CHAPITRE XXVII.


Je te pardonne tous tes reproches ;
Je ne puis pardonner tes louanges.

(Tennyson.)


— A-t-on jamais vu un pareil impertinent !

Telle fut l’exclamation qui frappa les oreilles de Walter, comme il entrait dans la salle du déjeuner en soutenant Charles ; et, au même moment, M. Edmonstone, jetant un papier sur l’assiette de son gendre futur, lui dit :

— Faites-moi le plaisir de lire ceci.

Walter se mit à lire, et l’on vit aussitôt son front se contracter et ses yeux briller ; mais ce ne fut qu’un instant, et, sans dire un seul mot, il acheva la lettre ; puis il la replia soigneusement et la rendit à M. Edmonstone, en disant :

— Vous n’auriez pas dû me la montrer.

— Cela ne passe-t-il pas toute idée ? s’écria M. Edmonstone. N’est-ce pas de l’impertinence ? Mais il a pris ce ton-là un peu trop longtemps, et je le lui dirai. Croit-il que je vais lui demander son approbation, son consentement ? Je voudrais pouvoir vous marier dès demain ! Donnez cette lettre à madame Edmonstone. Voyez si ce n’est pas toujours la même malice et la même injustice !

Pauvre Laura ! Personne ne prendra-t-il donc le parti de Philippe ? Oui, et ce fut Walter. Il s’écria vivement :

— Non, non, il n’y a point mis de malice, et il a fait ce qu’il croyait juste !

— Pas un mot en sa faveur, je vous prie ! Je vous répète que c’est de l’envie et de la malignité ?

— C’est ce que j’ai toujours pensé, dit Charles.

— Quelle sottise, Charles ! répéta Walter. Il n’y a jamais pensé.

— Allons, Walter, voilà ce que je ne puis supporter, dit M. Edmonstone. Vous, le défendre ? Je n’ai jamais été aussi trompé de ma vie ; mais vous n’avez cessé d’admirer ce jeune homme, et d’écouter ses paroles comme l’Évangile, en sorte qu’il en est venu à dédaigner tous les avis, et à se croire un oracle. Heureusement ce n’est pas moi qui me laisse ainsi gouverner !

— Il est vrai, dit madame Edmonstone, qui venait de lire la lettre, que ceci va un peu trop loin.

— Maman pense comme les autres ! se dit Laura. Il faut qu’il s’obstine dans son erreur, pour ne rien dire de plus. Je n’aurais jamais cru cela de lui.

Chacun lut la lettre à son tour. Charles fit des commentaires à sa manière, Amy ne dit rien, puis la passa à sa sœur. Laura la lut tout bas, et trouva fort injustes les réflexions qui avaient été faites sur cet écrit, que nous allons rapporter.


Cork, le 8 avril.

