. La femme prit confiance ; elle dégagea doucement sa main droite, et la passa sur la tête du terrible dogue, toujours en répétant son nom. Cerbère se tut tout à fait ; puis, après avoir senti le cou de la femme, il se remit sur ses quatre pattes. Cependant, le poil de son dos était encore hérissé. Il approcha plusieurs fois son museau des genoux de l’inconnue ; alors sa queue commença à osciller. Pour compléter son examen, il passa derrière la femme et flaira ses jambes. Il ne lui en fallut pas davantage, il la reconnut ; dans sa joie, il se mit à courir en décrivant de grands ronds, et en soulevant un nuage de poussière. La femme l’appela à voix basse, et mettant son index sur ses lèvres, elle répéta plusieurs fois chut ! Cerbère dressa ses oreilles d’une façon significative. La femme découvrit le visage de l’enfant qui dormait.

« Tu vois comme il est joli, mon bébé, dit-elle ; Cerbère, sens-le. »

Le gros nez noir du dogue effleura la joue, le cou, les mains et les pieds du petit enfant.

« À présent, viens, ajouta la femme : doucement ! doucement ! »

Le chien imita celle qui lui parlait, il marcha à pas de loup. Elle monta l’escalier, s’arrêtant à chaque deux ou trois marches pour écouter. Tout était tranquille ; pas une feuille d’arbre ne bruissait. La femme glissa plutôt qu’elle ne marcha sur la galerie d’en haut, jusqu’à ce qu’elle arrivât à la porte du milieu. Là elle ôta sa couverte, la plia en quatre, la posa sur le plancher et mit l’enfant dessus. Elle était toute tremblante ; elle avait compté sur une nuit noire, et les éclairs étaient devenus si fréquents que la galerie était presque sans interruption comme en plein jour. Mais la chose pour laquelle la femme était venue, étant commencée, il fallut aller jusqu’au bout. Elle défit sa robe, et, appuyée sur ses genoux et ses mains, elle approcha son sein gorgé de lait des lèvres closes de son enfant ; puis, elle le réveilla. L’enfant ouvrit les yeux en souriant, et prit le sein. Satisfait, il se rendormit. La mère pleurait ; elle se séparait de son enfant, peut-être pour toujours.

Cerbère intrigué semblait demander l’explication de ce qu’il voyait.

« Mon bon Cerbère, chuchota l’inconnue, tu es étonné de me voir m’en aller seule : c’est pour le bien de l’enfant. Fais bonne garde ! ne laisse approcher personne, excepté Chant-d’Oisel. Entends-tu, Cerbère ? c’est pour Chant-d’Oisel, Chant-d’Oisel. »

Cerbère se coucha aux pieds de l’enfant ; la mère redescendit ; en moins de cinq minutes, elle disparaissait dans les champs de cannes…

Cinq heures sonnaient à la pendule de Pélasge, au moment où il rentrait dans sa chambre.