Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 124-150).


CHAPITRE X.


léonora.

Cependant il parle souvent de toi avec respect.

tasso.

Tu veux dire avec indulgence. Prudent, rusé…
C’est ce qui me déplaît ! Il sait employer
Un langage si doux et si mesuré,
Que ses louanges apparentes sont des reproches.


Le lendemain on se réunit un peu tard pour le déjeuner. Charles ne paraissait pas se ressentir de sa fatigue. Il dit qu’il s’était endormi à une heure raisonnable, bercé par quelque poésie ; il ne savait pas exactement quoi, dont la voix de Walter avait fait une fort jolie musique. Et maintenant il ne parlait que du plaisir qu’il avait goûté, et qui allait lui fournir un sujet de conversation pour plusieurs semaines.

Après toute la peine que Walter s’était donnée pour son fils, madame Edmonstone n’eut pas le courage de le gronder, et M. Edmonstone, qui avait dépensé toute sa mauvaise humeur sur sa femme, n’en avait plus à montrer au vrai coupable. Aussi, quand Walter, qui revenait de se baigner dans la rivière, entra dans la salle à manger, la figure riante et les cheveux humides, l’accueil de M. Edmonstone ne témoignait que cette humeur moitié plaisante, moitié grondeuse, dont personne ne s’inquiétait.

— Bonjour, monsieur Walter Morville ! qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Rien, répondit le jeune homme en souriant ; puis, prenant place auprès de madame Edmonstone, j’espère, lui dit-il, que vous ne vous ressentez pas de vos fatigues d’hier ?

— Non, merci.

— Amy, voilà une fleur pour vous.

— Oh ! elle est charmante ! où l’avez-vous trouvée ? Elle est nouvelle pour moi.

— Il y en a beaucoup parmi les roseaux, après le premier détour de la rivière. Il m’a semblé que ce n’était pas une chose commune.

— Vous avez eu raison. Que cet œil bleu est d’un bel effet au milieu. Il faut que je la dessine. Je vous en remercie !

— Charlotte, voici qui vous intéresse : Trim a découvert un nid de poules d’eau.

— Oh ! tant mieux ! Est-ce dans un endroit où je puisse aborder ?

— La place est un peu marécageuse ; mais j’ai posé quelques pierres sur lesquelles je vous ferai passer. C’est ce qui m’a ainsi retardé… J’aurais dû m’excuser auprès de vous, Madame, ajouta-t-il en faisant une inclination polie à madame Edmonstone.

Jamais homme n’eut moins l’air d’un amant offensé.

— Il y en a d’autres que vous qui sont en retard, dit madame Edmonstone en regardant la place vide de lady Eveline.

— Ainsi, vous pensez que c’est la seule chose dont vous ayez à demander pardon, dit M. Edmonstone. Je vous avertis que vous aurez un compte à rendre.

— J’en suis vraiment désolé ! répondit Walter d’un air si malheureux que le bon M. Edmonstone n’y put résister.

— Oh ! cela ne me regarde pas, reprit-il. J’aurais plutôt à vous faire des excuses pour la peine que Charles vous a donnée ; mais c’est à Broadstone que vous ferez bien de ne pas vous montrer de sitôt.

— Quoi ? Broadstone a eu tant de peine à prendre son parti de mon absence ?

— Nous ne savions plus que répondre à tous ceux qui nous demandaient ce qu’était devenu M. Walter Morville.

— C’est affreux ! dit Walter en riant, persuadé que c’était une plaisanterie, Bonjour, lady Eveline ! Venez donc me raconter ce bal, dont personne ne m’a encore dit un mot.

— Parce que vous ne le méritez pas, répondit-elle. J’espère que vous avez du repentir.

— Si vous voulez que j’en aie, faites-moi une belle description de la fête.

— Je laisserai ce soin à Laura, quoiqu’elle ait paru goûter assez peu de plaisir.

— Quelle idée ! dit Laura, en rougissant d’autant plus qu’elle était fâchée de rougir.

— Eh bien ! Laura, dites-moi avec qui vous avez dansé ?

Faut-il, se disait Laura, que je ne puisse répondre sans rougir à une question si naturelle ! Il pensera que c’est parce qu’il me parle. Et elle répondit :

— D’abord avec Maurice, avec Philippe…

À ce nom elle s’arrêta, sa mémoire lui faisant défaut tout à coup, au grand étonnement d’Amable et d’Eveline.

La conversation continua de rouler sur le bal, et Walter crut que l’on ne pensait plus à son absence. Mais, le lendemain, il alla à Broadstone, et, en rentrant à la maison, il trouva le salon rempli de visites, en sorte qu’il fut obligé de s’asseoir et de se joindre à la conversation. Madame Edmonstone vit bien qu’il était fort impatient, et qu’il avait grande envie de lui parler en particulier ; mais à peine les dames Broulow furent-elles enfin parties, que M. Edmonstone entra avec une longue lettre qu’il voulait faire lire à sa femme. Walter quitta le salon, par discrétion, et alla se promener en long et en large sur la terrasse. Un moment après, ayant vu Amable traverser la prairie pour venir dans le jardin, il s’avança pour lui ouvrir la grille.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-elle en le regardant.