« Mon cher oncle, je vous suis fort obligé de m’avoir communiqué vos intentions à l’égard d’Amable ; mais je ne vous cacherai pas ma surprise de vous voir faire si soudainement ce pas décisif, après les explications peu satisfaisantes que vous avez obtenues. Il me semble que Walter montre peu de fermeté, et qu’il est toujours fort imprudent et peu capable de diriger ses affaires. Combien moins le sera-t-il de faire le bonheur d’une femme ! Je croyais avoir compris que vous ne consentiriez jamais à ce qu’Amy lui fût rendue, s’il ne voulait pas expliquer ces mystérieuses affaires d’argent, et cependant je crois qu’il continue à ne pas vouloir dire pourquoi il avait besoin de cette somme considérable. Pour ce qui est du billet, il en a certainement fait un mauvais usage. Je ne veux pas croire que Walter soit complice de son oncle ; mais ce Dixon, qui n’est pas un homme fort scrupuleux, peut avoir entendu parler des difficultés de son neveu, et s’être présenté pour lui venir en aide et mériter ainsi sa reconnaissance. Dans tous les cas, cette preuve qu’il a continué d’être en relation avec cet homme n’est pas en faveur de Walter. Ce que j’écris n’est pas pour vous engager à rompre cet engagement, il est trop tard à présent ; mais, pour l’amour de ma cousine et de son fiancé, je vous conjure de vous arrêter. Ils sont tous deux très jeunes, si jeunes que, n’y eût-il pas d’autre raison, bien des personnes vous conseilleraient d’attendre quelques années, jusqu’à l’époque fixée par son grand-père pour sa majorité, par exemple. S’il est vraiment attaché à Amable, cette épreuve lui sera fort utile, en lui présentant, pendant les années les plus critiques pour un jeune homme, un motif puissant de combattre ses passions. Si, au contraire, ses sentiments sont ceux que devait lui inspirer la première jeune fille avec qui il a eu l’occasion de se lier un peu intimement, vous serez heureux d’avoir évité à votre fille une vie très malheureuse. Je n’ai jamais changé d’opinion à l’égard de Walter. Il est brave et généreux, il a de bons sentiments et des manières attrayantes, et, à tout prendre, il est fait pour gagner l’affection. Mais il est faible et impétueux, il se laisse facilement entraîner par les tentations, et avec cela il est obstiné et extrêmement violent. Je lui souhaite toute espèce de bonheur ; et, comme vous le savez, je m’emploierai autant que possible pour son bien ; cependant mon affection pour toute votre famille, et ma propre conviction, m’obligent à vous faire ces observations. Ne les considérez donc pas comme des marques de mauvais vouloir, mais simplement comme la preuve de mes vœux sincères pour le bonheur des deux parties intéressées.

« Votre affectionné
« P. Morville. »

Pendant que Laura lisait, Walter défendait Philippe contre les accusations exagérées de M. Edmonstone et de Charles. Enfin madame Edmonstone, perdant patience, lui dit :

— Mon cher Walter, si nous ne vous connaissions pas bien, nous croirions que ceci est affecté.

— Alors je me retire, dit-il en riant. Pouvez-vous venir avec moi ? ajouta-t-il en s’adressant à Amy.

— Attendez un moment, interrompit M. Edmonstone, car, une fois ensemble, on ne peut plus vous retrouver, et il faut que je vous parle avant d’écrire ma réponse. Je veux dire à M. Philippe que le jour est fixé, et que je me moque de sa désapprobation. Attendre jusqu’à vingt-cinq ans ! La bonne idée !

Walter regarda Amy qui baissait les yeux, et Charles, jouant avec Trim, riait sous cape, en voyant l’effet imprévu qu’avait produit la lettre de Philippe. Il était satisfait que sa puissance fût renversée, et ce n’était pas seulement à cause de sa sœur et de son ami.

M. Edmonstone était mécontent que Walter ne voulût pas fixer le jour sur-le-champ. Mais celui-ci répondit qu’il n’avait pas encore parlé de cela avec Amy, et qu’il ne voudrait pas la presser. Il n’avait pas même cru que M. Edmonstone désirât que le mariage eût lieu si tôt.

— Et quand donc auriez-vous désiré qu’il eût lieu ? s’écria M. Edmonstone. Vit-on jamais un amant si peu pressé ?

— J’étais trop heureux pour penser à l’avenir, et puis je ne savais pas si vous aviez assez de confiance en moi.

— De la confiance ! Je vous dis que si j’avais douze filles je vous les confierais toutes.

Walter sourit et Charles éclata de rire ; mais M. Edmonstone continua.

— J’ai la plus grande confiance en vous, et je vais écrire à Philippe qu’il a régné un peu trop longtemps par ici. Je lui annoncerai, dans tous les cas, que vous vous marierez incessamment, et qu’il pourra venir danser à la noce, pour voir le cas que je fais de ses avis. Votre mère et le colonel l’ont complétement gâté à force de flatteries. Je savais bien ce qui en résulterait ; vous vouliez tous faire de lui un prodige, et il est à présent si gonflé d’orgueil, qu’il oublie sa position.

— Ce n’est pas ma faute ! dit Charles.

— Mais je lui écrirai, je lui écrirai, et il verra à qui il a affaire !

— Ne croyez-vous pas, dit Walter en se disposant à sortir, qu’il vaudrait mieux attendre d’être un peu plus calme pour lui écrire ?

