Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 180-198).


CHAPITRE XIII.


Ô toi, enfant de tant de prières,
La vie a des sables mouvants, la vie a des embûches ;
Les soucis et l’âge arrivent plus tôt qu’on ne les attend ;
Insensiblement le matin se change en midi,
Et mai se transforme en juin.


— Que s’est-il donc passé ? Amy n’est pas dans son état naturel, dit Charles à sa mère, qui venait lui souhaiter le bonsoir.

— Pauvre petite ! N’y faites pas attention, fut toute la réponse qu’il put obtenir.

Laura comprit ce mystère sans qu’on le lui expliquât. Elle aussi, elle avait trouvé que Walter et Amy étaient trop souvent ensemble ; et elle se douta bien que sa mère avait averti Amable. Elle se mit donc, bonne sœur, à protéger sa cadette, et à lui faciliter son petit manège, en sorte qu’il échappât à l’observation. Heureusement pour elles, Eveline, n’étant pas en très bonne santé, n’avait pas sa pétulance habituelle, et préférait la tranquillité au badinage. Une autre chose facilita la tâche d’Amy. C’est que Walter la rechercha moins que par le passé ; on eût dit même qu’il l’évitait, quoiqu’il fût aisé de voir la peine que cela lui causait. S’il était obligé de lui rendre quelque petit service, il s’en acquittait comme en faisant des excuses, et Amy se reprochait le plaisir que lui causaient ses attentions.

Madame Edmonstone observait tout, sans en avoir l’air. Elle pensait qu’il valait mieux ne rien laisser paraître ; elle était seulement contrariée de voir qu’Eveline souriait parfois, comme si elle avait deviné quelque chose.

Eveline se portait toujours mieux dès qu’il était question d’une partie de plaisir quelconque, et elle se trouva tout à fait bien pour la fête de Mary Ross. Mais madame Edmonstone fut prise ce jour-là d’un mal de tête qui ne lui permit pas d’y aller. Amy aurait voulu rester auprès d’elle ; sa mère ne le voulut pas, craignant qu’Eveline n’en fût surprise et que Mary Ross ne fût trop affligée. D’ailleurs, en nombreuse société, il serait plus facile pour Amy de se tenir loin de Walter, et Laura serait là pour empêcher Eveline de faire des plaisanteries gênantes.

Le temps était magnifique et tout se passa à merveille. Les messieurs firent jouer les petits garçons, et les dames les petites filles. Mais Walter n’était pas le même qu’à l’ordinaire. Il dirigea bien le chant des enfants et remplit leurs tasses de thé ; il ramassa et consola un petit malheureux qui était tombé ; en un mot, il se rendit fort utile ; mais il n’avait pas sa vivacité accoutumée.

Amy se dévoua au soin des plus jeunes enfants, et joua pendant trois quarts d’heure avec un gros garçon de trois ans, qui, placé à quelques pas d’elle, jetait solennellement sur ses genoux une balle qu’elle lui renvoyait, et qu’il n’attrapait jamais. Elle prit soin d’une montagne de casquettes et de chapeaux, et finit par se promener en long et en large avec Louisa Harper, compagne que personne ne lui enviait.

Vers la fin de la journée le ciel se couvrit ; le temps devint frais, et l’on eut une averse. Laura courut chercher Eveline dans le pré, et Amy se mit à la poursuite de Charlotte, qui était en train de jouer avec des petites filles de son âge. À quelque distance de la maison, elles rencontrèrent Walter accourant avec un parapluie qu’il remit sans mot dire à Charlotte. Amy le remercia et tous trois se hâtèrent de rentrer, Charlotte seule causant le long du chemin. Ils trouvèrent sur la porte Mary et son père, qui allaient congédier les enfants réfugiés sous un hangar à l’autre bout du pré. Mary conduisit Amy et Charlotte dans sa chambre pour leur donner d’autres chaussures. Amy, que l’air malheureux de Walter avait fort émue, aurait bien voulu y rester un moment ; mais Charlotte, enchantée d’avoir reçu la pluie, ravie d’avoir mis des souliers d’une grandeur démesurée, était pressée d’aller jouer au salon. Il s’y trouvait une nombreuse société de jeunes gens et de jeunes demoiselles des environs, tous fort en train de rire et de causer dans une demi-obscurité ; Amy remarqua Walter tout seul dans un coin. Charlotte était fort animée ; elle babillait beaucoup, et sa sœur ne fit pas trop attention à ce qu’elle disait jusqu’à ce qu’elle l’entendit s’écrier :