— Rien, Mademoiselle, si ce n’est que je me suis mis dans de grands embarras, et que j’attends votre mère.

— Vous m’affligez, dit Amy.

Et, ne sachant si elle devait en demander davantage, elle s’approchait de la maison. Mais Walter continua :

— C’est ma faute, et encore voudrais-je savoir jusqu’à quel point c’est ma faute !… C’est toujours ce bal, et je vous assure que je n’avais pas la moindre idée que je pusse offenser quelqu’un en n’y allant pas.

— Vous nous manquiez beaucoup, dit Amy.

— Vous êtes bien aimable, Mademoiselle, c’est que je fais partie de votre famille à présent ; mais qu’est-ce que cela pouvait faire à d’autres ? Et cependant il paraît que j’ai fâché tout le monde.

— Ah ! c’était la crainte de maman !

— J’aurais dû l’écouter, au lieu d’en faire à ma tête, dit Walter comme s’il se parlait à lui-même. Et pourtant, j’ai cru que c’était mon devoir.

Qu’est-il arrivé enfin ? lui demanda Amy en rebroussant avec lui, quoiqu’ils fussent près de la porte.

— Eh bien ! la première personne que j’ai rencontrée était M. Gordon ; et, comme il parlait, ainsi que votre père avec le ton de la plaisanterie, j’ai cru que c’était un badinage. Il m’a dit que j’étais bien hardi de m’aventurer dans Broadstone, où tout le monde m’en voulait. Puis, tandis que j’étais chez M. Lascelles, le docteur Mayerne entra.

— Nous vous avons regretté au dîner, dit-il, et j’apprends que vous avez aussi manqué le bal ?

— Je lui en expliquai la raison, et il me conseilla de passer chez le colonel Deane pour m’excuser. Je pensai qu’en effet ce serait le mieux, mais je rencontrai en route Maurice de Courcy.

— Ah ! s’écria-t-il, je croyais, Morville, que vous aviez pour le moins la fièvre typhoïde ! En ami, je vous conseille de retourner chez vous et de tomber malade, c’est le seul moyen de vous disculper.

— J’essayai de le faire parler raison ; mais avec lui c’est la chose impossible. Puis je rencontrai Thorndale, qui me salua froidement, et passa de l’autre côté de la rue, ce qui me fit prévoir l’accueil que je devais attendre de Philippe. Pour m’en assurer, je passai chez le capitaine, et enfin j’obtins une explication raisonnable. Philippe se montra très… très…

— Très gracieux ? suggéra Amy,

— Justement. La seule chose qui me fâchât, c’est que nous ne pûmes jamais parvenir à nous comprendre. Il me trouvait très excusable ; mais je ne pus le faire revenir de l’idée… où l’a-t-il prise ? je n’en sais rien… que j’étais resté à la maison parce que j’avais un sujet de chagrin ; et il n’a jamais voulu s’expliquer, malgré toutes mes instances.

— Qu’il est désagréable, dit Amy. Et vous ne pouvez deviner sa pensée ?

— Je n’en ai pas le moindre soupçon. Je l’assurai vainement que je n’étais fâché contre personne ; il eut l’air de savoir mieux que moi ce qui en était, et me dit qu’il m’excusait parfaitement.

— Qu’il est insupportable !

— Non, ne me flattez pas, Mademoiselle, il faut que je lui aie donné quelque raison de le croire, et mon irritation n’était pas excusable ; il m’en avertit, ce qui me fit presque perdre la tête. Jamais je n’ai été plus près d’un éclat… Toujours le même !… Incorrigible !

— Voilà bien comme vous êtes ! Quand les autres ont tort et vous provoquent, c’est vous-même que vous accusez.

— C’est une épreuve que je devrais mieux supporter.

— Mais vous l’avez supportée. Ne m’avez-vous pas dit que vous n’avez jamais été plus près d’un éclat ? Pourquoi vous faire des reproches après la victoire ?

— C’est le cœur qu’il faudrait vaincre !

— Cela viendra. Dites-moi maintenant comment le colonel Deane vous a reçu ?

— Très bien ; il n’aurait fait que rire de toute cette affaire, si Philippe n’avait pas été avec moi, et n’avait demandé mon pardon d’une manière très solennelle. Mais il l’a fait à bonne intention, et je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque c’est moi qui avais fait une faute.

— Une faute ?

— Oui, en n’allant pas au bal.

— Vous avez cru bien faire.

— Mais à présent je ne suis pas sûr d’avoir eu raison.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Amable. C’était une grande privation que vous vous imposiez, et je sens que j’aurais bien fait de suivre votre exemple.

— Non, vous n’avez pas besoin de la même discipline que moi !

