L’Hôtel fortuné - II

Hachette (p. 237-259).


II

Le renvoi



Après le départ d’Élisabeth, au moment où maîtresse Gilles se disposait à rentrer dans sa cuisine, une commotion subite ébranla l’air et fut suivie immédiatement d’un bruit sourd et prolongé. La fermière fit un bond, s’arrêta sur le seuil de sa porte et considéra avec inquiétude l’état du ciel. Le soleil brillait dans toute sa splendeur, l’horizon était pur ; seulement de petits nuages blancs paraissaient à de longs intervalles dans l’azur, comme si un peintre maladroit eût laissé tomber son pinceau sur le fond de cette toile immense.

— Il n’y a pas la moindre apparence d’orage ; ça ne peut pas être le tonnerre. Les oreilles m’auront tinté !

Rassurée par cette réflexion, maîtresse Gilles entra dans une grande pièce enfumée, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Elle versa de l’eau dans la marmite, agaça les tisons avec le bout des pincettes et se mit à gratter consciencieusement des légumes avec la lame de son couteau, lorsque les vitres de la croisée résonnèrent d’une façon étrange.

— Encore le même bruit ! s’écria la fermière en sautant malgré elle.

Elle prêta l’oreille et, comme elle n’entendait plus rien, elle se remit à la besogne : Mais les vitres de résonner bientôt, et maîtresse Gilles de sauter en l’air.

— J’y suis cette fois ! s’écria maîtresse Gilles, enchantée de sa découverte ; boum ! boum ! c’est bien ça… c’est le canon.

Elle alla chercher son almanach dans son armoire et se rapprocha de la fenêtre pour le feuilleter. Aussitôt les vitres de crier :

— Boum ! boum ! boum !

— Toujours le même bruit ! dit maîtresse Gilles en tressaillant et tournant difficilement les pages avec son pouce qu’elle mouillait pourtant à ses lèvres ; voyons… nous sommes dans le mois de juin.

— Boum ! boum ! boum ! crièrent encore les vitres.

— Bon ! voilà que je tremble comme une poule mouillée… Ah ! nous y voilà : 22 juin 1786.

— Boum ! boum ! boum !

— Mais, s’écria maîtresse Gilles après avoir bien réfléchi, ce canon-là perd la tête ; car le 22 juin, c’est un jour tout à fait ordinaire.

— Du tout, ce n’est pas un jour ordinaire, maîtresse Gilles, du tout, du tout ! dit maître Gilles en entrant.

— Imbécile ! répliqua immédiatement maîtresse Gilles.

Le fermier ne fit pas la moindre attention à l’apostrophe malveillante de sa femme et s’avança, le rire sur les lèvres, jusqu’au milieu de la cuisine.

Ce n’était pas un bel homme que maître Gilles, et le fameux roi Frédéric ne l’eût certes pas choisi pour en faire un de ses grenadiers : Mais, s’il n’avait pas une grande taille, en revanche il avait une de ces bonnes physionomies qui ont le précieux privilége de pouvoir voyager partout sans passe-port. Blonds probablement dans le principe, ses cheveux, en vieillissant, avaient pris une teinte rousse qui se rapprochait merveilleusement de la couleur de certaines sauces au beurre dont on a le secret en Basse-Normandie. Ses yeux étaient petits et d’un bleu pâle. Il était douteux qu’ils se fussent jamais animés ; mais ils avaient une expression de douceur et de bonté qui faisait oublier la vie qui leur manquait. Un nez en trompette, une large bouche qui souriait toujours, quelques brins de barbe qui couraient de l’oreille au menton complétaient l’ameublement de ce visage d’honnête homme. Maître Gilles portait une blouse d’un vert foncé qui lui descendait jusqu’aux genoux. Des guêtres blanches emprisonnaient le bas de ses jambes dont les mollets étaient allés, je ne sais où, faire un voyage de long cours, et ses gros souliers étaient couverts de poussière ; car il était sorti avant le jour pour se rendre au marché de Bretteville-l’Orgueilleuse.

Il se tenait debout devant sa femme, la regardait en ricanant et se frappait en même temps le bout du pied avec son bâton. Les vitres résonnèrent de nouveau et répétèrent en cœur :

— Boum ! boum ! boum !