— Oh ! je voudrais que vous entendissiez Walter chanter cela !

— Ce serait un bon moment pour l’entendre, dit Eveline. Charlotte, allez le lui demander.

— Non, non ! Charlotte, dit Laura.

— Pourquoi pas ? demanda Eveline.

— Il a l’air si sérieux, répondit la petite fille avec timidité.

Malheureusement Eveline était en humeur de plaisanter, et, rendue plus hardie par l’obscurité :

— Cela lui fera du bien, dit-elle. Et, je vous dirai comment vous pourrez le décider : dites-lui que c’est Amy qui l’en prie. Allez, n’ayez pas peur.

— C’est cela, s’écria Ellen Harper en riant.

Amy savait que Walter serait offensé. Il regardait la musique comme une chose sérieuse, et il n’aimait pas qu’on lui demandât un morceau d’un caractère gravé dans une société de ce genre. Qu’allait-il penser d’elle ? il croirait qu’elle voulait le fâcher, après lui avoir montré une froideur à laquelle il était évidemment sensible. Elle voulut arrêter sa sœur ; Laura interposa son autorité, mais la petite enfant gâtée charmée d’être soutenue par tant de personnes contre ses sœurs, fut bientôt auprès de Walter, à qui elle fit sa commission.

Il se leva vivement, vint droit à Amy, et lui demanda si c’était bien elle qui lui faisait cette proposition. Eveline et ses complices, effrayées de ce qu’elles avaient fait, s’écartèrent.

Amy pouvait à peine respirer.

— Pardon, lui dit-elle, et ce fut tout ce qu’elle put articuler.

— Vous voulez que je chante ? dit-il d’un air surpris. Et il ajouta d’une voix étouffée : Je ne puis.

À ce moment on apporta de la lumière, M. Ross entra et l’on ne parla plus de musique. Un moment après, la voiture fut annoncée, et, quand on demanda où était Walter, M. Ross répondit qu’il était déjà retourné à la maison, et lui avait souhaité le bonsoir. Mais il n’ajouta pas, comme il le dit plus tard à sa fille, que ce jeune homme avait l’air de ne pas penser à ce qu’il faisait, et qu’il était parti, malgré la pluie, portant sous son bras un parapluie qu’on lui avait fait prendre.

Rentrée à la maison, Amy courut dans la chambre de madame Edmonstone ; mais, l’ayant trouvée endormie, elle se retira sans bruit. Elle dormit fort peu cette nuit, et, le lendemain matin, elle ne voulut pas conter ses chagrins à sa mère avant le déjeuner, de peur de lui être importune. Mais Walter devait partir à midi par le chemin de fer, et elle était décidée à lui expliquer auparavant ce qui s’était passé la veille. Ainsi donc, aussitôt qu’elle le put, elle entraîna sa mère dans le boudoir.

— Oh ! maman, s’écria-t-elle, si vous saviez ce qui m’est arrivé !

Et, cachant sa figure dans ses mains, elle continua son histoire en pleurant.

— Il peut bien être fâché ! Après avoir été contrarié pendant toute la semaine, croire encore que je veux le taquiner si sottement ! Que pensera-t-il de moi !