Elle n’en convint pas en elle-même, et se jugea bien inférieure à Walter, elle qui se sentait si faible, si oisive ! Mais elle ne put le dire, les paroles ne venaient pas. Elle se contenta de baisser sa petite tête en signe d’humiliation. Il continua :

— J’ai eu tort en quelque chose ; mais en quoi ? Est-ce en m’obstinant à me priver d’un plaisir contre l’avis de votre mère ? C’est qu’elle ne sait pas tout ! J’ai cru que c’était seulement son amitié pour moi qui lui faisait désirer que je m’amusasse, et chacun est bien libre de ne pas s’amuser, si cela ne lui plaît pas.

— Oui, peut-être… dit Amy avec hésitation.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il avec un ton de déférence.

— Je pense seulement, ajouta Amy, qu’il faudrait peut-être se demander quelquefois si l’on ne cause aucune peine aux autres en se refusant aux plaisirs.

— C’est cela, dit Walter. Voilà une règle : Je ne dois pas me tenir à l’écart, quand le plaisir des autres dépend du mien. Seulement je ne crois pas que personne ait senti mon absence au bal.

Amy aurait pu répondre qu’elle s’en était bien aperçue ; mais sa pudeur de jeune fille lui permit seulement de dire :

— Nous espérions tous que vous seriez venu.

— Et je n’avais pas le droit de diminuer votre joie. Je le vois à présent.

— Walter, si vous ne me trouvez pas indiscrète, demanda encore Amy, j’aimerais à savoir pourquoi vous avez voulu vous priver de ce bal plutôt que de tout autre.

— C’est que depuis quelque temps j’ai perdu bien des matinées à des causeries oiseuses. Je ne sais pas les fuir, comme Laura, et j’ai imaginé qu’en me privant de ce bal, je me punirais comme je l’avais mérité.

— Mais nous avons tous été aussi oisifs que vous, excepté Laura.

— Vous n’avez pas besoin de travailler autant que moi.

— Ce serait notre devoir, mais je compte me remettre à l’ouvrage quand Eveline sera partie.

— J’aurais dû peut-être attendre aussi jusqu’alors. Lady Eveline est si amusante, que sa présence détourne du travail.

Comme il partait encore, madame Edmonstone parut ; Walter s’avança vers elle, et lui conta ses ennuis, avec plus de calme qu’il ne l’avait fait à Amy ; il répéta seulement qu’il ne pouvait comprendre en quoi son absence avait pu toucher ceux qui n’étaient pas ses amis intimes.

— Si je ne vous connaissais pas aussi bien, répondit-elle, je vous accuserais de chercher les compliments. Vous oubliez que votre rang et votre fortune vous font rechercher.

— Peut-être ! dit Walter d’un ton soucieux. Dans tous les cas, il est bon que je le croie ; c’est si humiliant !

— Ce n’est pas là ce qu’on pense en général.

— Comment ? C’est cependant moins flatteur que d’être recherché pour son mérite, comme Philippe.

— Je suis de votre avis, dit Amy.

— Pour en revenir à l’affaire qui nous occupe, reprit Walter, ayez la bonté, madame, de m’aider à réparer ma sottise.

— N’en parlez plus, dit madame Edmonstone. Vous avez fait vos excuses ; le mieux est de n’y pas revenir. J’en dirai encore un mot à madame Deane, cessez de vous tourmenter.

L’heure de s’habiller ayant sonné, Amy courut à sa chambre, et s’arrêta un instant auprès de Laura, pour lui demander comment s’était passée la promenade en voiture qu’elle venait de faire avec Charles et Eveline.

Amy lui conta aussi sa conversation avec Walter, et lui demanda si elle pouvait deviner de quoi Philippe voulait parler, en disant que Walter avait eu quelque chagrin.

— Ne peut-il pas le deviner, dit la pauvre Laura, pour gagner du temps, en se faisant un voile de ses cheveux qu’elle venait d’étaler pour achever sa coiffure.

— Non, il n’en a pas la moindre idée, quoique Philippe protestât qu’il le savait bien et n’en voulût rien dire. Il faut que Philippe ait été fort désagréable.

— Walter s’en est-il plaint ?

— Non, il est seulement mécontent de lui-même parce qu’il s’est senti fâché. Je ne puis comprendre pourquoi Philippe le tourmente ainsi.

— Il a sans doute de bonnes raisons.

— Je le sais ; mais pourquoi est-il si soupçonneux ? Si l’on doit juger les gens par leur conduite, on en trouvera peu d’aussi estimables que Walter. Pourquoi lui imputer les fautes de ses ancêtres ?

— Philippe n’est pas si injuste !

— Pourquoi donc ne pas lui dire ouvertement ce qu’il pense ?

— Il ne le peut.

— Vous êtes donc dans le secret ?

— Oui, dit Laura, avec une parfaite franchise, pour se tirer d’embarras.

— Et vous ne pouvez me le dire ?

— Je ne crois pas.

— Et à Walter ?

— Pour rien au monde !

— Philippe ne pourrait-il le lui dire ?

— C’est impossible ; nous ne pouvons en parler, et le mieux, Amy, est de ne plus aborder ce sujet.

