Le Maître de l’œuvre - Épilogue

Hachette (p. 208-214).


Épilogue



— Je remarque avec plaisir que la tour n’a pas été achevée, dit Léon en sortant du cimetière. Elle attend encore sa pyramide.

— Les dernières volontés de François ont été respectées, répondit M. Landry. Seulement, on ne prend pas grand soin de conserver son chef-d’œuvre. Vous pouvez en juger d’après le mauvais état de la toiture.

— Cherchons le moyen de secouer l’apathie des habitants de Norrey, dit Victor… Si l’on répandait le bruit que l’âme de François vient se plaindre le soir du triste délabrement de son église ?

— J’y songerai, répondit M. Landry en souriant. Vous avez là une excellente idée.

Tout en parlant de la sorte, nos touristes avaient repris le chemin de Bretteville. Lorsqu’ils furent arrivés à l’extrémité du village, leur cicérone s’arrêta devant une maison de peu d’apparence précédée d’un jardin, dont les plates-bandes eussent fait envie à la bonne déesse des fleurs.

— Voilà mon Éden, dit M. Landry en leur ouvrant la grille du jardin. Vous pouvez vous y promener sans crainte. Il n’y a ni serpent, ni arbre de la science…

Il les quitta un instant pour aller donner ses ordres à la vieille Marianne, sa cuisinière. Quand il revint, on lisait sur sa physionomie le bonheur qu’un solitaire, retiré volontairement du monde, doit goûter lorsqu’il est arraché à ses méditations par des amis qu’il estime.

— Ah ! dit-il, vous regardez mes pains de sucre ? des ifs taillés en forme de pyramide ? Mauvais goût, n’est-ce pas ? Mais que voulez-vous ? Tels me les a laissés mon père, tels je les ai conservés. Le brave homme aimait à tailler ainsi ses arbres. Il trouvait cela d’un bon effet, et d’ailleurs c’était de mode à l’époque. Par esprit d’imitation, peut-être aussi pour conserver à cette habitation la physionomie qu’elle avait du temps du vieillard, je me suis mis à prendre de grands ciseaux et à faire la toilette de ces pauvre ifs.

A cet instant, la cuisinière cria du seuil de la porte :

— Monsieur est servi !

— En ce cas, messieurs, je vous invite à me suivre au réfectoire, dit M. Landry en se levant et prenant chacun des jeunes gens par un bras.

La salle à manger de M. Landry était simple, mais d’un goût parfait.

On y voyait un dressoir en vieux chêne, admirablement sculpté, une table monopode avec des guirlandes de fleurs également taillées dans le bois, des chaises à pieds tordus, dans le genre Renaissance, une horloge dans le même style, quatre tableaux représentant les saisons et plusieurs vases du Japon, placés sur la cheminée.

Le peintre s’empressa naturellement d’aller examiner les tableaux, tandis que son compagnon promenait un regard complaisant sur tous les objets qui l’entouraient.

La conversation s’engagea sur ce ton demi-sérieux, demi-plaisant, qui a tant de charme entre gens d’esprit. On parla beaucoup des femmes, de l’art, de la littérature, et fort peu du cours de la rente ; ce qui eût paru bien fade à plus d’un de nos poëtes à la mode et peut-être hélas ! à plus d’une de nos jolies femmes.

Les deux artistes se retirèrent dans leur chambre, enchantés de leur hôte. Ils ne tardèrent pas à s’endormir et leur imagination, échauffée par un repas excellent, les fit assister à des scènes étranges qui auraient pu, à elles seules, défrayer tout un conte d’Hoffmann.

Léon voyait la tour de Norrey s’allonger, se coiffer d’une immense pyramide et commencer autour de lui une ronde dévergondée ; Victor voyait avec effroi la servante de M. Landry s’approcher de son tableau du Quos ego, arracher le poisson que Neptune tenait à la main et le jeter dans la poêle à frire.

Ils étaient encore sous l’impression du cauchemar, lorsqu’on frappa à leur porte. Ils se réveillèrent en sursaut. M. Landry venait d’entrer dans la chambre.

— Voilà comme je dormais autrefois ! dit l’ex-magistrat en souriant. Aussi m’est-il arrivé souvent de manquer le départ des voitures.

— Quoi ! la voiture serait passée ? s’écrièrent les deux jeunes gens en sautant à bas du lit.

— Oui. Vous êtes mes prisonniers.

— Et le geôlier n’aurait pas besoin de fermer les portes pour nous retenir, répondit Léon, si le peu de temps dont nous pouvons disposer ne nous faisait un devoir de partir aujourd’hui.

— Mais la voiture ? objecta M. Landry.

— Nous n’avons pas les mollets aristocratiques du marquis de la Seiglière, dit Victor ; mais nos jambes sont solides. Nous irons à pied.

— Alors je vous accompagnerai.

— Nous n’y consentirons jamais…

— L’exercice est salutaire à tout âge, interrompit M. Landry. Pendant que vous achèverez votre toilette, j’improviserai un déjeuner.

Trois heures après, nos voyageurs arrivaient aux premières maisons de St-Léger. M. Landry s’arrêta et saisit avec émotion les mains des deux artistes.

— C’est ici qu’il faut nous séparer, dit-il tristement.

— Déjà ! s’écria Victor.

— Vous êtes fatigué ? dit Léon.

— Il m’est pénible de vous quitter, répondit M. Landry, car je commençais à vous aimer. Je me serais bientôt arrogé le droit de vous donner des conseils ; de vous dire, à vous, Léon, de combattre avec énergie votre malheureuse disposition au découragement ; à vous, Victor, de savoir mettre parfois un frein à votre imagination. Mais il ne faut pas y songer. Hélas ! mes amis, se rencontrer, sympathiser, s’estimer, se dire qu’on ne voudrait jamais se quitter et se quitter aussitôt, n’est-ce pas la vie ? Nous aurions le ciel sur la terre si les âmes qui sympathisent entre elles n’étaient jamais condamnées à se séparer. Encore ! ajouta M. Landry, en allongeant le bras dans la direction du cimetière de St-Léger, encore doit-on se croire heureux, lorsque la mort n’est pas la cause d’une cruelle séparation.

Les deux artistes n’insistèrent pas davantage pour retenir M. Landry.

Ils avaient compris qu’il avait dans le voisinage un souvenir douloureux.

Ils lui serrèrent une dernière fois la main, lui dirent un dernier adieu et se remirent tristement en route.