— Amy, tout ceci est un enfantillage : ne prenez pas la chose trop à cœur. Il faut lui expliquer comment les choses se sont passées, ajouta madame Edmonstone, qui pensait qu’il serait bon pour Charlotte d’avoir à confesser sa faute. Mais dans ce moment quelqu’un la demanda, et Amy quitta la chambre avec l’idée que sa maman lui conseillait de faire elle-même cette explication.

Walter s’était trouvé très heureux à Hollywell, sans se rendre compte de la part que la présence d’Amy avait à son bonheur. Mais il le comprit, dès que cette jeune fille, en changeant de manières avec lui, l’eut jeté dans une sombre tristesse. Il ne chercha pas à combattre son amour, mais, le considérant du côté sérieux, il se figura qu’Amable pourrait être son guide, son ange gardien, qui l’empêcherait de tomber dans beaucoup de fautes. Cependant il avait peu d’espérance, n’imaginant pas qu’on pût l’aimer. Il croyait au contraire que sa violence, le triste souvenir de ses ancêtres et ses parents du côté de sa mère, seraient des obstacles insurmontables ; car il respectait trop M. et madame Edmonstone pour croire qu’ils considéreraient sa fortune comme une compensation suffisante à tant de désavantages. Il pensa même que la soudaine froideur d’Amy avait pour but de le décourager.

Jamais pauvre cousin ou malheureux précepteur ne se sentit plus confus à l’idée de confesser son amour que ne l’était l’héritier de Redclyffe. Mais il sentait qu’il n’avait pas le droit de vivre chez M. et madame Edmonstone en aimant leur fille sans le leur dire. Il était temps d’en finir, puisqu’il ne pouvait plus souffrir que le nom d’Amy fût mêlé à une sotte plaisanterie sans en être si fort irrité. Il se décida donc à ne pas quitter Hollywell sans faire sa confession à madame Edmonstone.

Comme Walter se rendait auprès de cette dame il rencontra Amy qui venait le chercher.

— Walter, dit-elle, je voulais vous dire combien je suis fâchée qu’on vous ait fait de la peine hier au soir.

— N’y pensez plus ! s’écria-t-il surpris.

— C’est ma faute, j’aurais dû arrêter Charlotte plus tôt au lieu de la laisser s’échapper ainsi.

— Vous ! Je… je… Amy, n’y pensez plus ! Je voudrais vous parler, voulez-vous rester un instant avec moi !

Sa mère l’aurait-elle trouvé mauvais ? Oh ! non, il fallait bien l’écouter, et cependant le cœur d’Amy battait bien fort, pendant que Walter, cueillant une longue branche de roses noisettes et la tortillant avec embarras dans ses doigts, lui dit :

— Il faut que vous sachiez pourquoi vos regards et vos paroles ont assez d’influence sur moi pour me mettre dans l’état où j’étais hier au soir et dont je suis honteux. Je sais que j’ai eu grand tort, et que je ne me suis pas conduit de manière à vous prévenir en ma faveur. Mais il y a longtemps… je ne sais pas combien de temps… que j’éprouve pour vous des sentiments que je ne puis combattre et que personne d’autre ne m’inspire ni ne m’inspirera jamais…

Les joues d’Amy s’enflammèrent, et personne ne pourrait exprimer ce qu’elle éprouva, lorsqu’il s’arrêta et qu’il reprit avec vivacité :

— Si je peux goûter quelque bonheur sur la terre, ce ne peut être que par vous, Amy. Ce que je sens pour vous je ne peux l’exprimer ; mais je sais tout ce qui parle contre moi, mon caractère, celui de mes ancêtres !… Il me semble impossible, même en rêve, que je puisse prétendre à vous faire partager mon sort. Et cependant, Amy, si vous pouviez me diriger, priez pour moi !… Mais, reprit-il après une autre courte pause, je ne vous demande pas encore un engagement, pas même une réponse. Je parle seulement parce que je n’ai pas cru devoir rester ici en gardant le secret, ni surtout le cacher à vos parents.