— Ah ! tu trouves que je dis des bêtises ! reprit maître Gilles en se moquant de la fermière, que la dernière explosion avait fait sauter sur sa chaise. Crois-tu qu’on va s’amuser à tirer le canon à Caen pour faire peur aux moineaux qui mangent les cerises de notre jardin ?

— Es-tu sûr que ce soit le canon ?

— Parbleu !

— Je viens de regarder dans l’almanach, et ce n’est pas un jour de fête…

— Non, mais un jour de réjouissance, interrompit maître Gilles d’un air fin.

— Tu as bien de l’esprit aujourd’hui, répliqua la fermière ; il faut que tu sois allé au cabaret ?

— Je n’aurais guère eu le temps d’y aller, puisque me voilà déjà revenu de Bretteville.

— Qu’est-ce que tu as fait à Bretteville ?

— J’y ai appris pourquoi l’on tire le canon à Caen.

— Pourquoi ?

— Devine, toi qui as de l’esprit et qui sais lire dans l’almanach.

— Les Anglais ne sont pas débarqués ? demanda maîtresse Gilles avec inquiétude.

— Si pareil malheur était arrivé, je ne te répondrais pas en riant.

— Alors, c’est un événement heureux ?

— En peux-tu douter ?… Le roi est à Caen !

— Le roi de France ! s’écria maîtresse Gilles avec admiration.

— Lui-même.

— Louis XVI ?

— Louis XVI : un bien brave homme, à ce qu’on dit !

— Alors il faut atteler la jument noire à la charrette, reprit maîtresse Gilles en s’animant. Je veux voir Louis XVI. Ça doit être bien beau, un roi ?

— Je n’en ai jamais vu ; mais j’imagine que ça doit être tout couvert d’or !

— Et ça boit et ça mange comme nous ?

— Apparemment, puisqu’on m’a affirmé qu’il a soupé hier chez la duchesse d’Harcourt.

— Et tout le monde peut le voir ?

— Tout le monde ! On me racontait ce matin, à Bretteville, qu’il ordonne à son cocher d’aller au pas pour qu’on puisse le voir à son aise. Il distribue des aumônes aux pauvres ; il a même accordé la grâce de six déserteurs enfermés dans les prisons de Caen.

— C’est dommage que nous n’ayons pas de déserteurs dans notre famille ! murmura maîtresse Gilles.

— Qu’est-ce que tu disais ? demanda son mari.

— Rien.

— Tant mieux ; ce sera moins long, pensa maître Gilles.

En même temps il déposa son bâton sur une chaise, s’assit sur un des bancs et s’appuya les deux coudes sur le coin de la table.

— Tu vas me servir à déjeuner, n’est-ce pas, petite femme ?

Cette qualification fut acceptée aussi naïvement qu’elle avait été donnée. Flattée de l’épithète, maîtresse Gilles s’empressa d’apporter devant le fermier un morceau de lard froid et du fromage. Elle poussa même la complaisance jusqu’à tirer du cidre au tonneau. Maître Gilles contemplait sa femme avec étonnement ; et, comme il n’était pas habitué à de pareilles attentions, il jugea prudent d’en profiter et se laissa verser à boire sans souffler mot. Cependant la fermière n’eut pas plus tôt rempli le verre qu’elle releva, par un geste familier, le menton de son mari.

— Nous allons à Caen, n’est-ce pas, mon petit homme ?

— Pour voir le roi ?

— Sans doute.

— Il est inutile de fatiguer la jument noire.

— Alors tu me refuses ?

— Je ne refuse pas ; je dis que nous n’avons pas besoin de nous déranger.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le roi qui se dérange lui-même.

— Deviens-tu idiot ?

— Pour aller de Caen à Cherbourg, dit tranquillement maître Gilles, il faut bien passer par ici, à moins qu’on ne prenne la mer.

— Ainsi, le roi Louis XVI va passer devant notre maison ?

— Aujourd’hui même ; dans moins de deux heures peut-être.

— J’en deviendrai folle ! s’écria maîtresse Gilles en se frappant dans les mains et en sautant comme une enfant.

— C’est déjà fait, pensa maître Gilles en se versant à boire.

Car, depuis qu’on n’avait plus besoin de sa jument noire, il fallait bien qu’il se résignât à se servir lui-même d’échanson.