— C’est curieux, dit Amy ; mais il faut que j’aille m’habiller bien vite. Et elle s’éloigna sans autre désir de pénétrer les secrets de Philippe.

Laura demeura la tête appuyée sur sa main. Elle soupira et se demanda pourquoi elle avait tant de peine à répondre aux questions de sa sœur. N’aurait-elle pas pu lui dire que Philippe lui avait conseillé de décourager Walter, à qui il croyait un peu d’amour pour elle. C’est qu’alors Amy aurait demandé : pourquoi le décourager ? Non. Elle avait la confiance de Philippe : elle voulait la mériter, quoiqu’il lui en coûtât.

Dès lors les choses changèrent de face à Hollywell ; les soirées étaient réservées aux amusements, mais les matinées au travail. Walter se tenait dans sa chambre, comme l’hiver précédent. Laura commença un dessin fort difficile, et entreprit la lecture d’un ouvrage allemand avec l’aide du dictionnaire ; Amy celle d’un livre d’histoire, et de plus elle étudiait régulièrement la musique. Charles lui-même fit des lectures plus suivies, et recommença ses études avec Walter et Amy. Lady Eveline se joignait tour à tour aux uns et aux autres, se plaignant de ne pouvoir passer son temps aussi sensément quand elle était chez elle.

Laura tâcha de lui persuader qu’elle n’avait pas besoin de vivre comme ceux qui l’entouraient, et lui fit promettre d’employer chaque matin une heure à l’étude, quand elle serait chez elle ; enfin elle lui parla d’une manière si sage, qu’Eveline l’admira plus que jamais.

Cependant Laura ne se sentait pas heureuse. Elle était contrainte vis-à-vis de Walter ; elle désirait avec ardeur de voir Philippe, et n’osait le témoigner ; enfin elle était surprise qu’il ne fût pas venu à Hollywell depuis le bal, sachant qu’elle partait dans une quinzaine de jours pour l’Irlande, et ne reviendrait probablement pas avant que son régiment eût quitté Broadstone. Cette absence prolongée fut remarquée même par les autres membres de la famille ; mais enfin Philippe arriva un jour, un peu avant le goûter, et trop tard pour passer avec ses cousines ces heures de la matinée qu’il aimait tant autrefois. Il trouva au salon Amy, Charles et Walter, occupés d’une lecture sérieuse, et on lui dit que Laura et Eveline étaient avec Charlotte à faire d’une dictée un amusement pour la petite fille.

— Je viens de trouver Eveline faisant des fautes exprès, dit Amy.

— Combien de temps restera-t-elle encore ici ? demanda Walter.

— Jusqu’à mardi. Lord Kilcoran viendra la chercher. Charlotte, qui entra dans ce moment, retourna très vite annoncer l’arrivée de son cousin, et Laura fut bien aise d’en être prévenue, espérant que sa rougeur et son émotion ne seraient pas observées. Elle lutta pendant tout le temps du goûter, et réussit à cacher son trouble mieux qu’elle ne le croyait ; il est vrai que Philippe l’aida en ne la regardant pas.

M. Edmonstone était fort content de revoir son neveu. Il lui reprocha sa longue absence ; Amy et Charlotte se mirent à compter les jours qui s’étaient écoulés depuis sa dernière visite.

— Nous vous avons bien rencontré une fois à Ashendown, mais cela ne compte pas, car Laura seule a joui de votre société.

Laura se baissa pour donner quelque chose à Trim, et Philippe lui-même se sentit rougir.

M. Edmonstone continua sur le même ton, et l’invita à passer une semaine à Hollywell. Philippe répondit qu’il ne pouvait pas être question d’une semaine, mais qu’il viendrait pour deux ou trois jours. Amable le prévint qu’il y aurait un dîner le jeudi, sachant qu’il ne les aimait pas, et pensant qu’il choisirait un autre jour pour sa visite ; mais il choisit immédiatement ce même jeudi. Il trompa encore l’attente de chacun lorsqu’il fut question de sortir. Madame Edmonstone et Charles allaient se promener en voiture, et les jeunes demoiselles à pied. Philippe, au lieu d’offrir à ces dernières de les accompagner, aima mieux aller avec son oncle examiner ses blés.

Laura devina qu’il ne voulait pas risquer de faire avec elle une promenade, pendant laquelle ils pourraient être observés. C’était lui montrer une grande confiance que de la laisser ainsi à son rival ; mais elle était affligée de voir que toutes ces précautions l’empêcheraient de vivre avec Philippe dans la même intimité qu’autrefois. Elle serait volontiers demeurée à la maison, si elle n’avait su que sa maman craignait de laisser sortir sans elle les autres enfants, quand Walter et l’étourdie Eveline étaient de la partie.

Elle trouva quelque consolation dans la poignée de main qu’elle échangea avec Philippe avant de sortir, et ce fut sur ce souvenir qu’elle vécut longtemps. Pour lui, il demeura auprès de la fenêtre à l’observer jusqu’à ce qu’elle fût hors de la portée de sa vue ; puis il se tourna vers sa tante qui écrivait un billet d’invitation à M. Thorndale.

