L’Hôtel fortuné - I

Hachette (p. 215-237).


I

Le Rêve



A moitié route environ de Caen à Bayeux, le voyageur qui se dirige vers cette dernière ville rencontre sur la droite, au bas de deux côtes assez roides, une maison dont la façade, tournée du côté du chemin, regarde une prairie qui semble s’étendre à perte de vue dans la direction d’Audrieu. Le site n’a rien d’enchanteur ; mais il a cela de bon qu’il repose un peu les yeux de l’aspect monotone des terres en labour.

Tout un peuple d’animaux domestique s’agite et murmure dans la cour qui sépare la ferme du grand chemin. Dans une mare alimentée par un petit ruisseau, les canards jouissent des délices du bain, tandis que les porcs, moins délicats, disparaissent jusqu’au grouin dans la bourbe noire des engrais. Ailleurs les oies dorment tranquillement sur une patte, le cou replié et caché sous l’aile, dans le voisinage d’un dindon qui fait la roue auprès de sa femelle. Plus loin, c’est un chat qui jongle avec une souris avant de lui donner le dernier coup de dent. Auprès de la barrière, c’est un chien de garde qui tend sa chaîne en aboyant.

Seul, au milieu de tout ce bruit, de tout ce mouvement, un âne ne semble préoccupé que du soin de se laisser vivre. Il rêve, bien décidé à n’abandonner sa méditation que lorsqu’on l’y contraindra par la violence. Mais voilà que l’apparition de la redoutable maîtresse Gilles vient jeter l’alarme dans son cœur. Rien à l’extérieur ne trahit son émotion ; il demeure impassible. Mais tout porte à croire qu’il a perdu le fil de ses idées ; l’étude de la philosophie exigeant une parfaite possession de soi-même.

— Bah ! s’écrie la grosse fermière avec étonnement, Jacquot est déjà revenu des champs ! Il est même débridé, comme si cette paresseuse d’Élisabeth s’était levée avant le jour pour aller traire les vaches !… C’est à n’y pas croire !

Tout en parlant de la sorte, dame Gilles se renversait en arrière pour chercher des yeux une petite lucarne qui s’ouvrait sur la campagne d’Audrieu.

— Élisabeth ! Élisabeth ! cria maîtresse Gilles d’une voix qui retentit dans la cour et dans tous les coins de la maison.

— Que voulez-vous, maîtresse ? demanda une jolie jeune fille qui pencha la moitié du corps en dehors de la fenêtre de la mansarde.

— Vous êtes bien matinale aujourd’hui ! répondit maîtresse Gilles.

— Excusez-moi, dit la jeune fille qui avait ses raisons pour voir une ironie dans ces simples paroles… je suis prête à l’instant.

— Très-bien ! vous ferez maintenant deux toilettes comme les dames de la ville, répliqua la fermière.

— Je m’habille pour la première fois.

— Par l’âme de feu ma mère ! j’aurais dû m’en douter ! s’écria maîtresse Gilles avec colère ; la paresseuse !… la paresseuse !

Tandis que la fermière exhalait sa rage dans de véhémentes imprécations, Élisabeth s’empressait de descendre et entrait dans la cour.

— Me voilà, dit la jeune fille en s’avançant timidement vers sa maîtresse.

— Vous voilà ! vous voilà ! Vous attendez peut-être qu’on vous complimente ? reprit maîtresse Gilles avec amertume. Voyez un peu l’innocente colombe qui se lève deux heures après le soleil pour aller traire les vaches ! Vous n’êtes qu’une fainéante, une propre à rien, qui n’a pas honte de voler le pain d’honnêtes gens !

