CHAPITRE XXVI.


Loin de moi, ruse honteuse !
Inspire-moi, sainte et pure innocence !
Je suis votre femme, si vous voulez m’épouser.

(La Tempête.)


Amable s’éveilla avec un sentiment de paix et de bonheur tel qu’elle fut longtemps sans oser l’approfondir ; elle sentait qu’il n’y avait plus de nuages et cela lui suffisait.

Sa mère entra dans sa chambre, lui raconta les principaux faits et descendit avec elle. Elles s’arrêtèrent un moment dans la chambre de Charles, qui ne se levait qu’après le déjeuner. Il prit la main de sa sœur, qu’il regarda affectueusement. Mais, voyant la rougeur de la pauvre fille, il la laissa aller sans rien dire.

Le déjeuner fut assez silencieux, quoique chacun se sentît heureux. Charlotte elle-même était plus calme que d’habitude, et l’on répondait aux plaisanteries de M. Edmonstone sans entrer dans sa gaieté. Walter allait et venait sans cesse pour servir Charles, ce qui interrompait la conversation. Ainsi, le seul fait qu’on éclaircit fut l’arrivée tardive de ces messieurs la veille au soir. M. Edmonstone avait cru que Walter, comme Philippe, l’avertirait quand ce serait le moment de partir, et Walter, voulant modérer son impatience, avait laissé passer l’heure pour ne pas la devancer.

Madame Edmonstone se dit à elle-même qu’il pourrait disputer à Amy le prix de la patience. La seule différence était que cette vertu était facile et naturelle à la jeune fille, tandis que Walter n’y parvenait qu’avec effort.

Comme on se levait de table, Walter s’approcha d’Amy, que, jusque-là, il avait à peine osé regarder, et lui dit bien bas :

— Pourrais-je vous parler un moment ?

Amy rougit, et sa mère ayant indiqué le salon, elle s’y rendit avec Walter. Elle n’essaya pas de cacher son embarras en jouant avec les fleurs de la cheminée, ou avec ses bagues ; mais elle s’assit, les mains jointes et la tête baissée, prête à écouter ce qu’il avait à dire.

Il garda le silence un moment, et s’approchant d’elle enfin :

— Amable, dit-il, je voudrais que vous réfléchissiez mûrement, avant de décider s’il est vraiment désirable pour vous…

Elle releva la tête et fixa sur lui ses grands yeux bleus étonnés. Il continua :

— Jusqu’ici je ne vous ai causé que des chagrins. L’intérêt même que vous vouliez bien prendre à mon sort a été une source de souffrances pour vous. Est-il juste qu’une jeune fille si digne d’être heureuse lie son sort à celui d’un homme capable d’attirer le malheur sur lui et les siens ? Réfléchissez-y bien ; vous êtes encore libre, puisque personne ne connaît notre engagement. D’ailleurs c’est moi qui serais seul blâmé ! Ainsi, je vous le répète, Amy, réfléchissez avant que de risquer votre bonheur.

— Pour ce qui est de mon bonheur, répondit Amy, il dépend du vôtre. Je m’intéresserai toujours trop vivement à vous, pour être heureuse si vous ne l’êtes pas… pour être heureuse sans vous ! À ces mots elle baissa les yeux, qu’elle avait levés sur lui en commençant sa phrase.

— Mon Amy ! Ma Verena !… Et il saisit sa main en s’asseyant auprès d’elle. Au plus fort de mon malheur je sentais que vous m’aimiez, et cependant je puis à peine le croire à présent.

— Walter, répondit Amy en le regardant d’un air résolu, ne me prenez pas pour plus que je ne vaux. Il faut aussi que je vous avertisse. J’aurais dû le faire la dernière fois ; je ne l’ai pu : j’étais si heureuse, si confuse ! Mais il y a longtemps de cela, et j’ai pu réfléchir beaucoup pendant ce triste hiver. Je sais, et vous savez aussi, que je suis fort peu raisonnable et très enfant. Charles et vous, vous avez fait tout votre possible pour m’instruire et me développer, mais je sens très bien que je ne serai jamais une de ces femmes supérieures et distinguées que tout le monde admire.

— Le ciel vous en préserve ! s’écria Walter, effrayé peut-être par ses souvenirs de Saint-Mildred.

— Mais, continua-t-elle, je désire sérieusement me corriger de mes défauts, qui sont nombreux. Vous m’avez déjà donné un bon exemple, en m’apprenant à supporter les contrariétés de la vie ; ainsi… Elle sourit à travers quelques larmes. Si vous voulez vous contenter d’une petite personne bien ordinaire, ce n’est pas ma faute, et l’on tâchera d’en tirer le meilleur parti possible. Seulement, Walter, ne me dites plus que je pourrais être heureuse sans vous. J’aimerais mieux partager tous vos malheurs, si seulement ma faiblesse ne les aggrave pas.

— Encore un mot, chère Amable ; je ne veux pas que vous ignoriez la violence de mon caractère, avant que vous vous donniez à moi. Amy, mes premiers sentiments à l’égard de Philippe ont été des pensées de meurtre !