À ce moment ils entendirent, de l’autre côté des buissons qui les cachaient, le bruit des roues du fauteuil de Charles, et la voix de Charlotte, qui lui causait pendant sa promenade du matin. Amy s’enfuit, comme un oiseau effrayé, et ne s’arrêta que lorsqu’elle arriva hors d’haleine dans le boudoir. Elle se jeta aux genoux de sa mère, et, d’une voix si émue qu’on avait de la peine à l’entendre :

— Ô maman ! dit-elle, il dit… il dit qu’il m’aime ! Madame Edmonstone n’en fut pas très surprise ; mais elle avait eu à peine le temps de donner un baiser à son enfant, et de remarquer l’expression de bonheur qui se lisait dans ses yeux, malgré son trouble, lorsque Walter, après avoir frappé à la porte, se présenta aussi :

— Approchez, lui dit madame Edmonstone, voyant qu’il hésitait, et lui souriant d’une manière encourageante. Amy se leva comme pour sortir.

— Ne sortez pas, à moins que vous ne le désiriez, lui dit Walter.

Amy ne le désirait pas du tout maintenant qu’elle était sous la protection de sa mère. Elle était assise à ses pieds, et tenait sa main en regardant Walter, quand elle en trouvait le courage, baissant les yeux, dès qu’il parlait de son amour pour elle.

— Vous savez ce que je viens vous dire, dit-il à madame Edmonstone, et il lui répéta, mais avec moins de calme et plus de chaleur, ce qu’il avait déjà déclaré dans le jardin. Jamais une mère ne fut plus heureuse que madame Edmonstone. Aimant Walter comme elle le faisait, elle était fière que son Amy eût gagné un cœur dont elle connaissait toutes les belles qualités. Puis elle était touchée de la confiance avec laquelle ces deux enfants lui faisaient l’aveu de leur amour ; elle entrait dans leurs sentiments, comme si elle avait été de leur âge. Il fallait cependant parler et agir avec prudence. Comme Walter s’accusait de mille défauts et s’avouait indigne d’Amy, madame Edmonstone lui dit :

— Si vous continuez à combattre vos défauts comme vous l’avez déjà fait, vous pouvez tout espérer.

— Si vous me permettez d’espérer, je pourrai tout, madame ! Mais n’est-ce pas impardonnable que l’espérance d’une récompense terrestre me donne une force que je ne sais pas trouver en moi pour atteindre un but plus digne d’un chrétien ?

— Si vous ne parliez de chercher à vous vaincre que pour obtenir Amy, il ne faudrait rien attendre de vos efforts, mais je crois et j’espère qu’elle n’est pas votre but principal, c’est pourquoi j’ai plus de confiance… Cependant j’ai encore une chose à vous dire, non pas en ma qualité de mère ; mais comme toute femme prudente le ferait à ma place. Vous avez vu si peu de monde !… Vous eussiez rencontré peut-être une personne qui vous aurait mieux convenu que la fille de votre tuteur.

Il répondit en jetant sur Amy un regard de flamme :

— Je suis bien aise, madame, que vous ne disiez pas cela en votre propre nom !

— J’aurais dû ne rien dire du tout en l’absence de mon mari, répondit madame Edmonstone en souriant ; mais je suis sûre qu’il pensera comme moi, et ne voudra pas que vous vous engagiez encore.

— Sans doute vous avez raison de parler ainsi, reprit Walter comme à regret. Je dois être déjà bien reconnaissant que vous ne m’ayez pas tout à fait rejeté.

Les moments qui suivirent leur semblèrent bien courts à tous trois : ils étaient si heureux ! Ils causaient doucement, avec des intervalles de silence, sans penser que l’heure du départ approchait. La voix de Charlotte le leur rappela.

— Où êtes-vous donc Walter ? votre cheval est prêt depuis longtemps, vous serez en retard.

Il fallut bien se séparer, se dire adieu, se serrer encore une fois la main, et Walter descendit. Madame Edmonstone l’accompagna.

— Mon mari vous écrira demain, dit-elle.