— Maîtresse, j’étais souffrante…

— Souffrante ? jour de Dieu ! c’est par trop risible ! Est-ce que je vous paye dix écus tous les ans, à la Saint-Clair, pour que vous soyez souffrante ? s’écria maîtresse Gilles avec indignation. Il n’y a que les gens riches qui aient le temps d’être malades, — entendez-vous ? — mais les gens de votre espèce doivent bien se porter. M’avez-vous jamais entendue me plaindre, moi ? continua maîtresse Gilles en appuyant fièrement ses deux poings sur ses hanches, de manière à faire ressortir sa large poitrine. Ai-je jamais reculé devant la besogne ou regretté que la moisson fût trop abondante ? Ai-je bonne mine, oui ou non ? Voilà pourtant soixante ans que je me passe du médecin ; et j’espère bien que ce ne sera pas lui qui me fera mourir. Le lendemain du jour où je mis mon gros Germain au monde, je ramassais de la luzerne pour les chevaux ; et c’est ce que vous ne ferez jamais, vous, parce que, si vous savez être coquette avec les garçons, vous n’apprendrez jamais comment il faut travailler pour élever sa petite famille et lui laisser du pain tout cuit quand le bon Dieu nous appelle là-haut.

Sentant que ses joues se couvraient d’une rougeur subite, Élisabeth courba la tête et se mit à pleurer.

— Des larmes maintenant ! s’écria la fermière. Ah ! pleurez donc ; et croyez que je vais vous plaindre !… Vous ne connaissez pas maîtresse Gilles, allez !… Je ne voudrais pourtant pas donner à entendre que je ne saurais pas m’attendrir à l’occasion : j’ai pitié des boiteux, des manchots et surtout des aveugles. Mais quand on a, comme vous, ses jambes et ses bras, on n’a pas le droit de mendier ; car autant vaudrait demander l’aumône que de ne pas faire sa besogne !

— Maîtresse Gilles, répondit Élisabeth en s’essuyant les yeux du coin de son tablier, je tiens à gagner le pain que je mange…

— On ne s’en aperçoit guère !

— Si je viens de pleurer, c’est uniquement le souvenir de ma mère…

— Ce n’est pas un mal de penser à sa mère, interrompit maîtresse Gilles sur un ton moins rude ; mais il faut choisir le moment. Allons, voilà déjà trop de bavardage ; il est temps de partir et je veux bien vous aider à seller Jacquot… Mais où diable est-il ? Je suis sûre de l’avoir vu là, à deux pas de moi, il n’y a pas cinq minutes.

— Je l’aperçois, dit Élisabeth en allongeant le doigt dans la direction d’une charrette placée à l’autre extrémité de la cour.

— Il se cache !… Il est aussi paresseux que vous, dit maîtresse Gilles. Mais nous allons le saisir entre la charrette et la haie du jardin… Courez vite.

La jeune fille essaya d’exécuter les ordres de la fermière. Mais elle fut bientôt obligée de s’arrêter. Elle sentait que les jambes lui manquaient, et elle appuya la main contre son cœur, de manière à en comprimer les battements. Ce que voyant, maître Jacquot, en tacticien consommé, laissa maîtresse Gilles s’approcher à deux pas de lui, s’embarrasser les jambes dans les bras de la voiture et tendre la main pour le saisir par le cou. Aussitôt il ne fit qu’un bond et décampa, par l’espace qui restait libre, entre la haie du jardin et la charrette. Maîtresse Gilles poussa un cri de colère en apercevant Jacquot qui faisait de joyeuses gambades au milieu de la cour. Mais le malin animal avait tort de se réjouir sitôt de sa victoire. Un garçon de ferme, qui revenait des champs, le surprit par derrière, le saisit fortement à la croupe et le tint dans cette position humiliante jusqu’à ce que maîtresse Gilles et Élisabeth eussent apporté les cannes à lait, qu’on lui fixa sur le dos, et le mors, qu’on lui passa dans les dents.

— Et surtout que je ne vous voie pas monter sur Jacquot ! dit sévèrement maîtresse Gilles en mettant les guides dans les mains de la jeune fille. Les vaches ne sont pas si loin que vous ne puissiez aller à pied.

