L’Hôtel fortuné - III

Hachette (p. 260-284).


III

Louis XVI



Les détails que maître Gilles avait recueillis à Bretteville sur l’arrivée prochaine de Louis XVI étaient exacts. Le jeune roi avait quitté Versailles le 21 juin 1786, pour se rendre à Cherbourg. Il arriva dans la soirée du 21 au château d’Harcourt, où il passa la nuit, et le 22, à dix heures du matin, il s’arrêta à Caen, sur la place des Casernes, et reçut des mains du comte de Vandeuvre les clefs de la ville. La foule s’était portée au devant du roi, qui recevait avec bonté les placets qu’on lui faisait parvenir. Ce fut seulement à l’extrémité de la ville qu’il permit à ses cochers de lancer les chevaux. Le temps était magnifique. Louis XVI ne se lassait pas d’admirer les moissons qui couvraient la campagne. Il prenait une joie d’enfant à passer la tête à la portière, pour mieux respirer la senteur des champs ; et, se retournant vers ses compagnons de route, le prince de Poix, les ducs de Villequier et de Coigny : — Convenez, messieurs, leur disait-il gaîment, que Virgile avait raison de conseiller aux Romains de déserter leurs villas pour aller chercher de douces émotions au sein de la campagne.

Et les carrosses de la cour passaient si rapides que les arbres de la route semblaient courir à toutes jambes le long des fossés, et qu’un nuage de poussière se roulait en tourbillons épais à l’arrière des voitures. Mais, à chaque village, Louis XVI ordonnait de ralentir la marche et se montrait aux paysans qui saluaient son apparition par des cris de joie. Lorsqu’on fut sorti de Bretteville-l’Orgueilleuse, le roi parut regretter de ne pas s’être arrêté dans ce village. Le grand air lui avait ouvert l’appétit.

— Sa Majesté trouvera bientôt ce qu’elle désire, dit le duc de Villequier.

— Vous croyez ? demanda Louis XVI.

— J’en suis certain, car j’ai parcouru cette route à cheval ; et, dans moins de dix minutes, nous rencontrerons une auberge sur la droite, au bas de deux côtes.

— A merveille ! s’écria joyeusement Louis XVI ; nous allons faire un repas en plein air, comme de vrais bergers.

Tandis que le roi sortait de Bretteville-l’Orgueilleuse, un silence solennel régnait dans la grande cuisine de maîtresse Gilles. On n’entendait que le bruit sec des sabots qui frappaient l’aire ou le tic-tac monotone du balancier de l’horloge. Mais voilà qu’une rumeur extraordinaire, accompagnée de convulsions, éclate soudain dans cette petite boîte carrée, comme si l’être animé qu’elle semblait retenir prisonnier entre ses parois eût voulu briser ses chaînes… et midi sonna. Ce fut comme un coup de théâtre, — car c’était l’heure du dîner — et maîtresse Gilles remplit à elle seule de son mouvement toutes les parties de son immense cuisine. Les assiettes, qu’on aurait pu considérer comme les pièces principales d’un vaste échiquier, s’alignèrent sur les bords de la table ; les couteaux et les fourchettes se placèrent à leur droite, en guise de cavaliers ; les verres se posèrent carrément en tête, sur la première ligne, en guise de pions, et les pots de cidre furent plantés comme des tours aux quatre coins de la table. Lorsqu’elle vit arriver les hommes de journée, maîtresse Gilles apporta la soupière, d’où sortait un épais nuage de fumée. Mais personne n’y toucha ; on attendait le fermier et son fils. Enfin maître Gilles parut. Sa physionomie n’avait rien de rassurant ; sa bouche, fendue évidemment pour un sourire perpétuel, se contractait en grimaçant, comme lorsqu’il avait du chagrin.

— Tu ne l’as pas trouvé !… je vois bien cela à ta mine, s’écria maîtresse Gilles, sans donner à son mari le temps de s’expliquer.

— Que peut-il être devenu, notre pauvre Germain ? dit le fermier en se laissant tomber sur une chaise avec accablement.

— Vous ne l’avez pas vu, vous autres ? demanda maîtresse Gilles aux gens de la ferme.

— Non, répondirent les domestiques.