— Je pensais, dit-il d’une voix basse, que, si cela ne vous dérangeait pas, vous feriez plaisir à Thorndale de ne pas l’inviter seulement à dîner, mais à passer ici les deux ou trois jours que j’y serai.

— Certainement, si vous le désirez, dit-elle en le regardant avec surprise. Je vais en parler à votre oncle.

Elle revint bientôt après, et, d’un ton affectueux, se mit à parler d’autre chose. Elle lui demanda des nouvelles d’un ancien domestique auquel il s’intéressait beaucoup, et toutes ces preuves d’amitié lui perçaient le cœur, en sorte qu’il fut bien aise d’entendre enfin annoncer la voiture. Il aida Charles à s’y placer, et demeura les bras croisés en les regardant s’éloigner.

— Il y a de l’orage ! dit Charles en se retournant pour l’observer.

— Vous le pensez aussi ? demanda madame Edmonstone. Je me suis demandé ce qui s’est passé dernièrement.

— C’était très visible aujourd’hui, cette longue absence, cette gravité sans motif. Puis l’idée d’amener ce jeune homme ici et de choisir le jour du dîner ! Enfin il n’a pas voulu accompagner les jeunes demoiselles, comme il le fait d’ordinaire.

— Cela ne lui ressemble guère en effet.

— Ce jeune homme est amoureux, ou étrangement transformé.

— Amoureux ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— C’est seulement une explication du phénomène. Mais on dirait que vous êtes de mon avis ?

— J’espère qu’il n’en est rien. Cependant je crois qu’il a découvert le danger.

— Le danger d’aimer Laura ? En effet, ce serait bien étrange qu’il n’admirât pas son ouvrage. Mais il sait que c’est inutile.

— Et vous croyez que cela suffirait pour l’arrêter ? dit sa mère en souriant..

— Oui, il est justement l’homme aux grands sacrifices. Il mettra sa gloire à vaincre une passion malheureuse, en dépit des romans.

— C’est aussi ce que je pense. Il a découvert l’état de son cœur, et il fait son possible pour en arracher cet amour en évitant les tête-à-tête et les entretiens familiers. C’est là sans doute sa raison pour avoir désiré la présence de M. Thorndale, et choisi le jour du dîner. Pauvre garçon ! Combien cela doit lui coûter, et qu’il me tarde de pouvoir lui en exprimer ma reconnaissance !

— Hum ! Ce n’est pas impossible, dit Charles ; cela s’accorderait avec ce qui est arrivé le jour du bal de Lord Kilcoran, lorsqu’il sembla près de me sauter aux yeux, parce que j’avais dit un mot où il vit une allusion à une prétendue passion de Walter pour Laura. C’était une folie : j’avais eu le malheur d’appeler Walter un Pétrarque, sans songer que le nom de ce poëte rappelle celui de Laure ; mais cela l’émut d’une manière incroyable ; il ne pouvait assez me dire combien il serait malheureux pour elle d’être aimé de Walter. Or, comme, d’après tout ce que je vois, Walter n’est pas plus amoureux de Laura que de vous, maman, j’en conclus que c’est le capitaine dont le cœur est touché !

— Je suis persuadée, Charles, que vous dites vrai ; c’est la raison pour laquelle il s’est éloigné. Que c’est noble !

— Et que pensez-vous de Laura ?

— Pauvre enfant ! J’ai eu tort de permettre une si grande intimité ; cependant je ne sais trop comment j’aurais pu l’empêcher.

— Vous croyez donc qu’elle l’aime aussi ? Il est vrai qu’elle n’est pas la même depuis quelque temps.

— Je pense que la société de son cousin, dont elle avait pris l’habitude, lui manque beaucoup. Mais j’espère que cela ne va pas plus loin. Je voudrais pouvoir la consoler, pauvre enfant ! Cependant je crois que le mieux est de ne rien faire paraître.

— Elle n’entend pas grand’chose aux romans, dit Charles, et c’est fort heureux. Pour Philippe, ce n’est pas lui qui voudrait faire mener à sa femme la vie de garnison et de caserne. Il voudrait l’avoir, comme ses livres, reliée en maroquin, ou pas du tout.

— Non, il ne voudrait pas l’entraîner dans des démarches qui la rendraient malheureuse. Nous pouvons nous fier à lui ; il n’y a pas de danger. Laura se remettra peu à peu ; elle le considérera comme son cousin et son ami, sans se douter qu’il ait jamais eu d’autres sentiments pour elle.

— Son départ pour l’Irlande arrive fort à propos.

— D’autant plus qu’il aura lieu bientôt.

— Et nous ne dirons rien à qui que ce soit ?

— Non. Ne laissons pas voir à Philippe que nous l’avons deviné ; pour votre père, cela le tourmenterait inutilement, et j’aime mieux que de pareils sujets ne soient pas même mentionnés devant Amy.