— Et le jeune roi n’est pas fier ? reprit la grosse fermière.

— On raconte qu’il s’est laissé embrasser, à l’Aigle, par la maîtresse de l’auberge où il a dîné.

— Je donnerais dix ans de ma vie pour qu’il m’en arrivât autant ! s’écria maîtresse Gilles.

— Il paraît, poursuivit le fermier, qu’il adore le peuple et qu’il considère ses sujets comme ses enfants.

— La bonne nature d’homme !

— Il ressemble peu au feu roi.

— C’est son fils ?

— Non, son petit-fils ; il est aussi bon que son aïeul était méchant. Mais la méchanceté… c’est comme la goutte : ça saute souvent plusieurs générations.

— Je me sens déjà de l’affection pour lui, dit maîtresse Gilles.

— Et tout le monde est comme toi. La foule pousse des cris de joie sur son passage et lui jette des fleurs.

— Et nous, est-ce que nous ne lui offrirons pas quelque chose ? demanda la fermière, qui avait sur le cœur le baiser donné à l’aubergiste de l’Aigle.

— C’est une idée, ça, ma femme ! répondit le paysan en se grattant la tête.

— Je vais cueillir toutes les fleurs qui sont dans le jardin.

— Ça n’est pas assez substantiel, les fleurs, remarqua maître Gilles en réfléchissant profondément.

— Ah ! j’y suis ! s’écria la fermière avec enthousiasme.

— Eh bien ? dit le fermier, la bouche béante.

— Eh bien ! j’ai deux beaux chapons…

— Ça n’est pas assez, dit maître Gilles en hochant la tête.

— Nous y joindrons le dernier né de nos agneaux. Je vais le savonner, le savonner, qu’il sera plus blanc que la neige ! et lui passer autour du cou le ruban rouge que je mets les jours de fête.

— Oui, mais…

— Mais quoi ?

— Qui l’offrira ?

— Moi.

— Et les chapons ?

— Moi, dis-je, et c’est assez ! répliqua maîtresse Gilles, qui rencontra sans s’en douter un hémistiche célèbre.

— Mais…

— En finiras-tu avec tes mais ! s’écria la fermière… Est-ce que je ne saurai pas m’expliquer aussi bien que toi ?

— Je ne dis pas non ; mais si tu avais une jeunesse avec toi, ça n’en ferait pas plus mal.

— Une jeunesse ?… et qui donc ?

— Élisabeth, par exemple ; elle n’est pas vilaine fille ; et, en prenant ses habits du dimanche…

— Tais-toi !

— Elle serait présentable.

— Tais-toi ! tais-toi ! s’écria maîtresse Gilles en fermant avec sa main la bouche de son mari… N’as-tu pas honte de songer à Élisabeth, une méchante créature qui nous pille, qui nous vole, qui mange notre pain et ne fait pas le quart de sa besogne ! Cette fille-là est indigne de paraître devant le roi ; et, si je n’avais pitié de son père, je l’aurais déjà mise à la porte.

— Je ne me suis pas encore aperçu qu’il manquât quelque chose à la maison, dit timidement le fermier.

— C’est-à-dire que je mens, reprit la fermière en se croisant les bras sur la poitrine. Tu ne rougis pas de prendre la défense de cette méchante fille ?… Vous êtes tous comme cela, du reste, et je suis bien sotte de m’en fâcher. Si j’avais dix-huit ans, comme Élisabeth, oh ! j’aurais toujours raison, et l’on serait aux petits soins pour moi. Mais je n’ai pas dix-huit ans, et j’ai tort, parbleu ! Je déraisonne, je perds la tête… C’est moi pourtant qui dirige ta maison, moi qui fais ta cuisine, moi qui reçois les voyageurs, moi qui soigne la laiterie, moi qui donne à manger à la volaille, qui écris les quittances ; car tu n’es propre à rien, toi ; tu n’as pas plus de tête qu’une linotte, plus d’énergie qu’une poule mouillée ! Tu as tellement peur d’une querelle que tu te laisserais marcher sur le pied, voler et jeter à la porte, plutôt que de montrer que tu es un homme !… Ah ! mademoiselle Élisabeth est le modèle des servantes ?… Écoute, voilà dix heures qui sonnent à l’horloge ; elle n’est pas encore revenue des champs, elle n’a pas encore fini de traire les vaches !… Oui, je te conseille de regarder par la fenêtre ; tu pourras y rester longtemps si tu tiens à la voir revenir…

— Pas si longtemps, dit le fermier en indiquant du doigt la grande route ; car la voilà avec Germain.