Trop prudente pour répondre et trop fière pour recevoir des ordres humiliants, Élisabeth prit le parti le plus sage en feignant de ne pas avoir entendu la dernière injonction de sa maîtresse. Elle passa les guides à son bras et s’empressa de gagner la grande route, en tirant derrière elle le récalcitrant Jacquot. Lorsque la jeune fille fut arrivée au haut de la côte, moitié pour reprendre haleine, moitié pour s’abandonner à ses tristes pensées, elle s’arrêta à l’entrée du petit chemin qui devait la conduire dans l’herbage où paissaient les vaches ; et, s’appuyant les coudes sur le dos de Jacquot, enchanté du répit qu’on voulait bien lui accorder, elle se prit à réfléchir. Un vieux chêne, qui se dressait sur la crête du fossé et se penchait sur la route, protégeait la jeune fille contre les rayons déjà brûlants du soleil. Les yeux d’Élisabeth suivaient tristement les nuages cotonneux qui effaçaient de temps à autre le bleu du ciel. Comme eux, sa pensée traversait l’espace et cherchait la terre regrettée, le pays où s’étaient passées ses jeunes années. Elle revoyait la maison où filait sa mère, où son père, revenu de sa rude journée de travail, la soulevait dans ses bras pour la porter à ses lèvres et oublier sa fatigue dans ce doux baiser paternel. Tout à coup le refrain d’une ronde champêtre la fit tressaillir au milieu de son isolement, comme le bruit d’une arme à feu réveille les échos d’une solitude. Elle se retourna et aperçut une vachère qui sortait du champ voisin.

— Bonjour, Élisabeth, dit cette fille.

— Bonjour, Françoise, répondit-elle. Vous m’avez fait bien peur.

— Je ne suis pourtant pas effrayante… quoique je n’aie pas un si bel amoureux que vous, reprit Françoise avec une nuance de jalousie. Au surplus, je ne m’en plains pas ; car, à ce jeu-là, on perd souvent sa tranquillité.

— Viens, Jacquot, dit Élisabeth en tirant l’âne par la bride.

— Vous êtes bien fière maintenant ! continua Françoise avec un méchant sourire. Vous avez l’air de fuir le monde et vous ne venez plus danser, le soir, sous les grands marronniers. Vous avez pourtant la taille plus fine que moi ; vous ne devriez pas avoir honte de la montrer.

Élisabeth détourna la tête, car elle se sentait horriblement rougir. Elle s’éloigna le plus vite possible, entraînant Jacquot qui ne comprenait rien à ce changement subit d’allure. Françoise la poursuivait encore de ses railleries. Élisabeth hâta le pas et, lorsqu’elle fut arrivée près de la barrière de l’herbage où reposaient ses vaches, elle se prit à pleurer amèrement.

— Mon Dieu, que je suis malheureuse ! dit-elle : me voilà forcée de rougir devant Françoise, qui passe pour la plus mauvaise fille du pays. Je suis donc perdue ! je n’ai plus qu’à mourir, si, malgré mes précautions, je n’ai pu cacher… Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ?

Comme elle pleurait, elle entendit le beuglement bien connu de ses vaches qui l’avaient aperçue, près de la barrière, et attendaient impatiemment qu’on vint les débarrasser de leur fardeau.

— Les pauvres bêtes ! ne croirait-on pas qu’elles m’appellent ? se dit Élisabeth.

