Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 116-123).


CHAPITRE IX.


 
Ah ! jeune comte Guy, l’heure est bientôt là ;
Le soleil s’est déjà couché ;
La fleur de l’oranger parfume le bocage ;
La brise souffle sur la mer ;
L’alouette a cessé de chanter ;
Elle est auprès de sa compagne ;
Brise, oiseau et fleur, tout nous annonce l’heure ;
Mais où est le jeune comte Guy ?


Quels étaient cependant les sentiments de Laura ? On parlait et l’on riait autour d’elle, mais elle n’y faisait pas attention. Une seule image était gravée dans son cœur, et les paroles prononcées par Philippe, d’une voix émue, résonnaient sans cesse à ses oreilles. Elle ne pensait pas à l’avenir, et jamais promesse d’amour n’avait été faite avec moins de connaissance de cause. Elle n’avait fait qu’exprimer ce qu’elle sentait depuis longtemps, sans qu’elle s’en rendît compte. Philippe avait été son premier ami ; son affection pour lui remontait au temps où il lui expliquait les planches de l’Encyclopédie, et elle l’avait toujours considéré comme un modèle en toutes choses. Elle avait l’habitude de suivre aveuglément son avis, et la précaution même de garder le silence lui semblait toute naturelle. Madame Edmonstone avait toujours été trop occupée de Charles pour être beaucoup avec ses filles. Elles avaient eu, comme nous l’avons dit, une institutrice, et n’avaient pas pris l’habitude de confier toutes leurs pensées à leur mère. Laura surtout n’avait jamais été expansive, et il lui était plus facile de cacher ses pensées que de les révéler. Rentrée à la maison, elle s’enferma dans sa chambre, où elle aurait oublié l’heure du dîner, si Amy n’était venue la tirer de sa rêverie, et l’aider à réparer le temps perdu en s’habillant à la hâte. Amy, quoiqu’elle aimât beaucoup sa sœur, la regardait comme une personne bien plus sage qu’elle. Elle n’avait jamais l’idée de se mêler aux graves entretiens de Laura et de Philippe ; aussi, quand sa sœur lui dit qu’elle s’était oubliée en réfléchissant à une chose que son cousin venait de lui dire, Amy ne lui en demanda pas davantage.

Lorsqu’elles descendirent pour dîner, Laura était entièrement revenue à elle-même ; elle avait résolu d’être sur ses gardes avec Walter. Elle était bien sûre qu’il n’y avait pas de danger, mais elle désirait complaire à Philippe. Rien ne pouvait être plus rassurant que la conduite de Walter. Il ne pensait qu’au jeudi suivant et à son projet de faire voir la revue à Charles. Ce dernier n’avait jamais joui d’un spectacle pareil, et madame Edmonstone en avait assez de l’avoir conduit une fois à une exposition d’horticulture, où leur société avait eu mille peines à se retrouver, et à la suite de laquelle Charles avait été malade de fatigue. Mais Walter faisait observer que les messieurs ne manqueraient pas cette fois. Il y aurait Philippe et Maurice de Courcy ; lui-même se chargeait de ramener Charles dès qu’il serait fatigué. Madame Edmonstone eut un peu de peine à le laisser mettre son plan à exécution, mais enfin elle y consentit. Elle n’eut pas à s’en repentir, car tout alla parfaitement. Walter conduisit Charles, dans le petit phaéton, tout près de la tente dressée pour les officiers et les invités. Là, grâce à l’appui de son jeune ami, il put marcher jusqu’à la table et assister à la collation. Quel plaisir lui causèrent la surprise et les félicitations de ses amis ! Le bon docteur Mayerne vint lui serrer la main ; Philippe ne put s’empêcher de blâmer un peu son imprudence. Enfin, après avoir tout vu, tout entendu, il fut ramené à la maison, toujours dans la petite voiture basse, et, quoiqu’il fût très fatigué, il ne s’en plaignit pas.

Le bal devait avoir lieu le soir même de la revue, et, après le dîner, les dames allèrent faire leur toilette. Il était tard quand elles furent prêtes, et la voiture attendait depuis longtemps ; elles arrivèrent l’une après l’autre au salon, et, à leur grande surprise, elles y trouvèrent Walter en habits ordinaires. Il leur déclara qu’il n’irait pas au bal ce soir, et resterait à la maison pour faire une lecture à Charles, jusqu’à ce qu’il s’endormît. Madame Edmonstone ne voulait pas lui laisser la peine de garder son fils. Eveline de Courcy feignit de se trouver mal à l’idée de toutes les leçons inutiles qu’elle lui avait données ; Laura dit quelques mots pour essayer de l’ébranler ; Amy le pressa très vivement ; mais tout fut inutile, il répéta poliment, mais avec fermeté, qu’il ferait mieux de se livrer moins au plaisir.

Pour le coup madame Edmonstone trouva qu’il allait trop loin ; mais elle dut en prendre son parti, et, à dix heures et demie, les dames quittèrent Hollywell House pour se rendre au bal, où M. Edmonstone devait aller les rencontrer, au sortir d’un dîner chez le colonel.

— Je suis sûre qu’il s’impose un grand sacrifice, dit Laura, quand la voiture fut partie. Mais il se figure que les bals l’empêchent de travailler.

— Je suis fâchée contre lui, reprit madame Edmonstone, et cependant je ne puis le blâmer.