— Et perchée sur l’âne ! s’écria maîtresse Gilles.

Rouge de colère, elle sauta par-dessus le banc, bouscula son mari, renversa deux chaises et s’élança dans la cour.

Au moment où Germain tirait l’âne par la bride pour lui faire passer le petit pont jeté sur le fossé qui séparait la cour de la route, Élisabeth aperçut la fermière qui accourait en poussant des cris furieux.

— Laissez-moi descendre, dit-elle à Germain ; autant vaut éviter une querelle, quand on le peut.

— Ma mère se calmera, soyez tranquille, répondit le jeune homme.

Lorsqu’il se retourna, il se trouva face à face avec maîtresse Gilles, qui ne cessait de crier, bien qu’elle fût tout près des jeunes gens :

— Descendra-t-elle, la fainéante, la paresseuse !

Élisabeth n’avait pas attendu cette dernière injonction pour sauter à terre. Cette prompte obéissance sembla redoubler la colère de maîtresse Gilles.

— Je vous avais défendu de monter sur Jacquot, dit-elle en montrant le poing à la servante. Vous me la tuerez, la pauvre bête !

— Quant à cela, ma mère, dit Germain avec calme, Jacquot est bien de force à porter Élisabeth.

— Jacquot est un vieux serviteur, répliqua vivement la fermière, et l’on ne doit pas abuser des gens, qui ont passé toute leur vie à travailler, pour encourager la paresse d’une demoiselle Élisabeth !… Mais, voilà ce que c’est : on n’a plus d’égards pour la vieillesse quand on ne sait même pas respecter sa mère.

— Je ne crois pas vous avoir manqué de respect, répondit simplement Germain.

— Je vous répète, poursuivit maîtresse Gilles, que vous ne devez pas aller contre mes volontés. Or, j’avais défendu ce matin à cette méchante fille de monter sur Jacquot ; quand on se lève à huit heures du matin pour aller traire les vaches, on peut bien marcher à pied ; car il n’y a plus de rosée dans les champs.

— Écoutez-moi, ma mère, dit Germain.

— J’écoute, répondit maîtresse Gilles du ton d’une personne qui a pris la ferme résolution de se boucher les oreilles tout le temps qu’on lui fera l’honneur de lui parler.

— En revenant ce matin de voir nos blés, dit Germain, j’ai rencontré Élisabeth dans l’herbage où sont les vaches ; elle était étendue à terre et dormait profondément…

— C’est probablement pour dormir qu’on l’a louée !

— Elle s’est réveillée à mon approche et m’a dit qu’elle était souffrante.

— Toujours l’excuse des paresseux !

— Et comme elle avait grand’peine à marcher, je n’ai cru faire que mon devoir en l’engageant à monter sur Jacquot.

— Malgré ma défense !

— Je ne la connaissais pas… D’ailleurs, je pense que vous en auriez fait tout autant à ma place, si vous aviez vu sa pâleur et son abattement ; car je vous sais bon cœur.

— Je le crois pardine bien que j’ai bon cœur !… on en abuse assez ! répondit la fermière qui ne parut pas tout à fait indifférente à ce compliment.

Germain s’imaginait avoir gagné la cause d’Élisabeth. Malheureusement maître Gilles, qui avait observé de la fenêtre de la cuisine ce qui se passait dans la cour, eut la fâcheuse idée de venir se mêler au débat. A la vue de son mari, la fermière se rappela la discussion qu’elle avait eue avec lui, et sa mauvaise humeur prit des proportions telles qu’aucune puissance humaine n’eût été capable d’arrêter le débordement de paroles qui sortit de sa bouche.