Elle essuya ses larmes, ouvrit la barrière et entra dans l’herbage, suivie de Jacquot, qui ne se contenta pas de tondre du pré la largeur de sa langue. Les vaches quittèrent le bas de l’herbage pour venir à la rencontre de la jeune fille. Élisabeth vit une preuve d’attention dans cet empressement, qu’il était plus simple d’attribuer au besoin qu’elles ressentaient d’être délivrées du trop plein de leurs mamelles. Mais au cœur blessé tout est sujet de consolation, et ceux qui ont à se plaindre des hommes trouvent souvent un charme inconnu dans les soins qu’ils ont l’habitude de donner aux animaux. Dans les jours tranquilles, on ne songe guère à son chien que pour lui jeter, d’une façon peu polie, les quelques bribes qui composent son dîner ; mais, vienne un jour d’affliction, l’animal délaissé devient un bon serviteur ; on s’aperçoit alors, mais alors seulement, qu’il lit votre douleur dans vos yeux, qu’il a ses jappements de joie ou de tristesse, comme vous avez vos cris d’allégresse ou de désespoir ; on aime sa taciturnité et ses airs mélancoliques ; on le rapproche de soi, on lui donne les morceaux les plus délicats de sa table, on le caresse affectueusement ; on lui parle même de ses maux, comme s’il pouvait vous comprendre. Ces vers :

« O mon chien ! Dieu sait seul la distance entre nous ; Seul, il sait quel degré de l’échelle de l’être Sépare ton instinct de l’âme de ton maître !… »

ces mots charmants, Jocelyn ne les aurait pas dits s’il n’eût pas été malheureux. Élisabeth obéissait donc à cette loi mystérieuse de notre être, qui nous fait trouver, aux temps de persécution, un véritable plaisir dans la société des animaux. Tous les jours elle allait traire ses vaches, et l’idée ne lui était pas encore venue que ces pauvres bêtes lui étaient reconnaissantes des soins qu’elle leur donnait. Maintenant, il lui semblait qu’elles la regardaient avec affection ; elle passait la main sur leur museau humide, elle leur parlait comme à de vieilles amies dont elle aurait méconnu jusque-là les bons sentiments.

— Pauvres bêtes ! disait-elle ; vous, du moins, vous ne faites de mal à personne.

Et le lait jaillissait et tombait dans les grandes cannes de cuivre qui reluisaient au soleil, tandis que les bons animaux se battaient les flancs de leur queue pour en chasser les mouches. Lorsque sa besogne fut achevée, lorsqu’elle voulut remettre les cannes dans les hottes de bois que l’âne portait sur son dos, Élisabeth s’aperçut que Jacquot était allé brouter les jeunes pousses de la haie qui entourait l’herbage. Elle eut beau appeler, crier, Jacquot fit la sourde oreille. Alors elle courut du côté de l’animal indocile. Mais bientôt ses forces la trahirent ; car le terrain allait en montant, la chaleur augmentait de minute en minute, et elle sentait de grosses gouttes de sueur qui roulaient le long de ses joues. Elle s’assit sur l’herbe pour reprendre haleine. Mais il se fit en elle une si grande lassitude qu’elle se coucha sur le côté, son bras gauche replié sous sa tête. Une brise chaude courait dans les herbes, après avoir passé dans les grands arbres, dont les feuilles bruissaient comme de petites vagues qui viennent mourir au rivage ; un doux bourdonnement d’insectes s’échappait des haies voisines ; la terre était brûlante, l’air était rempli de vagues murmures, tout invitait au sommeil, et la pauvre fille ne tarda pas à s’endormir sous la voûte d’azur.