Il pourra sembler surprenant que madame Edmonstone confiât un semblable secret à son fils ; mais elle savait que, dans une affaire qui intéressait sérieusement l’avenir de ses sœurs, on pouvait compter sur sa discrétion : une entière confiance était la seule manière de faire cesser ses plaisanteries, qui auraient pu causer beaucoup de mal, et découvrir ce que l’on voulait cacher. D’ailleurs Charles était devenu plus sensé ; on pouvait avoir plus de confiance en lui que par le passé, et madame Edmonstone, qui n’aurait pu garder un secret comme sa fille, n’eut pas à se repentir du choix qu’elle avait fait d’un confident. Philippe fit sa visite comme on l’avait arrêté ; elle fut remplie de petits embarras. D’abord lady Eveline se trouvait encore là, contre l’attente de Philippe. On lui avait persuadé de rester encore pour le dîner du jeudi ; mais M. Thorndaie, comme le remarqua Charles, se comporta avec beaucoup de sagesse, et se tint principalement avec les hommes.

Laura était grave et silencieuse, et ne réussissait qu’à paraître contrainte, en affectant un air naturel. Philippe était aussi rempli d’une anxiété qu’il ne parvenait pas à dissimuler. Walter lui-même n’avait pas sa gaieté habituelle, ne sachant trop si l’on avait complètement oublié l’affaire du bal.

Amable ne comprenait pas ce qui était arrivé à tout le monde, et cherchait en vain à rétablir la confiance et l’intimité. Dans la soirée, on eut recours à un jeu, « pour amuser Charlotte, » ou plutôt pour faire cesser la contrainte. Chacun devait écrire le nom du personnage historique et du héros de roman, celui de la fleur et de la vertu, qu’il aimait le mieux ; enfin l’époque à laquelle il voudrait avoir vécu. Il s’agissait ensuite de deviner qui avait écrit chaque feuille. La première qu’on lut fut celle-ci :

« Muguet, franchise ; Jeanne d’Arc, le père Cristoforo, le temps actuel. »

— Amy ! s’écria Walter.

— Vous avez raison, dit Charles. Qu’est-ce qui vous a fait deviner ?

— Le père Cristoforo.

— Imaginez-vous Amy choisissant Jeanne d’Arc ! dit Eveline, elle qui a peur d’une sauterelle !

— Je voudrais avoir été la sœur de Jeanne, dit Amy, et lui avoir entendu conter ses visions.

— Vous lui auriez appris à y croire, dit Philippe.

— Appris ! s’écria Walter. Croyez-vous donc qu’elle fût un imposteur ?

— Je crois, répondit Philippe, que les amis aussi bien que les ennemis de Jeanne lui ont fait beaucoup de tort, mais ce n’est pas ici le moment d’entamer une discussion philosophique à son sujet.

Walter fronça le sourcil ; il tortillait une plume, puis, s’en étant aperçu, il la jeta loin de lui, et se croisa les bras, comme pour contenir son impatience.

Charlotte continua de lire : « Lavande. »

— Qui a pu choisir cette fleur ? s’écria Eveline.

— Je le sais, dit madame Edmonstone en levant les yeux. Je n’oublierai jamais les touffes de lavandes, qui croissaient autour du potager à Stylehurst.

Philippe sourit. Charlotte continua, et Charles vit que Laura rougissait en baissant la tête sur son ouvrage. « Lavande, fermeté, Strafford, Cordelia, dans le Roi Lear, la dernière guerre. »

— Mais, Laura, il faut que vous ayez copié le papier de Philippe, car voici le suivant qui est de vous : « Chèvrefeuille, fermeté, lord Strafford, Cordelia, dans le Roi Lear, le temps actuel. »

Laura rougit, Philippe parut déconcerté ; Eveline rit de tout son cœur, en lui disant qu’il devait être bien flatté. Mais Charles l’interrompit :

— Voyons, Charlotte, un peu vite, ou nous en aurons pour toute la nuit.

Et, comme Charlotte semblait prête à faire quelque remarque dangereuse, il lui prit le papier des mains et lut lui-même le choix qui suivait. Après bien des remarques sur différentes feuilles, on en vint en dernier lieu à celle que Walter avait écrite : « Bruyère, franchise, le roi Charles Ier, Don Galahad, le temps actuel. »

— Don quoi ? demanda Charles.

— Ne connaissez-vous pas Galahad, le chevalier du Siége périlleux, qui gagna le Saint-Greal.

— Qu’est-ce que cela ?

— Quoi ! vous ne connaissez pas la mort d’Arthur ! Je croyais que tout le monde avait lu cet ouvrage. Ne l’avez-vous pas lu, Philippe ?

— J’en ai lu quelques fragments, c’est un curieux échantillon d’anglais classique ; mais c’est un livre que personne ne pourrait lire en entier.

— Oh ! s’écria Walter avec indignation, c’est que vous ne l’avez pas lu attentivement. Si vous aviez vécu avec ces deux gros volumes, vous les aimeriez beaucoup. Ils m’ont suivi partout pendant plus de trois étés.