— Bon ! voilà l’autre, maintenant ! s’écria-t-elle en lançant à son mari un regard furieux… Ne suis-je pas la plus malheureuse des femmes ! Mon fils et mon mari se donnent la main pour me tourmenter. Mais, au lieu de me faire mourir ainsi à petit feu, mettez-moi à la porte de chez nous !… Vous pourrez alors garder votre Élisabeth, puisque vous avez besoin de cette fille-là pour vivre… Oui, oui ! c’est une excellente créature ; elle n’est pas paresseuse, elle n’est pas malhonnête, elle ne vole pas ses maîtres, c’est la brebis du bon Dieu !… Allez donc l’embrasser, Germain ; épousez-la même, si bon vous semble ; et vous, maître Gilles, chassez-moi de la maison, j’irai mendier mon pain sur la grand’route… C’est moi qui suis la voleuse, c’est moi qui suis la fainéante !… Voyons, poussez-moi sur le chemin et tâchez de vous remuer un peu !

La recommandation n’était pas inutile ; car maître Gilles et son fils restaient immobiles et silencieux.

Chez le fermier, c’était stupéfaction, étourdissement, timidité et habitude de supporter sans se plaindre les orages domestiques ; chez Germain, au contraire, c’était consternation, désespoir. Ses yeux étaient tournés du côté d’Élisabeth, qui s’était assise sur le banc de pierre, au pied d’un poirier dont les branches s’attachaient comme autant de bras au mur de la maison. La jeune fille avait caché sa tête dans ses mains, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues. Germain entendait de sa place les sanglots qu’elle cherchait à retenir. Il ne put supporter plus longtemps ce spectacle et son secret lui échappa. Comme le joueur qui risque sa fortune sur un coup de dés, il risqua tout, dans un aveu que lui arrachèrent sa douleur et ses remords, tout, jusqu’à son amour pour Élisabeth, jusqu’à l’avenir de la pauvre fille.

— Vous êtes ma mère ? dit-il en serrant avec émotion les mains de la fermière.

— Pour mon malheur ! répondit-elle.

— Et vous, vous êtes mon père ? reprit-il en s’adressant à maître Gilles.

Habitué à la soumission la plus absolue, le brave homme sembla chercher dans les yeux de sa femme un signe d’assentiment.

— Vous devez donc m’aimer comme votre fils ? poursuivit Germain.

— Pour cela, ça ne fait pas de doute ! dit le fermier en embrassant le jeune homme.

Quant à maîtresse Gilles, elle se tenait toujours sur la défensive.

— Et vous désirez mon bonheur ? continua Germain.

— C’est encore vrai, dit le fermier.

— Eh bien ! supposez que le bon Dieu, au lieu de vous accorder un garçon, vous ait donné une fille…

— Ça m’aurait mieux convenu ! interrompit maîtresse Gilles.

— Supposez encore, poursuivit Germain, que vous soyez dans la pauvreté et que votre fille soit obligée pour vivre de se louer comme servante dans une ferme. Votre fille est belle, le fils du fermier s’en aperçoit, il l’aime, il ne le lui cache pas, et la pauvre enfant l’écoute pour son malheur à elle… Que doit faire le fils du fermier ?

— Si ce garçon-là a du cœur, dit maître Gilles, il doit en faire sa femme.

— Et si son père s’y oppose ? demanda Germain.

— Il aurait tort, répondit le brave homme. Il pourrait bien, sans doute, gronder son fils ; mais il ne devrait pas causer, par son refus, la perte de la jeune fille.

— Eh bien, mon père, grondez-moi ! dit Germain en fondant en larmes et en tombant dans les bras du vieillard ; car le fils du fermier c’est moi, et la servante c’est Élisabeth.

Le brave homme serra son enfant contre son cœur avec une grosse émotion. Cette confidence renversait bien des projets ; mais les beaux rêves qu’il avait caressés s’évanouirent sans peine, sinon sans regrets, pour faire place aux sentiments d’honnêteté qui faisaient le fond de son caractère ; et le pardon s’échappa de ses lèvres avec le dernier baiser qu’il donna à son fils.

Cependant, maîtresse Gilles n’avait pas eu besoin d’attendre la fin de l’apologue pour en comprendre la moralité ; car les femmes, dans quelque milieu social que le sort les ait placées, surpassent de beaucoup les hommes en finesse, et rien n’est plus merveilleux que leur aptitude à deviner les choses les plus impénétrables, pour peu qu’il s’y mêle de l’amour ou tout autre sentiment délicat. Elle n’eut pas plus tôt entendu les premiers mots de la confidence que, sans s’inquiéter de la détermination que prendrait son mari, elle courut rapidement vers la maison. Elle monta à sa chambre, ouvrit son armoire, compta dix écus dans sa main et redescendit quatre à quatre les marches de l’escalier. Son visage, si coloré d’ordinaire, était presque pâle et ses lèvres tremblaient. Élisabeth était toujours assise sur le banc de pierre et pleurait. Maîtresse Gilles s’approcha de la jeune fille, dont elle écarta brusquement les mains, et lui jeta les pièces de monnaie sur les genoux.