— Tu ne manges pas ? reprit la fermière en se tournant vers son mari.

— Je n’ai pas faim.

— Poule mouillée ! s’écria dédaigneusement maîtresse Gilles en emplissant son assiette jusqu’aux bords… Il se retrouvera, ton fils, il se retrouvera, parbleu !… Il est allé prendre l’air… Ah ! mon Dieu ! qu’entends-je ? s’écria de nouveau maîtresse Gilles ; et, pour la première fois de sa vie, elle laissa tomber son assiette, qui couvrit l’aire de soupe et de morceaux de faïence… C’est le roi !

A ce mot, tous les gens de la ferme quittèrent leur place, jusqu’à maître Gilles, qui, s’il n’avait pas d’appétit, retrouva du moins des jambes pour la circonstance ; et tout le monde, maîtres et domestiques, se précipita à l’entrée de la maison. C’étaient bien, en effet, les carrosses de la cour qui descendaient la côte au grand galop de quatre chevaux.

— Et mes chapons ? s’écria maîtresse Gilles avec désolation. Qu’on aille me chercher mes chapons !

Un garçon de ferme se détacha du groupe pour obéir aux ordres de sa maîtresse.

— Et mon agneau ?

— Le voici, dit le fermier en saisissant le pauvre petit animal qui passait à côté de sa mère. Mais il n’est pas décrotté.

— Tant pis ! répondit maîtresse Gilles.

En même temps elle fit ranger toute sa petite armée de valets et se mit à leur tête, tandis que son mari, placé modestement à deux pas en arrière, tenait dans ses bras les chapons et l’agneau. Puis elle se prépara à marcher au devant des voitures. Mais elle s’arrêta subitement, recula en trébuchant et ne retrouva son équilibre que sur les pieds de son mari.

Le roi était descendu de voiture, accompagné de plusieurs seigneurs de sa suite, auxquels il montrait la maison avec des gestes qui pouvaient faire penser qu’il avait le désir d’y entrer. Et telle était bien son intention ; car le petit cortége se mit en marche, franchit le pont jeté sur le fossé et s’avança dans la cour.

Maîtresse Gilles n’était pas préparée à cet événement. Sa fermeté l’abandonna. On la vit même trembler et jeter autour d’elle un regard désespéré, comme si elle eût appelé quelqu’un à son aide. Ce n’était plus l’arrogante fermière qui faisait retentir la maison de sa voix formidable ; ce n’était plus maîtresse Gilles campée fièrement, les deux poings sur les hanches, et gourmandant sans pitié les domestiques. Quant au fermier, il n’était pas étonnant que ses deux genoux se donnassent de fréquents et involontaires baisers. Le pauvre homme tremblait ; la peur lui fit lâcher les deux chapons, qui s’enfuirent, et l’agneau, qui s’en alla promptement rejoindre sa mère.

Cependant le roi approchait toujours. Il n’était plus qu’à vingt pas du groupe formé par les deux fermiers et leurs domestiques.

— Et mes mains qui sont encore toutes noires de charbon ! s’écria douloureusement maîtresse Gilles. Voyons, Jean, dit-elle à son mari, tu peux bien recevoir le roi pendant que je vais aller les nettoyer ?

— Essuie-les à ton tablier, répondit le fermier plus mort que vif.

— Et mon bonnet que je porte depuis le commencement de la semaine ?

— Et mes souliers tout pleins de poussière ! répliqua le paysan.

— Et mon fichu déchiré ! continua la femme.

— Et mon gilet sans boutons ! répondit le mari.

— Je vous répète que vous êtes superbe comme cela, Jean ! s’écria maîtresse Gilles.

Aussitôt elle se fit, à coup de coudes, une trouée à travers les domestiques et disparut dans la maison.

Le roi n’était plus qu’à six pas de maître Gilles.

Le pauvre fermier se tordait les mains et la sueur lui roulait sur le visage. Il essaya d’appeler maîtresse Gilles, Élisabeth, Germain même qu’il savait absent. Mais la voix lui fit défaut. Comme le roi approchait toujours, comme la fuite était devenue impossible, le paysan ôta respectueusement son bonnet de laine et se plia en deux, n’osant ni se relever, ni détacher les yeux de l’extrémité de ses pieds qu’il trouvait encore plus laids et plus difformes que de coutume.