— Ceci explique votre prédilection : un livre lu dans la première jeunesse acquiert un charme bien plus grand que ses mérites.

— Il a pourtant de vrais mérites : la profondeur, le mystère, l’allégorie, les beaux caractères de quelques-uns des chevaliers.

— Vous les regardez à travers le prisme de votre propre imagination, mais il faut nous pardonner de trouver une grande uniformité dans les caractères et les aventures, et de ne pas approuver ce bizarre mélange de religion et de roman.

— Vous ne l’avez jamais lu, dit Walter, en tâchant de se modérer.

— Il suffit de parcourir un livre pour voir s’il est digne d’être lu.

— Il vaut peut-être mieux le parcourir que de le lire, n’est-ce pas ? demanda Charles.

— Certainement ; un étranger apprécie plus sûrement le mérite des gens qu’un ancien ami avec ses prédilections.

Charles se mit à rire, Walter recula sa chaise, et alla regarder par la fenêtre. Peut-être Philippe jouissait-il de son impatience, car, après tout ce qu’il avait dit à Laura, c’était une satisfaction que de voir son opinion justifiée. Cela faisait aussi oublier à la société sa sympathie avec Laura. Mais, comme les jeunes filles montaient dans leurs chambres, Eveline dit gaiement :

— Laura, vous êtes-vous querellée avec le capitaine Morville ?

— Eva, quelle idée ! Bonne nuit.

Et Laura se sauva dans sa chambre.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire, Amy ? demanda Eveline.

— C’est que la présence d’un étranger nous a rendus un peu plus cérémonieux que de coutume.

— Que vous êtes innocente ! Il est inutile de vous questionner, dit Eveline en se retirant.

— Eva, Eva, dit Amy en courant après elle : ne vous en allez pas avec une idée fausse. Charles a tellement plaisanté Laura au sujet de Philippe, qu’il n’est pas surprenant qu’elle soit facilement intimidée en sa présence devant des étrangers ; et il n’aurait pas été convenable de rire, devant M. Thorndale, de ce qu’ils s’étaient ainsi rencontrés dans leurs choix.

— Très bien ; vous le croyez puisque vous le dites.

— Mais que pensez-vous donc, Eveline ?

— Je ne veux pas vous le dire, petite innocente, de peur de vous scandaliser.

— Ce que vous pensez sérieusement de Laura ne peut me scandaliser ; si vous plaisantez, c’est autre chose.

— Bien ! me croirez-vous donc quand je vous dirai que Laura aime Philippe ?

— Certainement ; quand même nous n’aurions pas Charles pour savoir ce que c’est qu’un frère, nous saurions, grâce à Philippe, ce qu’est l’amitié fraternelle.

— Un frère ! Ne vous faites pas plus ignorante que vous ne l’êtes. Ne comprenez-vous pas, Amy, ce que je veux dire ?

— Oh ! dit elle en rougissant, vous plaisantez ; il ne l’a jamais demandée.

— Mais supposons qu’il soit sur le point de le faire ?

— Non, cela ne se peut pas.

— Pourquoi donc ?

— Parce que nous sommes cousins, et par une foule d’autres raisons. Mais, ne parlez pas ainsi, Eva, s’il vous plaît : maman serait fâchée si elle le savait. Et ne plaisantez pas non plus Laura : cela ne sert qu’à gêner tout le monde.

Amy disait « s’il vous plaît » d’une manière à laquelle on ne pouvait résister ; Eveline sentit qu’elle devait céder. Puis elle respectait trop Laura et Philippe pour se moquer d’eux, quoiqu’elle se prît quelquefois à rire de Philippe pour cacher son embarras auprès de lui.

Le lendemain matin madame Edmonstone jugea prudent de se tenir au salon avec les jeunes filles ; mais elle prit une peine inutile, car les messieurs ne vinrent pas les joindre.

Laura avait l’air plus à son aise ; cependant elle désirait avec ardeur d’avoir une conversation avec Philippe, qui avait résolu de son côté d’éviter Une entrevue de peur d’exciter des soupçons.

C’était le jour du dîner, et Laura se sentit émue, à la pensée que ce serait probablement Philippe qui la conduirait à table. Elle ne se trompait pas ; il lui offrit son bras. Ils se trouvèrent placés de la manière la plus favorable, car l’autre voisine de Philippe était madame Brownlow, qui avait une conversation fort animée avec M. de Courcy ; et, du côté de Laura, se trouvait M. Harley qui était un peu sourd, et avait assez à faire à entretenir miss Brownlow. Charles n’était pas à table, et personne ne les surveillait. Cependant ce ne fut qu’au second service qu’il y eut entre eux quelques mots d’échangés, et si bas que nul ne pouvait les entendre. On parla de la distance qu’il y avait entre Canterbury et Hollywell.

— Je pourrai venir ici souvent, dit Philippe.

— J’en suis bien aise.

Si seulement vous pouvez être sur vos gardes, comme je crois que vous commencez à l’être.