— Voyez, dit la fermière, s’il y a bien dix écus. Je ne vous dois que onze mois ; mais je vous paie l’année entière, afin d’être débarrassée plus tôt de vous.

— Vous me mettez à la porte ? dit Élisabeth.

— Ça me paraît clair.

— Vous êtes mécontente de moi ? Je ne travaille pas assez ?

— Il s’agit bien de cela ! s’écria maîtresse Gilles avec indignation.

— Germain a parlé ! se dit Élisabeth en retombant sur le banc de pierre, je suis perdue !

D’abondantes larmes s’échappèrent de ses yeux, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine, comme une fleur qui plie sous le poids de la rosée.

— Ramassez votre argent, reprit durement la fermière en montrant les pièces de monnaie qui avaient roulé à terre.

Ces paroles rappelèrent Élisabeth au sentiment de sa position ; elle fit un violent effort sur elle-même et se leva.

— Merci ! répondit-elle en détournant la tête.

— Vous les dédaignez ?

— J’aime mieux vous avoir servie pour rien !

— Pour rien, dites-vous ? répliqua brutalement maîtresse Gilles ; et vous avez fait le malheur de mon fils !

Ces derniers mots firent tressaillir la jeune fille. Elle leva noblement la tête et obligea la fermière à baisser les yeux sous son regard.

— Maîtresse Gilles, dit-elle, apprenez que le malheur n’a frappé chez vous qu’une seule personne, et cette personne, c’est moi ! Si je ne respectais votre mari, si je ne… pardonnais à Germain, je ne partirais pas d’ici sans vous maudire… Vous comprendrez plus tard combien vous avez été injuste et cruelle à l’égard d’une pauvre enfant, qui ne se croyait pas en danger sous votre toit… Je ne demande pas d’autre vengeance ; et, lorsque je sortirai de cette maison, d’où vous me chassez indignement, pas une parole de haine ne s’échappera de ma bouche… Je trouverai peut-être même la force d’appeler sur elle la bénédiction du ciel.

A ces mots, elle disparut dans l’intérieur de la maison.

Le fermier et son fils, après le premier épanchement, furent tout surpris de ne plus voir maîtresse Gilles à leurs côtés ; ils l’aperçurent bientôt près de la porte de la cuisine et marchèrent à sa rencontre.

— Tu sais tout ? dit le fermier en s’essuyant les yeux du revers de sa manche, et tu pardonnes à Germain ?

— Il le faut bien, répondit la fermière en se baissant pour ramasser les écus qui étaient restés au pied du banc.

— Qu’est-ce que c’est que cet argent ? demanda maître Gilles ?

— Ce sont les gages d’Élisabeth.

— Tu la paies d’avance ?

— Je la mets à la porte.

— Vous la chassez ! s’écria Germain. Voyons… vous plaisantez, ma mère ?

— Je ne plaisante pas ; je ne veux pas garder une fille de mauvaise vie chez moi.

— Mais c’est moi qui ai fait tout le mal ! reprit le jeune homme.

— Et c’est à moi de le réparer, répondit la fermière.

— Tu as tort, ma femme, hasarda maître Gilles.

— Tais-toi, lui dit maîtresse Gilles ; cela ne te regarde pas.

— Comment ! mon père, vous souffrirez une pareille indignité ? dit Germain en voyant le fermier se préparer à la retraite.

— Petite pluie abat grand vent, lui répondit maître Gilles à voix basse ; dans moins d’une heure ta mère ne songera plus à renvoyer sa servante.

— Vous vous trompez, dit la fermière, car la chose est déjà faite. Élisabeth a reçu son congé. Elle ne dormira pas cette nuit sous mon toit.

— Ah ! ma mère, s’écria Germain en éclatant en sanglots ; il eût mieux valu ne pas me mettre au monde.