Qui pourra déterminer l’instant de raison où commence le sommeil, où finit la veille ? Qui pourra dire ce qui distingue le rêve de la rêverie ? s’ils sont séparés par un abîme, ou s’ils sont unis étroitement ?… Élisabeth s’était reportée par la pensée aux jours de son enfance ; on l’interrompt dans sa rêverie, elle dit adieu au monde des songes, elle marche, elle agit, elle fait sa tâche journalière, puis elle se repose ; et, sitôt que le sommeil a fermé ses yeux, la voilà de nouveau dans la maison de son père. Le temps a bruni le chaume que, tout enfant, elle avait vu prendre à la première moisson dont elle eût gardé le souvenir. Sa mère ne file plus près du foyer demi-éteint, dont elle remuait les cendres pour préparer le repas du soir. C’est Élisabeth qui remplit la petite chambre de son mouvement, c’est elle qui nettoie l’aire, c’est elle qui ranime le feu mourant, c’est elle qui va chercher les légumes dans le jardin, c’est elle qui console et qui soigne son vieux père invalide ; car il s’est passé de grands événements depuis qu’Élisabeth est devenue jeune fille, et, comme les empires, les chaumières ont aussi leurs révolutions. La mère d’Élisabeth repose sous le vieil if du cimetière ; son père n’a plus la force de travailler ; c’est à elle de le nourrir. Mais, comme elle ne trouve pas de place dans le village, il faut s’expatrier. Aussi, par une belle matinée de juillet, voilà qu’Élisabeth sort de la pauvre maison en donnant le bras au vieillard. Ils se dirigent lentement vers une grande avenue où la foule afflue. C’est là que, de tous les environs, accourent les jeunes paysans qui vendent leur travail aux fermiers. Élisabeth se mêle au groupe des jeunes filles, et, comme ses compagnes, elle porte un bouquet à son corsage pour indiquer qu’elle veut entrer en condition ; il y a toujours des fleurs pour cacher les misères de la vie. Un beau jeune homme s’arrête devant elle, la considère un instant, puis s’adresse au vieillard et règle avec lui les conditions du marché. C’est le fils d’un riche fermier de Sainte-Croix ; son père l’a chargé de lui ramener une servante pour traire les vaches ; Élisabeth paraît pouvoir remplir ces fonctions. Le jeune homme monte sur sa bonne jument normande et fait asseoir la jeune fille derrière lui. Le vieux père embrasse encore une fois sa fille et, avant de regagner sa maison déserte, il jette un dernier regard au fils du fermier, regard où se peignaient toutes ses angoisses et qui disait : « Je te confie mon enfant, c’est mon bien le plus précieux ; respecte-la comme tu respecterais ta sœur ; le bon Dieu saura bien t’en récompenser ! » Puis la jument prend son trot habituel, emportant le dernier lien qui rattachait le vieillard à la vie… Élisabeth avait le cœur gros et faisait de grands efforts pour retenir ses larmes. Son compagnon de route respecta sa douleur ; il ne se retourna pas une seule fois pendant toute la durée du voyage ; et c’était chose vraiment singulière de voir ces deux jeunes gens si près l’un de l’autre, et pourtant si indifférents, comme s’ils eussent ignoré que Dieu leur avait réparti la jeunesse et la beauté. Mais les jours se succédèrent, et la grande douleur s’effaça. Puis vint le temps de la moisson ; les blés étaient superbes, abondants. Aussi quel mouvement, et comme la sueur roulait sur les joues, et comme on apportait de la gaîté aux repas qu’on prenait en plein air ! Maîtres et domestiques vivaient dans une douce familiarité. Mêmes travaux, mêmes peines, même table ! c’était la famille du temps des rois pasteurs ; c’était l’égalité dans toute sa plénitude. Souvent la même coupe de terre servait à deux convives, et le breuvage n’en paraissait pas plus amer à Germain quand les lèvres d’Élisabeth s’y étaient déjà trempées. Élisabeth à son tour ne pouvait s’empêcher de comparer Germain aux choses qui l’entouraient, et elle trouvait que les cheveux de Germain étaient plus blonds que les épis dorés, et elle trouvait que les yeux de Germain étaient d’un plus bel azur que le bleu du ciel… Puis vinrent les veillées ; le vieillard s’asseyait sous la grande cheminée et rappelait à ses contemporains les choses de son temps, et tous riaient à ces doux souvenirs. Mais Germain et Élisabeth ne riaient pas ; ils se regardaient, tout en feignant d’écouter ; puis, quand l’histoire avait été reprise, abandonnée et reprise une dernière fois, quand le narrateur s’endormait à la suite de son auditoire, le fils du riche fermier et la pauvre servante s’échappaient sans bruit… Puis vinrent les beaux jours, et l’on dansa sous les grands marronniers du village ; mais Élisabeth ne s’y montra pas ; les cris de joie l’attristaient…