— Calme ! Vous voulez donc aussi m’impatienter, Walter ; vous ne valez guère mieux que Philippe. Je suis parfaitement calme ; mais je ne souffrirai pas que l’on me manque de respect. Je le traiterai comme il le mérite.

Quelqu’un vint l’appeler, et Walter demeura seul avec Charles. Il avait l’air affligé.

— Ne craignez rien, dit Charles. Je veillerai à ce qu’il écrive une lettre modérée. D’ailleurs Philippe sait ce que valent les lettres de mon père.

— J’ai peur que, dans un moment d’irritation, il n’écrive des choses qu’il regretterait plus tard. Il y a du vrai dans cette lettre.

— Il y en aura plus encore dans la réponse, vous verrez.

— Non, je ne le verrai pas. Cela regarde M. Edmonstone, et je ne veux pas m’en mêler.

— Voilà justement ce que l’individu en question ne dirait pas.

— Voulez-vous me faire un plaisir, Charles ?

— Oui, pourvu qu’il ne s’agisse pas de taire ce que je pense du capitaine.

— Malheureusement, c’est ce que je voulais vous demander. Tâchez qu’on ne lui réponde que demain ; cela donnera le temps de revoir sa lettre sans fâcheuses préventions.

— Toute la bonne volonté du monde ne m’empêchera pas de voir qu’il est fâché que nous ne soyons plus les jouets de sa malveillance. Que pensez-vous donc de ces délicates insinuations sur votre compte ?

— J’essaye de les oublier, répondit Walter. Il ne connaît pas mon oncle.

— Je suis bien aise de voir que vous ne le défendez pas sur ce point. Mais je vous empêche d’aller vers Amy. Ne vous inquiétez de rien, j’attendrai mon père… Oh ! il est déjà loin ! Suis-je désintéressé de lui laisser prendre Amy. Que ferai-je sans cette chère petite ? Laura a l’air de la mélancolie en personne. Je voudrais bien savoir si la disgrâce de Philippe y serait pour quelque chose ! Il serait curieux que les anciens soupçons de maman se fussent vérifiés ; le capitaine aurait joué le rôle d’un phalène autour de la chandelle ; il n’aurait pas montré sa prudence habituelle, à moins qu’il ne se croie à toute épreuve ! Que s’est-il donc passé l’automne dernier, quand j’étais malade et maman tout occupée de moi ? Peut-être que ni l’un ni l’autre ne s’en doutent, mais je ne serais pas surpris que l’amour fût la cause de ces regards mélancoliques.

Quand M. Edmonstone rentra, Charles obtint de lui qu’il n’écrivît pas à Philippe avant le lendemain. Il y consentit d’autant plus facilement, qu’il n’avait pas le temps de le faire ce jour-là ; mais, en sortant, il dit à sa femme et à son fils :

— Il va sans dire qu’il faut les marier le plus tôt possible. Il ne peut vivre seul à Redclyffe ; puis, je tiens à voir Amy devenue Mylady Morville avant le départ de Philippe, ne fût-ce que pour lui montrer que je ne suis pas homme à me laisser influencer.

Madame Edmonstone soupira ; cependant elle convint avec Charles qu’il n’y avait pas de raison pour attendre. Ainsi, il ne s’agissait plus que de laisser Amy choisir le moment ; et là-dessus madame Edmonstone, Charles et Charlotte se mirent à faire mille plans pour l’avenir.

Pendant ce temps, Walter et Amy se promenaient ensemble dans le bois.

— Je ne vous aurais pas demandé de lire cette lettre, disait-il, si je n’avais cru à propos de vous la faire méditer.

— Cela lui ressemble, répondit Amy. Peut-on être si injuste !

— Amy, ne soyez pas trop sévère !

— Vous oubliez qu’il m’attaque aussi.

— Je pense, dit Walter, que nous serions trop heureux sans ce nuage. Dès mon enfance, j’ai désiré l’amitié de Philippe. Quand il fit un séjour à Redclyffe, je sentais déjà sa supériorité ; elle m’irritait et je ne pouvais le traiter en camarade. Dès lors, j’ai toujours considéré son approbation comme très flatteuse ; cela montre quel ascendant il peut avoir par son caractère. Cependant, quoi que j’aie pu faire, la barrière qui nous a toujours séparés est devenue de plus en plus infranchissable. Je n’ai jamais pu m’ouvrir à lui avec confiance, et ses soupçons à l’égard de mon oncle m’ont obligé à l’éviter.