— Allons, brave homme, relevez-vous, dit Louis XVI en lui frappant amicalement sur l’épaule.

Mais maître Gilles se baissa encore plus bas, de sorte que ses longs cheveux roux semblaient prendre racine dans le sol. Sur une nouvelle invitation du roi, il se décida à se redresser. Seulement son corps se balança longtemps encore avant de reprendre son équilibre, comme ces arbustes qu’on a ployés avec la main et qui s’inclinent plus d’une fois avant de rester immobiles.

— Vous servez à boire et à manger, comme cela est écrit là-bas au-dessus de votre porte ? reprit Louis XVI après l’avoir rassuré de son mieux.

— Oui, Ma-ma-majesté, bégaya maître Gilles.

— Voyons, qu’allez-vous me donner à manger ?

— Ma-majesté, tout ce que nous avons est à votre service. On va tuer toute la volaille, s’il le faut…

— Mais il ne le faut pas ! dit Louis XVI, que les protestations du fermier amusaient étonnamment. Je ne voudrais pour rien au monde être la cause d’un tel massacre ! Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de faire un dîner en règle. Une simple collation, voilà tout.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! si ma femme était là seulement ! s’écria maître Gilles au désespoir de ne pouvoir trouver quoi offrir à son souverain.

— J’aurais été enchanté de la voir, dit Louis XVI ; mais, puisque le malheur veut qu’elle ne soit pas là, je m’en rapporte à vous. Vous désirez me donner de trop bonnes choses ? vous voulez me gâter, j’imagine ? Aussi, pour vous mettre à votre aise, je vous demanderai si vous avez des œufs ?

— C’est si commun !

— Pas tant que vous le pensez, s’ils sont frais.

— Oh ! quant à cela, on va les prendre au poulailler.

— Très-bien. Et du beurre ?… en avez-vous ?

— On vient de le faire.

— Voilà un repas magnifique ! s’écria joyeusement Louis XVI. Vous voyez, brave homme, que je ne suis pas si difficile… Eh bien, qu’y a-t-il encore ? demanda le roi en remarquant que maître Gilles se grattait l’oreille d’une manière désespérée.

— C’est que… la cuisine… balbutia maître Gilles, la cuisine est bien sombre, et Sa Majesté est habituée à manger dans de si beaux appartements !

— C’est cela qui vous embarrasse ?… Mais, y a-t-il à Versailles une salle à manger avec un plus beau plafond que celui-là ? dit Louis XVI en faisant admirer à ses gentilshommes la pureté du ciel.

— Sa Majesté consent à manger en plein air ? demanda maître Gilles en ouvrant de grands yeux ébahis.

— En plein air, mon cher hôte ! répondit le roi. Et voici ma place toute trouvée, ajouta-t-il en se dirigeant vers le banc de pierre placé près de la porte d’entrée.

Maître Gilles, devinant l’intention du roi, ôta sa veste, l’étendit avec soin sur la pierre et entra dans la maison.

Cependant deux garçons de ferme apportèrent une petite table devant le roi, et maître Gilles reparut bientôt dans sa belle blouse des dimanches. Il déposa un couvert sur la table, après avoir eu soin, toutefois, d’essuyer le verre avec le bas de sa blouse. Puis il demanda au roi quelle boisson il fallait lui servir.

— Vous avez donc le choix ? dit Louis XVI.

— Majesté, j’ai encore une vieille bouteille de vin qui nous est restée du baptême de notre fils.

— Eh bien ! gardez-la pour le jour de son mariage… On aura soin, ajouta-t-il en s’adressant à ses familiers, de compléter le caveau de ce brave homme.

— Alors… nous n’avons plus que du cidre à offrir…

— Très-bien ! Servez-moi du cidre et apportez-moi de votre pain de ménage. Je me sens un appétit d’enfer !

Le roi fut promptement obéi. Comme il ouvrait un œuf après avoir coupé une tranche de pain, il crut s’apercevoir qu’on lui frappait de temps à autre sur le bas de la jambe. Il regarda de côté et vit le gros chien de ferme qui se permettait, contre toutes les lois de l’étiquette, de caresser avec sa patte les mollets de son souverain.