Elle leva les yeux, et vit qu’il parlait sérieusement.

— Votre premier sentiment, murmura-t-elle, mais non pas le second !

— Oui, le premier, le second, le troisième ! Il y a eu un moment où j’aurais vendu mon âme pour me venger !

— Un moment !

— Un moment, grâce au ciel ! et dès lors je ne suis pas retombé si bas. J’espère n’avoir pas souffert tout à fait en vain ; mais, si une telle tentation m’a trouvé si peu sur mes gardes, une autre ne pourra-t-elle pas me vaincre, quoique je prie Dieu que cela n’arrive plus ?

— Puisque vous êtes sorti victorieux d’une première épreuve, il en sera de même à la seconde.

— Et je suppose que je sois jamais assez fou pour me fâcher contre vous ?

Amy sourit ouvertement cette fois.

— C’est que je l’aurais sans doute mérité, dit-elle. Maman pense, et je suis de son avis, qu’il y a plus de sécurité avec un caractère comme le vôtre, dont vous combattez les défauts par un principe religieux, qu’avec bien des hommes d’un naturel doux, et qui sont patients sans effort.

— Oui, je n’aurais jamais osé vous parler, si je ne sentais en moi le sérieux désir de me corriger.

— Nous nous aiderons l’un l’autre, dit-elle.

— Amy, vous m’avez déjà aidé de vos prières l’hiver dernier. Je le sentais, et pourtant je croyais vous avoir perdue pour toujours.

À une heure, madame Edmonstone, jugeant que le tête-à-tête des deux jeunes fiancés avait été assez long, vint interrompre leur conversation et prier Walter d’aider le domestique à porter Charles au salon. Il y courut, et Amy embrassant sa mère lui dit :

— Je suis heureuse !

Puis elle prépara le canapé de son frère. Ce pauvre garçon était devenu si léger, que deux personnes le portaient facilement. Quand il fut établi sur son sofa, il commença ainsi :

— Nous avons manqué une belle occasion l’hiver dernier. Je me répétais sans cesse la scène à moi-même, pensant que c’était grand dommage de tant souffrir sans être en danger. Si j’avais seulement pu alarmer un peu mes alentours, j’aurais conjuré mon père de faire venir Walter, puis j’aurais demandé de la manière la plus pathétique que l’on se réconciliât, et enfin je vous aurais unis en rendant le dernier soupir.

Ici il fit le geste de joindre les mains des deux fiancés, se renversa en poussant un soupir et dit :

— Le rideau tombe !

Charlotte rit aux larmes de cette scène ; Amy elle-même ne put garder son sérieux.

— Mais si c’eût été votre dernier soupir, dit Charlotte, vous n’auriez guère joui de votre ouvrage.

— Je serais revenu à la vie plus tard. J’ai eu un moment l’idée de prendre un peu trop d’opium, mais le docteur Mayerne aurait découvert la ruse. Je vous dis ceci, Walter, pour mériter votre reconnaissance ; car si vous saviez ce qu’Amy a été pour moi tout l’hiver, vous ne pourriez assez admirer mon abnégation de vouloir vous la donner, et de ne pas vous considérer comme mon plus grand ennemi.

Après le goûter, Laura voulut aller à East-Hill, et les autres jeunes gens résolurent de l’accompagner.

— Il y a un service, nous pourrons aller à l’église, dit Amy à Walter.

Il fit signe que oui.

— Une autre chose que je voulais vous demander, reprit-elle… Puis-je dire notre secret à Mary ? car elle ne doit avoir rien compris à ma conduite hier au soir.

Mary en avait assez vu pour que sa curiosité fût vivement excitée ; mais elle n’espérait pas être mise dans le secret. Elle vit venir à l’église nos quatre jeunes amis de Hollywell. Walter serra furtivement la main d’Amy en passant sous le porche, quoiqu’ils ne se fussent pas donné le bras en route. Après le service, ils causèrent un moment avec M. Ross, et, comme ils s’en retournaient à la maison, Amy demanda à Mary de les accompagner un moment. Elles marchèrent ensemble les premières, et, quand elles eurent perdu les autres de vue, Amy s’arrêta.

— Mary… dit-elle.

Puis elle s’interrompit.

— Je devine quelque chose, Amy.

— Ne le dites à personne, excepté à M. Ross.

— Ainsi j’ai bien deviné, ma chère Amy. Quel plaisir vous me faites ! C’était donc la raison qui vous faisait fuir du salon hier au soir ?

— Je vous remercie de ne m’avoir pas fait de questions !

— Je vois qu’il n’est pas nécessaire d’en faire à présent : votre figure me dit assez que tout va bien.

— Je ne puis tout vous dire, Mary. Mais cette terrible histoire venait de ce qu’il avait aidé une personne dans le besoin ; je suis bien aise que vous le sachiez.

— Papa fut toujours persuadé qu’il n’était pas coupable, dit Mary.

— C’est ce que Charles m’a dit, et c’est pourquoi j’ai désiré de vous mettre dans le secret.