— Et à présent, vous êtes le seul ici qui prenne son parti. Non, Walter, quoi que vous puissiez dire, je ne saurais ni l’admirer, ni le plaindre.

— Pas même quand vous vous rappelez quelle place il occupait ici ? Et quand vous pensez qu’il l’a perdue seulement pour avoir fait ce qu’il a cru être juste et bon ? Votre maman elle-même, qui l’aimait tant, s’est éloignée de lui.

— Laura lui reste fidèle.

— Oui, et je lui en sais gré ; car il me semble que j’ai usurpé sa place. D’ailleurs, il a parlé dans votre intérêt : il croit que je ne puis vous rendre heureuse ; n’ai-je pas eu en effet bien des torts ?

— Quels torts ?

— Mon impatience !

— Quel homme est sans défaut ?

— Mais ce que je voulais vous demander, Amy, c’est de me dire si vous trouvez qu’il ait raison, en nous conseillant d’attendre quatre ans ?

— Je ne vous regarde pas tout à fait du même œil que lui, répondit Amy avec un sourire. D’ailleurs, croyez-vous qu’il change jamais d’opinion à votre égard ?

— Mais que penseriez-vous de ce projet ?

— Le seul avantage que j’y verrais, c’est qu’à vingt-quatre ans, je serais peut-être plus capable de diriger une grande maison. Mais vous m’aiderez de vos conseils, et vous serez indulgent. Je ne devrais pas le dire, peut-être, cependant je crois que votre existence serait bien triste, vivant seul à Redclyffe !

— Eh bien, Amy, répliqua-t-il après une courte pause, puisque vous consentez et que votre père l’approuve, il vaut mieux ne pas différer. Votre présence sera une sauvegarde pour moi, puisque la simple espérance de vous posséder en était une, et me faisait du moins observer les apparences.

Amy sourit doucement.

— Avez-vous entendu ce que votre père disait quand vous êtes sortie de la chambre ? continua Walter.

Elle rougit légèrement.

— Qu’avez-vous répondu ? dit-elle.

— Je lui ai dit que je ne voulais pas vous prendre par surprise. Voulez-vous un peu de temps pour réfléchir ? Je vais, si vous le désirez, vous laisser seule pour y penser.

— Dites-moi seulement ce que vous désirez, répondit-elle sans quitter son bras. Arrangez cela avec maman. Il m’en coûtera autant à un moment qu’à un autre de me séparer d’elle, de Charles et de toute la famille.

Ses larmes coulèrent à ces mots.

— Amy ! comment puis-je vous demander de quitter votre famille pour ma triste demeure ?

— Mais vous y serez avec moi, répondit-elle doucement.

— Écoutez ! n’est-ce pas un rossignol ?

— Oui ; c’est le premier de la saison. Quelle douce voix !… Là-bas, le voyez-vous ? Regardez sur ce noisetier ; vous pouvez voir les mouvements de son gosier.

Ils firent silence un moment pour écouter le chant de l’oiseau, et soudain l’horloge sonna. Walter consulta sa montre.

— Onze heures, Amy ! Il faut que je coure à mes livres, ou je vous ferai honte par mon ignorance.