— Ah ! je devine ce que tu veux, toi ! dit Louis XVI en lui jetant un morceau de pain que le barbet attrapa avec la dextérité d’un jongleur accompli.

Mais, comme le barbet avait un appétit déréglé, il renouvela ses demandes avec tant d’insistance que maître Gilles en fut tout scandalisé.

— Fi donc ! vilaine bête ! s’écria le fermier ; vous devriez rougir de tourmenter ainsi Sa Majesté !

Cette apostrophe bien sentie ne paraissant pas toucher le compagnon de table du roi, maître Gilles s’arma d’un gourdin dont il montra le gros bout au parasite à quatre pattes.

— Laissez-le, dit Louis XVI en passant amicalement la main sur la tête de son protégé ; il ne me gêne pas. Comment l’appelez-vous ?

— Sauf votre respect, Majesté, il s’appelle Fidèle.

— Fidèle ? A coup sûr ce n’est pas un chien de cour, dit Louis XVI en souriant.

— Pardon, Majesté, répondit maître Gilles, qui n’avait pas compris le jeu de mots : il n’y a pas son pareil comme chien de garde.

La nouvelle de l’arrivée de Louis XVI s’était vite répandue, et l’on voyait accourir de tous côtés les habitants de Sainte-Croix. Ils se tenaient respectueusement à distance, le cou tendu dans la direction du roi, et suivant curieusement le moindre de ses mouvements, comme s’ils eussent été surpris de le voir manger comme un homme ordinaire. Le bruit des cloches se fit bientôt entendre, et ce signal officiel décida les retardataires à déserter le village. A cet instant la porte de la cuisine s’ouvrit, et maîtresse Gilles parut sur le seuil dans ses plus beaux atours. Un grand tablier de soie, qui miroitait au soleil comme la gorge de ses pigeons, couvrait sa poitrine et descendait jusqu’au bas de sa jupe d’un rouge éclatant. Un immense bonnet, en forme de cathédrale, étalait au vent ses ailes de papillon et couronnait dignement cet imposant édifice.

La fermière se dirigea vers le groupe des courtisans, qu’elle salua jusqu’à terre, pensant que le roi devait en faire partie. Mais, lorsqu’en se retournant, elle aperçut Louis XVI assis à la petite table et étendant tranquillement son beurre sur une tranche de pain, elle entra dans une colère impossible à rendre et, saisissant rudement son mari par le collet :

— Malheureux ! s’écria-t-elle, tu as eu la bêtise de laisser Sa Majesté dehors !… Tu ne sauras donc jamais rien faire comme les autres !

— Pardon, dit Louis XVI qui avait grand’peine à garder son sérieux, c’est moi qui l’ai voulu… Vous pouvez lâcher maître Gilles.

— C’est ma femme, dit le fermier en faisant une sorte de présentation de maîtresse Gilles, quand il fut échappé de ses griffes.

— Je l’ai deviné tout de suite, répondit le roi en souriant. Elle a vraiment bonne mine, votre femme !

— Sa Majesté est bien honnête, dit maîtresse Gilles en exécutant la plus belle de ses révérences.

Mais le roi ne s’occupait déjà plus d’elle. Son attention s’était reportée sur la foule des paysans qui remplissaient la grande route.

— Allez avertir ces bons villageois qu’on leur permet d’entrer dans la cour, dit Louis XVI à une personne de sa suite ; s’ils ont quelque demande à me faire, je suis prêt à les entendre.

On se rappelle qu’Élisabeth, après la querelle qui s’était élevée entre maîtresse Gilles et son fils, refusa de recevoir le paiement de ses gages et alla se réfugier dans sa mansarde. Elle se jeta à genoux devant son lit, la tête appuyée contre les draps et les mains levées au ciel. Combien de prières entrecoupées de sanglots montent ainsi chaque jour vers Dieu ! Qu’il est bon de se retrouver ainsi tout seul, loin du monde, et de sonder impitoyablement les plaies de son âme !

Qui pourrait songer en ces moments redoutables à se déguiser la vérité ? Les déguisements sont bons pour des chagrins d’enfant ; mais, quand toutes les cordes de la douleur ont vibré en nous, il n’est plus possible d’être hypocrite envers soi-même.