— Est-ce le moment de parler de cela ?

— C’est le seul moment ; personne ne nous observe, et j’ai quelque chose à vous dire.

Surmontant sa confusion, pour lui obéir, elle écouta.

— Vous avez agi prudemment, vous avez repoussé… (et il indiqua Walter) ; sans trop le froisser. Il ne vous reste qu’à être maîtresse de vous-même.

— C’est bien difficile !

— C’est ce que disent les femmes ordinaires, et la difficulté les arrête. Mais vous, vous pouvez faire mieux que cela !

La joie de sentir qu’il la regardait comme lui appartenant fit surmonter à Laura son embarras et son désir qu’il changeât de conversation.

— Comment le puis-je ? dit-elle.

— Occupez-vous. Employez toutes vos facultés.

— Comment le pourrai-je sans vous ?

— Trouvez quelque chose qui vous empêche de penser à l’avenir ; le dessin ne vaut rien pour cela, il occupe les doigts sans arrêter la pensée.

— J’ai essayé de lire, mais je ne puis fixer mon attention.

— Prenez un ouvrage qui l’exige tout entière…, la géométrie, l’algèbre, par exemple. Je vous enverrai mon premier livre d’algèbre ; il étouffera des rêves inutiles !

— Merci, je serai charmée de l’avoir.

— Vous verrez qu’avec cela vous parviendrez à chasser les pensées frivoles.

— Je n’ai pas de pensées frivoles, à présent, dit Laura tristement ; mais tout me semble changé ; je suis heureuse, et cependant mon cœur est oppressé.

— Vous commencez à connaître votre âme ; la légèreté de l’enfance est passée pour vous, avec la gaieté sans cause.

— Ce que je possède vaut mieux, murmura-t-elle.

Philippe, avec tout son bon sens, se trompait lui-même, parce qu’il avait quitté le droit chemin. C’est pourquoi il employait le jargon métaphysique au lieu de parler avec l’accent de la simple vérité, et, quand il indiquait à Laura le moyen de ne pas s’abandonner à la rêverie et d’être forte, c’était afin qu’elle lui appartînt plus sûrement, et ne laissât pas le remords s’éveiller dans son cœur. Elle se sentit plus calme, après cette conversation, et plus capable d’être polie avec les hôtes de ses parents. Elle joua du piano, elle chanta, sachant que Philippe n’en serait pas fâché.

Cependant ce fut à Eveline que revint l’honneur d’égayer la soirée. Elle était très attrayante, et Philippe convenait qu’il fallait à Thorndale bien de la résolution pour se tenir éloigné du groupe où elle régnait en souveraine, et inspirait la gaieté en vraie fée. Elle obtint de Walter qu’il chantât des mélodies irlandaises avec elle. C’était la première fois qu’il se faisait entendre en société, parce que madame Edmonstone n’avait jamais su s’il aimerait qu’on le lui demandât. Madame Brownlow fut dans le ravissement, et, Eveline ayant dit qu’il fallait entendre Walter chanter avec Laura et Amy, qui étaient bien meilleures musiciennes qu’elle, il n’y eut pas moyen de refuser. Madame Brownlow les loua en vraie connaisseuse, ce qui leur fit plaisir, mais Philippe trouvait Walter ridicule de se montrer dans un salon un véritable mélomane. Quand les invités se furent retirés, et qu’on se fut dit bonsoir, Philippe demeura encore un moment au salon pour finir une lettre. Walter, qui avait aidé Charles à monter l’escalier, revint pour chercher quelque chose.

— Vous avez beaucoup contribué à l’amusement de la soirée, lui dit Philippe.

Walter rougit, croyant distinguer un peu d’ironie dans le ton de son cousin.

— Vous croyez que ceux qui n’entendent rien à la musique n’ont pas le droit d’en parler.

— Chacun ne peut considérer la musique ainsi que je le fais, dit Walter, comme la plus belle chose qu’il y ait dans ce monde et dans l’autre.

— Je sais que c’est l’avis des connaisseurs, répondit Philippe, et je n’ai pas l’intention de la déprécier ; ainsi veuillez m’écouter avec patience, Walter. Je veux seulement vous donner un avertissement, et vous faire observer que la musique forme souvent un lien entre des personnes qui feraient mieux de n’être pas aussi intimes, et qu’il est ensuite difficile de le rompre.

Walter rougit, mais un instant seulement, et il répondit :

— C’est possible ; bonne nuit.

Philippe le suivit des yeux, se demandant ce qui pouvait l’avoir contrarié, Peut-être était-ce toujours l’impatience d’entendre des avis.

Philippe et son ami partirent le lendemain matin, et dans l’après-midi, Laura reçut le livre d’algèbre ; le choix était original, comme premier cadeau d’un amant ! Ce livre fut reçu ouvertement par Laura, qui dit que Philippe lui avait conseillé cette étude.

Sa mère et son frère comprirent pourquoi. Madame Edmonstone trouva ce conseil fort sage, et son fils très caractéristique.