Pour Amy et Eveline, elles exprimaient leurs regrets chacune à sa manière. M. Edmonstone, Maurice de Courcy, madame Deane et bien d’autres personnes, ne comprirent rien à cette résolution soudaine d’un jeune homme qui aimait la danse. Philippe ne fit aucune observation, mais au fond de son cœur il était de l’avis d’Eveline, qui disait hautement que Walter n’avait pas voulu venir, parce qu’il craignait de ne pas avoir Laura pour danseuse plus souvent qu’à Allonby.

Philippe et Laura ne s’étaient pas encore rencontrés depuis leur tête à tête, et la jeune fille était plus fière que jamais de son cousin. Il était décidément le plus bel officier du bal, et le plus distingué par ses manières et ses talents. Mais aussi elle ne pouvait le regarder ni lui adresser la parole sans un sentiment de crainte insurmontable. Il lui semblait sans cesse que leur secret allait se trahir, et ce fut un soulagement pour elle de voir Philippe engager Eveline pour la première danse, et, d’être elle-même demandée par Maurice.

Eveline était enchantée de danser avec Philippe, et tâcha de ne laisser échapper aucune parole qui lui déplût : Du reste, comme on dansait une polka, ils n’eurent pas le loisir de dire beaucoup de choses. Ils parlèrent de la revue, de Charles, de la résolution soudaine de Walter ; Eveline célébra surtout la beauté de Laura, et, quand elle vit que ce sujet intéressait son danseur, elle y revint souvent.

Un peu plus tard, Philippe pria Laura de danser avec lui. Elle aurait bien voulu ne pas rougir quand il lui dit :

— Laura, j’espère que vous n’avez pas affecté une froideur exagérée vis-à-vis de mon cousin ? Car je ne puis expliquer son absence par aucune autre raison que par une de ses bouderies.

— Ce n’est pas cela, je vous assure ; ma conduite à son égard a été la même que de coutume ; seulement je me suis plus souvent tenue dans ma chambre. N’écoutez pas toutes les folies d’Eveline !

— Vous ne pourrez cependant me persuader que ce soit la crainte de se trop livrer au plaisir qui le retienne. Il ne sera pas douté de votre indifférence ; mais je ne vous en fais pas un reproche : puisqu’il y est sensible, c’est qu’il était temps de la lui montrer.

Ainsi Laura, contre son propre sentiment, ne put s’empêcher de croire que Walter l’aimait ; et après un moment de silence, elle reprit :

— Que pensez-vous du projet de papa de m’emmener avec lui en Irlande ?

— En Irlande ?

— Oui, vous savez qu’aucun de nous n’a vu grand’maman depuis la maladie de Charles, et papa voudrait me conduire cet été auprès d’elle.

— Je savais son projet de voyage, mais je ne croyais pas qu’il y songeât avant l’automne.

— C’était son intention ; mais il faut qu’il soit de retour avant la fin d’octobre.

— Et que fera Walter ?

— Il restera à Hollywell jusqu’à la rentrée, et nous serons bien aises qu’il soit auprès de Charles en l’absence de mon père. Ce projet ne me souriait pas trop au premier abord, quoique je sois bien aise de revoir grand’maman. Mais à présent, cet absence viendra tout à fait à propos pour rompre mon intimité avec Walter.

— Vous avez raison, et cependant je puis à peine supporter l’idée de votre absence. Où serai-je à votre retour ?

— Ah ! c’est à quoi je n’ose songer non plus. Papa vous consultera là-dessus. Il craint un peu de laisser Walter seul si longtemps.

— Hollywell lui offre peu de tentations. D’ailleurs, je serai à portée de voir ce qui se passera.

Pendant le reste de la soirée, Philippe n’eut plus l’air de s’occuper de Laura. Mais elle ne cessait de l’observer, de chercher à entendre ce qu’il disait. Elle faisait plus d’attention à lui qu’aux nombreux cavaliers qui se disputaient l’honneur de danser avec elle, et dont elle écoutait à peine la conversation.

Charles Thorndale, de son côté, suivait des yeux Eveline ; mais il ne l’invita qu’une fois à danser. Philippe fut bien aise de cette réserve, quoiqu’il l’attribuât plus à la docilité de son ami qu’à son inclination.

Pour Amy, elle s’amusait de son mieux, parce qu’elle se serait jugée une ingrate, si elle n’avait pas trouvé du plaisir chez des amis qui cherchaient à lui en procurer ; mais elle ne pouvait trouver le même attrait qu’au bal de lady Kilcoran. Puis elle sentait qu’elle avait été pour le moins aussi oisive que Walter, et ne trouvait pas juste de s’amuser pendant qu’il faisait pénitence. Elle avait cela sur le cœur ; elle causait, dansait, souriait, mais elle se sentait triste. Enfin madame Edmonstone envoya Maurice chercher la voiture ; Eveline en fut seule fâchée.

Philippe vint aider les dames à mettre leurs manteaux, et, tout en aidant Laura à mettre le sien, il lui dit tout bas :

— Prenez garde, veillez sur vous-même.

Laura, qui tout à l’heure encore rougissait et tremblait, sentit après ces paroles de Philippe le désir et la force de faire tout ce qu’il voudrait. Elle leva les yeux avec autant de calme que cela lui fut possible, et fit quelques observations indifférentes, pour montrer à Philippe qu’elle savait cacher ses sentiments quand il le fallait. Après ce qu’il avait dit, ne devait-elle pas se faire violence pour lui plaire ? Elle ne l’aimait que mieux pour la froideur de ses manières, qui contrastait avec la chaleur de ses affections, et elle rêva à ces choses tout le long du chemin, autant que le lui permit la conversation. Quand on fut arrivé à la maison, madame Edmonstone jeta un coup d’œil dans la chambre de Charles et annonça qu’il était endormi. Là-dessus chacun se retira.