Élisabeth pleura amèrement ; mais, après le premier tumulte de ses passions, elle examina plus sérieusement la conduite de la fermière ; elle s’avoua que la plupart des mères eussent agi comme sa maîtresse. Elle se trouvait même des torts, sans pouvoir toutefois excuser les brutalités et surtout l’arrogance de la fermière. Car ce qu’on pardonne le plus difficilement chez les autres, ce sont moins les mauvais traitements que l’orgueil immodéré qui cherche à nous humilier. Élisabeth était arrivée à cet état d’abattement physique où l’âme, se détachant de la terre, se rapproche du ciel par la prière. Alors ses larmes coulèrent moins brûlantes ; ses soupirs ne déchirèrent plus sa poitrine et l’indulgence entra dans son cœur.

Pleine de résignation, elle se leva pour commencer ses préparatifs de départ. Au même instant on frappa à la porte de sa petite chambre.

— Entrez, dit-elle.

La porte s’ouvrit et Germain tomba aux genoux d’Élisabeth.

— Oh ! pardonnez-moi ! s’écria-t-il en sanglotant. Ne me maudissez pas, Élisabeth !

— Vous maudire ! dit la jeune fille en pâlissant… Il faudrait alors commencer par me maudire moi-même. Car… vous, du moins, vous aviez pour excuse le peu d’importance de votre faute, et l’irréflexion de votre âge vous fermait les yeux sur le reste ; tandis que moi, je devais savoir quel avenir je me préparais !…

— Ne partez pas, Élisabeth, je vous en supplie, restez près de nous. Ma mère oubliera tout ; elle finira par vous aimer et vous appeler du doux nom de fille.

— Ce sont des rêves tout cela, mon bon Germain !… D’ailleurs, je ne consentirais jamais à être votre femme.

— Vous ne m’aimez donc plus ?

— Je vous aime toujours. Mais la souffrance m’a vieillie ; et j’ai réfléchi à bien des choses auprès desquelles je passais étourdiment jadis ; et je me suis dit que la femme doit, avant tout, défendre sa pureté… Lorsqu’un homme a perdu l’honneur, on dit qu’il a été lâche et tout le monde le méprise. Notre honneur à nous, c’est notre vertu ! Lorsque nous n’avons pas su la garder, nous sommes lâches comme l’homme qui a manqué à l’honneur. Je ne voudrais pas épouser un homme lâche… Vous ne pouvez épouser une femme sans vertu.

— Élisabeth, Élisabeth ! dit Germain, ne vous jugez pas ainsi !

— Je parle comme le monde…

— Je me moque du monde et de ses jugements. Je ne sais qu’une chose : c’est que je vous estime, c’est que je vous aime !… Ne partez pas !

— C’est impossible ! on m’a chassée d’ici.

— Et moi je vous dis d’y rester ! Je suis le maître après tout ! et ma mère ne me tiendra pas toujours…

— Une brouille avec votre mère ? Voilà ce que je veux éviter à tout prix. Je vais partir.

— Pour aller ?

— Chez mon père. Il n’y a que Dieu et lui qui puissent me pardonner.

— Mes larmes ne vous fléchiront pas ?

— Ma résolution est prise.

— Eh bien ! vous ne partirez pas seule ! dit Germain.

Et le jeune homme sortit sous le coup d’une terrible émotion. Élisabeth resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur la porte qui venait de se refermer. Puis elle éclata en sanglots.

— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce que la punition ne dépasse pas la faute ?

Elle promena un regard désolé sur les murs de sa petite mansarde, dont chaque meuble était un souvenir. C’étaient le lit, où elle goûtait un si doux sommeil, le bénitier de faïence surmonté d’un Christ où elle puisait pieusement de l’eau bénite tous les matins à son réveil, la petite table sur laquelle elle lisait le dimanche, la chaise sur laquelle elle se berçait en pensant à son père infirme, à sa mère qui reposait sous le vieil if du cimetière, à ses amis d’enfance. Elle se sentait le cœur gros à l’idée de quitter ces vieilles connaissances qui l’avaient vue rêver, prier et pleurer ! Et cette admirable campagne que l’on apercevait de la fenêtre ! et ce bois sombre qui s’arrondissait à l’horizon comme une épaisse chevelure ! et le clocher d’Audrieu qui se détachait en noir sur le bleu du ciel ! Que de poésie, à l’heure des adieux, dans toutes ces choses qui lui paraissaient autrefois insignifiantes !…