Et là sans doute finissaient les souvenirs heureux, pour faire place à des pensées qui étreignaient cruellement la jeune fille endormie ; car sa respiration devenait haletante, son sein se soulevait par bonds inégaux, et sa main se crispait comme si elle eût voulu repousser avec force l’agression d’un ennemi. Ses doigts en effet rencontrèrent un obstacle. Élisabeth se réveilla en sursaut et aperçut le gros chien de la ferme, qui semblait trouver, à lui passer la langue sur le visage, le plaisir que prend un enfant gourmand à lécher un bouquet de fraises.

— Tu ne te gênes pas, mon bon Fidèle, dit Élisabeth en s’amusant à mêler ses doigts dans les poils soyeux du chien. Au surplus, tu m’as rendu un véritable service en me réveillant ; car je rêvais des choses bien tristes !… Ah ! tu regardes de côté ?… Ton maître ne doit pas être loin. En effet, le voilà.

La jeune fille se leva et repoussa doucement le chien, qui s’en alla rejoindre son maître pour le précéder de nouveau en aboyant joyeusement. Elle attacha l’extrémité de son tablier à sa ceinture et alla prendre une des cannes à lait qu’elle posa sur son épaule. Germain était déjà à ses côtés.

— Que faites-vous là, Élisabeth ? demanda-t-il.

— Vous le voyez : je remplis ma tâche de tous les jours.

— Quand je suis arrivé, vous étiez assise, et vous vous êtes levée subitement à mon approche…

— Comme doit le faire une pauvre servante lorsqu’elle est sous l’œil du maître, interrompit Élisabeth.

— Croyez-vous que je veuille vous reprocher de vous être reposée ?… Élisabeth, Élisabeth ! depuis quelques jours j’ai douté de vous ; je vous ai vue plus d’une fois me lancer des regards où se peignait plutôt la haine que l’amitié. Je ne m’étais donc pas trompé ! vous m’en voulez ? vous ne m’aimez plus ?

— Mon cœur n’a pas changé, répondit Élisabeth ; mais on m’a fait comprendre la distance qu’il y a entre nous. Vous êtes mon maître, je suis votre servante ; vous avez le droit de me surveiller et de me gronder quand j’oublie mes devoirs.

La jeune fille appuya la courroie de la canne contre sa tête et fit quelques pas en pliant sous son fardeau.

— Élisabeth ! s’écria Germain avec un accent douloureux, vos yeux sont rouges : vous avez pleuré ?

— Je ne dis pas non ; mais il n’est pas défendu à une servante de pleurer, pourvu qu’elle fasse sa besogne.

— Au nom du ciel ! ne me parlez pas ainsi, reprit Germain en essayant d’arrêter la jeune fille.

— Laissez-moi, répondit-elle ; on va trouver que je suis restée trop longtemps aux champs. Je serai grondée. On m’a déjà reproché ce matin de voler le pain que je mange.

— Qui a pu dire cela ? s’écria Germain.

— Votre mère, dit Élisabeth. Vous voyez bien que vous avez tort de vous intéresser à une voleuse !

— Voyons, Élisabeth, ne vous fâchez pas ainsi. Vous n’ignorez pas que ma mère est un peu vive…

— Je ne l’ignore pas.

— Au fond, c’est une bonne femme…

— Je n’en doute pas.

— Et, malgré ses brutalités, elle vous aime.

— Oui… qui aime bien châtie bien, dit Élisabeth avec amertume.

— Elle vous excuserait, si elle connaissait votre état de souffrance…

— Elle ne le saura jamais, s’écria Élisabeth ; j’aimerais mieux tomber morte à cette place que de faire un pareil aveu !