Après les premiers jours, Walter s’était remis à étudier régulièrement, car il ne voulait pas quitter l’université en mauvais écolier. Il n’espérait pas faire une figure très brillante aux derniers examens ; il avait toujours été trop arriéré pour cela ; mais il ne voulait pourtant pas qu’Amable épousât un ignorant. Elle, qui était très raisonnable, alla donc rejoindre sa mère, qui était toujours dans son boudoir, prête à écouter les confidences de toute la famille. Les leçons de Charlotte avaient été fort négligées dernièrement, et chacun venait tour à tour ouvrir son cœur à la bonne mère, excepté celle qui en aurait eu un plus grand besoin que tous les autres. Amy et sa mère se consolèrent de leur prochaine séparation en pleurant doucement ensemble. Elles finirent par conclure qu’il fallait laisser M. Edmonstone et Walter fixer le moment qui leur conviendrait le mieux. On le dit au premier, quand il revint à la maison ; il y eut une longue conférence dans le boudoir, et, quand les deux fiancés descendirent pour dîner, ils avaient l’un et l’autre la figure brûlante. Laura les regarda avec des palpitations de cœur, et, tout le temps que dura le dîner, elle fit la conversation avec le docteur Mayerne, sans trop savoir ce qu’elle disait. Elle fut bien aise que l’on ne fît pas de musique ce soir-là, et lorsque tout le monde se retira et qu’elle entendit Charles et son père parler de veiller encore pour écrire à Philippe, elle se hâta de s’enfermer dans sa chambre, pour y donner cours à sa douleur.

Elle était encore assise et plongée dans ses tristes pensées, quand Amy frappa à sa porte, et entra rougissante et le sourire sur les lèvres, quoique ses yeux fussent mouillés de pleurs.

— Laura, ma chère sœur, si vous pouviez n’être pas si triste ! Je voudrais savoir que faire pour vous !

Laura appuya sa tête sur l’épaule de sa sœur et fondit en larmes. C’était une consolation pour elle, quoique sa sœur pût mal interpréter son chagrin. Amy l’embrassa, pleura aussi, et lui dit mille choses amicales et propres à la consoler. Elle lui fit observer combien la maison serait plus gaie, à présent que Charles allait mieux ; Charlotte devenait si grande fille qu’elle serait bientôt une amie pour elle.

— Ainsi vous avez fixé le jour ? murmura enfin Laura.

— Ce sera le mardi après la Pentecôte, répondit-elle. Ils trouvent tous que cela est bien ainsi.

Laura jeta ses bras autour du cou de sa sœur et ses pleurs redoublèrent.

— Ma chère Laura ! C’est bien amical de votre part, mais…

— Amy, vous ne savez pas… vous me jugez plus favorablement que je ne mérite. Ce n’est pas seulement… mais…

Jamais Laura n’avait été si peu maîtresse d’elle-même.

— Ah ! c’est à cause de Philippe que vous vous affligez, dit Amy ; et Laura, craignant de s’être trahie, fit un effort pour se remettre. Mais elle vit bien que sa sœur n’avait pas de soupçons, quand elle poursuivit : Oui, vous l’aimiez beaucoup, et vous devez être fâchée de le voir si injuste.

— Je suis sûre qu’il n’a parlé que pour votre bien, répondit Laura.

— Je vous demande pardon, Laura ; mais Walter est la seule personne que je puisse voir prendre le parti de Philippe.

— C’est fort généreux de sa part.

— N’est-ce pas, Laura ? Et il est si affligé de nous voir tous fâchés contre lui. Il dit qu’il lui semble avoir pris sa place, et il vous sait gré de lui demeurer fidèle. Croyez-vous qu’il viendra ?

— J’en suis sûre !

— Tant mieux, cela ferait grand plaisir à Walter. Oh ! si Philippe voulait lui rendre justice ! Nous n’aurions plus rien à désirer.

— Il la lui rendra, il est trop généreux pour ne pas sentir la générosité de Walter, et, quand tout ceci sera oublié, il sera son meilleur ami.

— Oui ! qu’il cesse seulement de dire que son opinion est toujours la même, et je pourrai avoir pour lui les sentiments que Walter voudrait que j’eusse. Bonne nuit. Laura, ne pleurez plus ! Ah ! il faut que je vous dise encore une chose : Walter a fait promettre à Charles de ne pas laisser papa écrire trop durement. Encore une fois, bonne nuit !