Mais voilà que de riches voitures descendent la côte à grand bruit et viennent troubler sa rêverie. Élisabeth, qui tenait à rester avec ses pensées, referma la fenêtre. Elle plia soigneusement ses robes et grossit son paquet de tous les autres objets de toilette. Une rumeur extraordinaire partait d’en bas et montait jusqu’au toit ; mais la jeune fille n’eut pas un instant l’idée d’ouvrir la fenêtre. Elle prit une dernière fois de l’eau bénite sous le vieux crucifix, jeta un dernier regard autour d’elle et descendit lentement les marches de l’escalier.

Il faut renoncer à peindre sa surprise et son effroi, lorsqu’elle aperçut la foule qui remplissait la cour. Elle voulut revenir sur ses pas ; mais il n’était plus temps. Françoise, la servante qui s’était moquée d’elle si méchamment le matin, s’approcha d’elle et, feignant une compassion hypocrite :

— Vous avez l’air bien triste ? lui dit-elle. Cela ne convient guère dans un pareil jour !

La méchante fille avait eu soin d’élever la voix pour être entendue des personnes qui l’entouraient. Tous les regards se portèrent aussitôt sur la pauvre Élisabeth, qui, rougissant et pâlissant, subit dans ces courts instants le plus affreux supplice qu’ait jamais enduré créature humaine.

Louis XVI avait fini son repas et parlait avec bonté aux paysans. Il fut un des premiers à entendre la remarque perfide de Françoise. Il regarda Élisabeth et fut frappé de son air d’abattement.

— Laissez approcher cette enfant, dit-il.

La foule ouvrit ses rangs. Mais, soit qu’elle n’eût pas entendu les paroles de Louis XVI, soit qu’elle n’eût pas la force de faire un mouvement, Élisabeth demeura debout à la même place, les yeux obstinément fixés sur le sol. Touché de sa position, le roi s’approcha d’elle et l’interrogea avec la plus grande douceur.

— Elle ne mérite pas que Sa Majesté s’occupe d’elle, s’écria maîtresse Gilles en accourant près du roi.

— Pourquoi ? demanda Louis XVI sans se retourner.

— Parce que c’est une malheureuse !…

— Vous devriez savoir, interrompit le roi, qu’il faut toujours avoir pitié des malheureux !

Il serait difficile d’imaginer quelle fut la stupeur de maître Gilles quand il aperçut Élisabeth entre la fermière et le roi. Il eut cependant le courage de venir au secours de la jeune fille ; et on le vit se placer bravement entre Louis XVI et sa femme qui n’osa ou ne put rien dire, tant elle fut étonnée d’un pareil trait d’audace.

— Que puis-je faire pour vous ? disait en ce moment Louis XVI à Élisabeth.

— Tout ! Majesté, répondit maître Gilles en avançant sa bonne figure qui n’eut jamais depuis ce jour un tel air de résolution. Vous pouvez la sauver du déshonneur ! ajouta-t-il à voix basse, de manière à n’être entendu que du roi.

— Cette fille a failli chez vous ?

— Chez moi, Majesté. Et mon fils Germain est décidé à l’épouser…

— Ah ! vous avez un fils ? Je comprends tout maintenant. Cette enfant est moins coupable que je ne l’avais pensé… Mais alors, si vous consentez au mariage, il n’y a plus d’obstacle…

— Pardon, interrompit maître Gilles, il y a ma femme.

— C’est vrai, dit Louis XVI en souriant ; vous me faites toucher du doigt un abus que je ne pourrai cependant pas supprimer dans mon royaume. Et quelle est la cause de son opposition ?

— L’argent, Majesté… Élisabeth n’a pas un sou vaillant.

— Je m’en doutais, dit Louis XVI.

Il appela l’un de ses gens et lui parla à voix basse. Quelques instants après, on apportait au roi une bourse remplie d’or qu’il présenta à Élisabeth.