Il monta à cheval, et, en s’éloignant de la maison, il se retourna encore une fois : Amy le salua de sa fenêtre entourée de roses grimpantes. Elle le suivit longtemps des yeux comme il s’éloignait au galop, avec Trim courant après lui ; puis, quand il fut hors de la portée de sa vue, elle s’agenouilla auprès de son petit lit, et pria Dieu de lui donner assez de reconnaissance et de la rendre digne de Walter.

Chacun dans la maison, excepté Charlotte, se doutait qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire. Eveline sentait sa curiosité fort éveillée ; mais, sachant qu’il était convenable qu’on ne lui parlât de rien avant que toute la famille fût instruite, elle proposa complaisamment à Charlotte une promenade dans le jardin, pour délivrer d’elle et de la petite fille les personnes intéressées.

Charles et Laura gagnèrent peu de chose à cette manœuvre, car leur mère s’était rendue auprès d’Amy.

Charles, couché sur le sofa, se frottait la main droite et demandait à Laura comment se portait la sienne.

— J’ai cru, ajouta-t-il, qu’il voulait emporter d’ici celle de quelqu’un.

— Nous aurons bientôt l’explication de tout ceci, répondit tranquillement Laura.

— Bientôt ! Si j’avais d’aussi bonnes jambes que vous, je n’attendrais pas si patiemment !

— Je crois qu’il vaut mieux la laisser un moment avec notre mère.

— Vous croyez donc qu’il y a quelque chose ? dit Charles en la regardant avec curiosité ; puis, supposant que cette conversation était pénible pour Laura, il se tut. Mais, incapable de demeurer tranquille plus longtemps, il se leva et prit ses béquilles.

— Charles ! n’allez pas les déranger !

— Je vais dans ma chambre, dit Charles. Je pense que cela m’est bien permis ?

Sa chambre communiquait avec le boudoir de sa mère, où il espérait bien être admis ; car il avait beau plaisanter, tout ce qui touchait Amy l’intéressait vivement.

Le bruit de ses béquilles fut bientôt entendu sur l’escalier, et Amy, se levant vivement, s’écria :

— Voici Charles, maman, pouvons-nous lui dire ?…

— Je crois, qu’il a tout deviné, répondit madame Edmonstone, en ouvrant la porte à son fils, après quoi elle laissa le frère et la sœur ensemble.

— Eh bien ! Amy, dit-il en la regardant en face, vous attendez-vous à me voir me trouver mal à force d’émotion ?

— Charles !… Vous savez donc tout ?

Amy l’aida à se placer sur le sofa, puis elle l’embrassa, et posa sa tête sur l’épaule de son frère.

— Bien, Amy, ma petite femme, je vous souhaite tout le bonheur imaginable. J’espère que vous admirez ma générosité ainsi à un autre ? ajouta-t-il en riant, pour cacher son émotion.

— Charles… mon cher frère… nous n’en sommes pas là !

— Non ? qu’est-ce donc qui vous fait rougir comme un coq ? Pourquoi m’a-t-il presque brisé les doigts en me serrant la main ?

— Je veux dire que nous n’en sommes pas encore là ! Il est si jeune, et je suis si enfant !

— Quelle raison !

— Il faut que vous m’aidiez à devenir sage et à m’instruire pour être plus digne de lui !

— Pour cela, je n’en trouverais pas facilement un autre aussi digne de vous. Mais que voulez-vous dire par : « Nous n’en sommes pas encore là ? »

— Je veux dire que rien n’est arrangé, rien n’est promis, papa ne le sait pas encore !

— Il le saura bientôt, et donnera son consentement. Mais contez-moi tout… tout ce que vous voudrez bien me confier, car à présent vous allez avoir des secrets.

Cependant madame Edmonstone était descendue auprès de Laura. Pauvre Laura ! Dès que son frère eut quitté la chambre, ses traits perdirent l’expression calme qu’elle s’efforçait de leur conserver. Elle se leva et se promena fort agitée dans le salon.