Pauvre Laura ! sa reconnaissance envers Walter n’était pas un de ses moindres sujets de peine. Elle aurait bien voulu connaître le contenu de la lettre de son père, mais la seule phrase qui transpira fut que M. Edmonstone n’avait jamais cru qu’il fût nécessaire de demander le consentement d’un neveu, quand on voulait marier sa fille. Laura se flatta que Philippe connaissait assez son père et Charles, pour ne pas faire trop d’attention à ces expressions offensantes ; elle se réjouissait à l’idée de le revoir au mariage. Une autre espérance vint encore relever son courage abattu. Charles lui dit un jour :

— Nous devons tous être bien obligés à Walter ; il s’est écrié ce matin : — J’espère que votre père ne va pas assurer la dot d’Amy de manière à ce qu’elle ne puisse pas y renoncer. — Pourquoi ? ai-je demandé. — C’est, a-t-il répondu, que si vous ou Laura vous vous mariez avec une personne qui ne soit pas riche, la part d’Amy pourrait vous être utile.

— Nous lui sommes fort obligés, répondit sérieusement Laura. Savez-vous à combien cela se monte ?

— Oh ! vous voulez savoir ce que vous lui devez ? C’est quelque chose comme cinq mille livres, je pense.

Charles observa Laura, et ses premiers soupçons lui revinrent, quand il se demanda pourquoi cette affaire semblait l’intéresser si fort.

Laura ne connaissait pas la valeur de l’argent ; elle ne savait pas ce que possédait Philippe, et ne se faisait aucune idée de ce que l’on pouvait faire avec cinq ou dix mille livres. Mais elle pensa que cette perspective pouvait faciliter l’aveu de leurs sentiments, aussi bien que l’aurait fait l’avancement de Philippe. Elle espérait que cet aveu pourrait se faire au moment où ses parents seraient tout heureux du mariage d’Amy, et que la reconnaissance de Philippe pour Walter mettrait un terme à tous ses préjugés.

Ces pensées soutinrent Laura et l’aidèrent à prendre une part active aux préparatifs du mariage. Le temps était court et il y avait beaucoup à faire, car M. Edmonstone avait de grands projets. On eût dit qu’il voulait inviter le monde entier, et il ne voyait rien d’assez beau en fait de déjeuner, de voitures, etc. Sa femme le laissait dire, et comptait que la moitié de ces grands projets n’auraient point de suite. Walter prit Amy à part, et lui demanda ce qu’elle en pensait.

— Et vous ? lui dit-elle.

— Je ne sais : en général, il me semble que moins on fait d’embarras, mieux cela vaut ; mais, si votre père le désire et si cela fait plaisir aux gens, il serait dur de les priver de cette fête.

— Oh oui ! il faudra bien régaler les pauvres et les enfants de l’école.

— Quel plaisir pour les petits Ashford de faire célébrer la fête aux enfants de l’école de Redclyffe.

— Il n’y a pas de mérite à inviter les pauvres plutôt que les riches. Cela procure bien plus de jouissances.

— Eh bien ! puisqu’on fait une fête pour les pauvres, autant vaut en faire une pour les riches par la même occasion.

— Pour moi, dit Amy, je ne saurai guère ce qui se passe.

— Ah ! nous n’aurons pas le temps de songer aux accessoires. Nous irons à l’église, c’est tout ce que je sais, et je ne remarquerai certainement pas si vous êtes vêtue de dentelle ou de mousseline.

— C’est flatteur ! dit Amy en riant.

— En deux mots, voici ma pensée : pourvu que nous ne soyons pas obligés de penser à tout cela, on fera ce que l’on voudra. Mais ne sera-ce pas bien de l’embarras pour votre mère ?

— Elle aurait encore plus de peine à faire renoncer papa à ses plans qu’à les suivre. Puis, il sera bon qu’elle ait trop à faire pour penser beaucoup à moi.

— C’est bien, nous accepterons tranquillement toutes ces magnificences. Encore une chose seulement, Amy : vous savez que je n’ai pas d’amis de mon côté, mais il y a une personne que j’aimerais beaucoup à inviter : c’est Markham. Il m’est si fort attaché, il a tant aimé mon père et l’a tant pleuré ! Je voudrais lui faire ce plaisir, qui serait grand pour lui !

— Il y a une autre personne que je voudrais inviter, si maman le permet. Je voudrais que votre petite cousine Marianne fût une de mes demoiselles d’honneur. Charlotte aurait soin d’elle, et je serais si contente de la voir près de moi !