Mais la jeune fille était dans une prostration semblable à celle du condamné à mort, qui entend les rumeurs de la foule sans pouvoir distinguer le sens des paroles qui se disent autour de lui. Désespéré de la voir insensible aux bontés de Louis XVI, maître Gilles s’approcha d’elle et lui cria de toutes ses forces : « Répondez donc, Élisabeth ; c’est le roi de France qui vous parle ! » Elle tressaillit, comme une personne qui sort brusquement d’un mauvais rêve, leva les yeux et rencontra le regard du roi.

— Je vous dote en faveur de votre enfant, lui dit Louis XVI ; vous pourrez épouser Germain.

— Oh ! merci ! s’écria Élisabeth en tombant à genoux. Je demanderai à Dieu qu’il vous accorde de longs jours, et mon enfant mêlera votre nom à ses prières.

Comme elle achevait de parler, ses forces l’abandonnèrent, et, sans le fermier, elle fût tombée à terre. Les paysans poussèrent des cris de joie et firent retentir les airs de leurs acclamations. Une seule personne ne partageait pas l’allégresse générale : c’était Françoise, qui voyait sa manœuvre perfide tourner au profit de son ennemie.

— Il n’y a que les mauvaises filles comme Élisabeth pour avoir de ces chances-là ! disait-elle en suivant la foule.

Heureusement que sa voix se perdit dans le bruit de la multitude, comme une fausse note dans un chœur immense.

Quant à maîtresse Gilles, elle n’avait pas encore retrouvé la parole et ne pouvait détacher ses yeux de la bourse que son mari tenait dans ses mains. Soudain elle se frappa le front, comme une personne qui rappelle ses souvenirs ; puis on la vit courir du côté de l’étable et rapporter un petit agneau dans ses bras. Mais Louis XVI était déjà rentré dans sa voiture, les postillons fouettaient vigoureusement les chevaux et, dans son désespoir, maîtresse Gilles crut apercevoir, à travers le nuage de poussière qui s’élevait de la route, la maîtresse d’auberge de l’Aigle recevant le baiser du roi.

A quelque distance de la ferme, Louis XVI aperçut, en se penchant à la portière, un jeune paysan qui pleurait au bord de la grande route. Il reconnut le gros chien noir qui était assis auprès du jeune homme. C’était son compagnon de table ; c’était Fidèle qui regardait tristement son maître, sans oublier toutefois de surveiller en même temps le bâton de voyage et les habits roulés dans un mouchoir. Louis XVI pensa que la Providence, en plaçant le maître du barbet sur sa route, ne voulait pas qu’il laissât sa bonne action inachevée. Il fit arrêter sa voiture et appela le jeune homme.

— Comment vous appelez-vous ? lui dit-il avec bonté.

— Germain.

— Vous êtes le fils de maître Gilles ?

— Oui, monseigneur, pour vous servir.

— Eh bien ! ne pleurez plus et retournez à la ferme. Élisabeth vient de faire un héritage et maîtresse Gilles consent à ce qu’elle devienne votre femme.

— Vous avez l’air trop bon, monseigneur, pour vouloir me tromper, dit Germain. Tout mon bonheur est attaché à l’accomplissement de ce mariage ; et, si vous aviez abusé de ma simplicité pour vous amuser de moi, vous m’auriez donné le coup de mort !

— Croyez-moi, reprit Louis XVI : le bonheur vous attend à la ferme.

— Dieu vous bénisse, monseigneur ! s’écria Germain, et vous accorde de longs jours !

— Voilà deux fois aujourd’hui que ce souhait m’est adressé, dit le roi à ses gentilshommes ; ne puis-je pas espérer que les vœux d’Élisabeth et de Germain me porteront bonheur ?

Les chevaux reprirent le galop ; et, tandis que Louis XVI courait à ses destinées, Germain marchait à grands pas, la joie au cœur, vers la ferme de maître Gilles, que les paysans avaient baptisée, dans leur enthousiasme, du nom d’Hôtel fortuné. Depuis ce jour, bien que la vieille maison n’offre plus le lit et la table aux voyageurs, on n’a cessé de l’appeler dans le pays l’Hôtel fortuné, comme si le peuple eût voulu perpétuer ainsi le souvenir du passage de Louis XVI.