— Ô fortune ! fortune ! s’écriait-elle. Quelle cruelle différence ! Tout est facile avec toi ! Cependant il est jeune, il a un caractère peu sur, des parents qui ne sont pas honorables, une violence extrême, qu’il ne cache pas même devant elle ! Et tout cela sera excusé ! Papa sera enchanté, je le sais. Quant à Philippe, chacun reconnaît ses qualités supérieures ; cependant, faute de cet odieux argent, il serait repoussé. Et, pour cette raison, l’amour qui a grandi dans nos cœurs avec nous-mêmes doit être caché comme un crime ; notre vie est une torture continuelle !

La porte s’ouvrit et Laura se calma soudain, du moins en apparence, mais au dedans sa conscience lui disait :

— Est-ce ainsi que tu vas recevoir la nouvelle du mariage de ta sœur ?

— Eh bien, Laura ! commença madame Edmonstone en souriant, comme fait une personne qui apporte une bonne nouvelle et qui est sûre de trouver un cœur capable de s’en réjouir.

— C’est donc vrai ! répondit Laura. Chère petite Amy ! J’espère… Ses yeux se remplirent de larmes, mais elle avait appris à se contenir, et bientôt elle se remit.

— Qu’est-il arrivé ? Où en sont-ils ?

— Ils en sont tout juste au point que je pouvais autoriser sans la permission de papa. Walter, avec une parfaite sagesse, ne demande pas autre chose pour le moment. Mais il ne croyait pas devoir rester plus longtemps ici sans nous avouer ses sentiments pour Amy.

Ces mots blessèrent le cœur de la pauvre Laura. Mais Walter pouvait douter là où Philippe était sûr de son fait. Madame Edmonstone continua :

— Leur franchise et leur confiance sont touchantes. Je n’en suis pas surprise dans Amy ; mais c’est fort beau à Walter de m’avoir tout dit.

Autre coup pour la pauvre Laura. Mais, non ! la pauvreté de Philippe était la seule cause de son silence : lui aussi il aurait parlé ouvertement s’il avait eu une position.

— J’espère qu’il ira bien ! dit Laura.

— Certainement, s’écria madame Edmonstone avec l’enthousiasme de l’affection. Pourquoi en douter ? Il n’y a pas un homme au monde qui m’inspirât plus de confiance.

Laura ne put entendre ces éloges sans se rappeler les avertissements que Philippe lui avait donnés deux ans auparavant.

— Walter a certainement de belles qualités, dit-elle en hésitant.

— Je vois, dit la mère, que vous craignez son humeur impétueuse, mais je n’en suis pas effrayée. Un caractère passionné comme le sien, mais contenu par des sentiments religieux, est plus sûr qu’un caractère doux sans cette garantie.

Laura trouvait sa mère trop confiante, mais elle convint que Walter avait une piété véritable et solide. Elle fut bien aise que l’approche d’Eveline et de Charlotte vînt mettre un terme à cette conversation, et se hâta de demander ce qu’il faudrait dire à Eveline.

— Je lui dirai tout, répondit madame Edmonstone, car elle en a trop deviné pour qu’on le lui cache ; attendons seulement l’arrivée de ton père, nous en avons peut-être déjà trop fait sans son consentement.

Laura ne revit pas sa sœur avant le goûter. Amy descendit à ce moment, plus jolie que jamais, grâce à une légère rougeur répandue sur ses joues. Elle parla peu et retourna aussi vite qu’elle put dans sa chambre. Laura la suivit, et les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

— Maman vous a parlé, Laura ?… Oh ! je suis si heureuse, et tout le monde est si bon pour moi !

— Chère Amy !

— Je crains seulement…

— Il a si bien commencé !…

— Croyez-vous que ce soit de sa part que je craigne quelque chose ? Oh ! non. Mais, s’il me croyait plus de mérite que je n’en ai !… Que faut-il que je fasse pour devenir comme vous ?