— Ainsi il y avait déjà quelque chose l’été dernier ?

— Oui, mais ce n’était pas encore comme à présent ! Je ne me rendais pas bien compte alors de ce que nous étions l’un pour l’autre.

— Pauvre enfant ! Quel triste hiver vous avez passé.

— Oh ! oui. Mais je n’étais pas aussi à plaindre que lui, car il était tout seul, tandis que tout le monde était bon pour moi, maman, Laura et le pauvre Charles, malgré sa maladie. Savez-vous, Mary, que je suis bien aise maintenant d’avoir eu à supporter cette épreuve ; cela m’a préparée pour l’avenir.

Mary fut frappée d’entendre une jeune fiancée penser déjà aux peines de la vie, au lieu de voir tout en beau : « Peut-être cela vaut-il mieux, » se dit-elle. Cependant Mary Ross n’avait pas beaucoup d’expérience en affaires de sentiment. Elle accompagna Amy jusque tout près de Hollywell. Là elles s’arrêtèrent pour attendre le reste de la société. Mary ne dit rien à Walter ; mais il sentit qu’elle le félicitait à sa manière de lui serrer la main. Lui, de son côté, la remercia du regard. Charlotte ne put s’empêcher de faire quelques pas en arrière avec Mary pour lui dire :

— N’êtes-vous pas contente, Mary ? Amy n’est-elle pas charmante, et savez-vous, quoique ce soit un secret, comme Walter s’est bien conduit ?

— Tout est à merveille, et je suis fort contente.

— Je n’ai jamais été si heureuse, dit Charlotte, ni Charles non plus. Pensez donc que Walter sera notre frère, et qu’il fera venir Trim demain !

Mary se mit à rire et se sépara de Charlotte. Elle se demandait pourquoi Laura seule avait l’air si triste. Était-ce le chagrin de se séparer de sa sœur ? ou n’avait-elle pas de confiance en Walter ?

Quelle joyeuse soirée on passa ce jour-là à Hollywell ! Charles ne pouvait se lasser de questionner Walter sur l’histoire du naufrage, depuis le premier souffle de vent jusqu’à la dernière goutte de pluie, et Walter répondit avec patience, parce qu’il pouvait vanter les braves pêcheurs de Redclyffe.

C’était une heureuse époque dans la vie des deux jeunes fiancés. Pas un nuage n’obscurcissait leur joie, pas une crainte pour l’avenir. Walter et Amable ne formaient aucun projet ; ils reprirent leurs anciennes habitudes : lectures, musique, promenades, qui toutes avaient encore plus de charmes qu’autrefois.

Walter était extrêmement chevaleresque dans ses manières, et ses attentions continuelles pour Amy avaient quelque chose de moins familier que dans le temps où il la considérait comme une sœur. Un étranger aurait cru qu’il lui faisait la cour et n’avait pas encore obtenu sa main. On eût dit qu’il ne pouvait croire à son bonheur ; son amour était respectueux et tendre. Amy, de son côté, était tous les jours plus fière de lui ; elle comprenait mieux son caractère. L’été précédent il était encore pour elle un mystère inexplicable. Il est vrai que Walter s’était développé ; il était devenu moins impétueux, sans avoir rien perdu de sa sensibilité.

Quand il était seul avec Amy, il était grave ; souvent il demeurait longtemps silencieux et plongé dans la méditation. Leurs entretiens étaient généralement sérieux, et, avec le reste de la famille, il était aussi plus posé qu’autrefois, quoique toujours gai et affectueux.

Toute la famille Edmonstone regardait bien Walter comme un de ses membres. M. Edmonstone protégeait les deux amants, tout en les accablant de plaisanteries, qu’ils apprirent bientôt à écouter sans rougir. Madame Edmonstone, type d’une bonne mère de famille, était ravie de s’entendre appeler maman par Walter. Charles, toujours mieux portant, se réjouissait d’avoir retrouvé son ami, de voir sa sœur heureuse, et d’avoir enfin trouvé Philippe en faute. Charlotte était enchantée d’être admise dans le secret d’une affaire d’amour, et d’avoir retrouvé Trim.

Laura seule n’était pas heureuse, et ne se rendait pas compte de ses impressions. Elle ne pouvait pas cacher sa tristesse, que l’on attribuait au chagrin de perdre sa sœur ; et cela semblait d’autant plus vraisemblable, qu’elle lui témoignait plus d’amitié que jamais, craignant toujours, au fond de son cœur, qu’une coupable jalousie ne fût la cause de sa peine. Walter, se sentant coupable envers cette bonne sœur à qui il allait enlever sa cadette, cherchait à la dédommager par des attentions qui redoublaient sa tristesse.

Elle se sentait fausse en acceptant la pitié, fausse en acceptant les félicitations ; mais elle espérait d’être plus capable de se réjouir lorsque Philippe connaîtrait l’innocence de Walter, et qu’elle-même oserait témoigner à ce jeune homme toute l’affection qu’elle se sentait déjà pour lui.