— Mais moi, reprit Germain, moi, qui suis le vrai coupable, si j’allais me jeter aux pieds de ma mère, lui avouer notre faute, lui demander pardon pour vous et pour moi ?

— Elle vous pardonnerait, Germain, car elle est votre mère ; mais elle me mettrait honteusement à la porte… Oh ! que cela ne vous surprenne point, ajouta Élisabeth en remarquant le mouvement d’indignation du jeune homme ; la scène qui s’est passée ce matin entre votre mère et moi m’a ouvert les yeux. Malheur à moi d’avoir été jeune ! malheur à moi d’avoir manqué d’expérience ! Je ne devais pas accepter les fleurs que vous m’apportiez ; je ne devais pas m’apercevoir que vous me regardiez avec tendresse ; je ne devais pas vous savoir gré des attentions que vous aviez pour moi, des peines que vous m’épargniez ; je ne devais pas surtout vous laisser voir ma reconnaissance, ni vous avouer ma préférence pour vous, ni vous sourire, non ! Germain, je ne devais pas vous aimer, parce que vous étiez mon maître ! Malheur à moi ! car vous êtes riche et vos parents voudront vous marier à une riche fermière. Et vous aurez beau dire que vous m’aimez, on ne vous écoutera pas ; et vous aurez beau chercher à me retenir près de vous, moi je vous fuirai, parce que si je cédais à vos instances, on m’accuserait de vous avoir aimé pour votre fortune. Vous-même, vous le croiriez peut-être plus tard… O ma mère ! Si j’avais eu ma mère près de moi, si elle avait existé seulement ! L’idée de me représenter devant elle après ma faute me l’eût fait éviter… car elle m’avait élevée honnêtement, et je n’étais pas née mauvaise. Mais Dieu me l’a enlevée trop tôt, et le souvenir des morts n’est pas assez puissant pour nous arrêter… O ma mère ! ma mère ! que n’étiez-vous-là !

Germain était profondément ému. Il s’approcha de la jeune fille, prit une de ses mains dans les siennes et lui dit avec une rude franchise :

— Élisabeth, regardez-moi bien… Je vous aime et vous pouvez compter sur moi !

Les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Cependant Jacquot s’était rapproché insensiblement du groupe formé par le chien et par les deux amants. Il eut la malheureuse idée de vouloir se mirer de trop près dans la canne à lait, et Fidèle, qui avait un merveilleux instinct pour défendre la propriété, s’élança en aboyant à la tête du voleur. Germain se retourna, aperçut l’âne et l’arrêta par le cou au moment où il s’apprêtait à fuir. Puis, après avoir placé les cannes à lait dans les hottes de bois, il invita Élisabeth à monter sur l’âne.

— Je ne monterai pas, dit Élisabeth.

— Sérieusement ?

— Sérieusement.

— Vous êtes fatiguée ?

— J’en conviens ; mais votre mère m’a défendu de monter sur Jacquot.

— Encore ma mère ! dit Germain en haussant légèrement les épaules. C’est un tort de ne voir jamais que le mauvais côté des choses, ma chère Élisabeth. Ma mère n’est pas méchante ; elle a le défaut de tenir trop rigoureusement à son droit. Ne vous sachant pas souffrante, elle s’est imaginée que c’est par paresse que vous êtes descendue si tard de votre chambre, et, pour vous punir de votre prétendue fainéantise, elle vous a condamnée à marcher à pied. Allons, j’espère que vous la connaîtrez mieux un jour, et que vous serez toute surprise de la trouver bonne et compatissante…

— Toute surprise en effet, interrompit Élisabeth avec un peu de malice.

Puis elle monta gaiement sur Jacquot ; car elle n’eut pas de mal à se rendre aux raisons de son amant et à reconnaître qu’elle pouvait bien, en somme, avoir porté sur maîtresse Gilles un jugement téméraire. Tant le cœur a d’empire sur le raisonnement !