— Peut-être vous aime-t-il mieux telle que vous êtes.

— Je ne parle pas seulement de vos talents ; il sait bien que je ne puis y atteindre, mais je crains qu’il ne s’attende à trouver en moi plus de sagesse.

— Il ne peut pas se figurer que vous soyez meilleure ni plus aimable que vous l’êtes, dit Laura en lui donnant un baiser.

— Je sais ce qui me manque, vous me l’avez dit une fois, c’est de la fermeté. Il me demandera souvent mon avis, et quoique je ne prétende pas le gouverner, cependant il faut qu’il puisse avoir confiance dans mon jugement.

— Il y a bien longtemps que je vous reprochais ce défaut de fermeté !

— Oui, avant son arrivée, mais je ne l’ai jamais oublié.

Laura fut obligée de sortir avec Eveline : Amy se promena seule au jardin pour se remettre de son trouble. Mais il redoubla encore lorsque, achevant de s’habiller pour le dîner avec l’aide de Laura, elle entendit dans le passage la voix de son père, qui lui demandait la permission d’entrer. Elle ouvrit sa porte et il la prit dans ses bras.

— Eh bien, mademoiselle Amy ! vous avez fait de bel ouvrage en mon absence. C’est joli, une jeune fille qui accepte un amant sans en prévenir son père ! Qu’en dites-vous, Laura ?

Amy vit bien qu’il était ravi, mais ce discours ne fut pas du goût de la pauvre Laura.

— Ainsi vous avez fait une conquête ! Je vous souhaite bien du bonheur. C’est le plus charmant garçon que je connaisse, et je parlerais de même s’il ne possédait pas un sou.

Laura fut troublée ; elle savait bien que, si Walter eût été aussi pauvre que Philippe, la satisfaction de son père aurait bien diminué.

— Je lui écrirai ce soir, continua-t-il et je lui dirai que, puisqu’il a eu assez mauvais goût pour vous choisir, je ne m’y opposerai pas. Faut-il ?

— Écrivez tout ce que vous voudrez.

— Quoi ! ce que je voudrai, et si je lui disais d’aller se promener, et que je ne puis me passer de vous ?

— Je suis tranquille, mon papa.

— Voilà une bonne petite fille : il ne faut plus la tourmenter. Eh bien, Laura, que pensez-vous de tout ceci, jeune beauté ? Voilà votre petite sœur qui a fait une conquête avant vous !

Comme Laura ne plaisantait pas souvent, son silence ne fut pas remarqué. Ses sentiments étaient très confus, mais elle sentait, entre mille autre choses, que ce n’était pas sa beauté seule qui avait captivé Philippe.

Madame Edmonstone, ayant vaguement soupçonné deux ans auparavant qu’Eveline avait de l’inclination pour Walter, était curieuse de savoir comment elle recevrait la grande nouvelle. Eveline en fut enchantée. C’était une de ces jeunes personnes vives et franches, qui se livrent ingénument aux plaisirs de la société ; avec un autre que Walter elle n’aurait pas été moins naïve et moins gaie. Elle se vanta même d’avoir amené la grande crise par sa plaisanterie de la veille, en sorte que sa tante ne put lui faire à ce sujet les reproches qu’elle méritait.

— Quelle noce magnifique ! s’écriait la jeune personne en sautant de joie. Je viendrais à pied de Kilcoran exprès pour la voir, puis je serai demoiselle d’honneur, n’est-ce pas ?

— Oui, si vous êtes sage et que vous ne parliez à personne de tout ceci. Il va sans dire que j’excepte votre maman. Mais pas un mot à Maurice ; Walter est trop jeune pour que nous lui permettions de se fiancer, et, si la chose s’ébruitait, il se croirait trop engagé.

Eveline promit tout ce qu’on voulut, et madame Edmonstone la connaissait assez pour savoir que, malgré son étourderie, on pouvait se fier à elle dans une occasion sérieuse.