Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 54-80).


CHAPITRE IV.


— Vous êtes seuls ! J’en suis bien aise, s’écria Walter, en entrant précipitamment dans le salon.

— Pourquoi ? demanda Charles.

— Je croyais arriver trop tard, et je suis content de voir que personne ne soit encore venu, et que monsieur et madame Edmonstone ne sont pas descendus.

— Où donc avez-vous été ?

— Je me suis égaré en montant sur la colline. Il me semblait avoir ouï dire qu’on apercevait la mer de là-haut.

— Et ne pouvez-vous exister sans voir la mer ?

Walter se mit à rire.

— Sans elle, répliqua-t-il, tout semble morne. On dirait la nature emprisonnée dans des murailles d’arbres et de collines, et privée de la vie que lui donnent le murmure et le mouvement continuel de l’Océan.

— Puis vous devez regretter vos beaux rochers ? dit Laura.

— Je voudrais que vous vissiez le Shag-stone ! C’est un îlot rocailleux, doucement incliné d’un côté, taillé à pic de l’autre, et toujours couvert d’écume. Du plus loin que vous l’apercevez, vous voyez toujours cette écume blanche, allant et venant, comme un point brillant, comme la lumière dans l’œil.

— Écoutez ! une voiture.

— Le jeune homme et son compagnon, dit Charles.

— Comment pouvez-vous parler ainsi ? dit Laura ; pour qui prendrait-on M. Thorndale ?

— Certainement pas pour le valet de Philippe, si, comme on dit, jamais grand homme n’en fut un pour son valet de chambre.

M. Thorndale était un personnage sur le compte duquel il y avait peu de chose à dire. Très comme il faut, d’agréables manières, point sot, joli garçon, distingué même, et l’on était toujours surpris qu’il fît, avec tout cela, si peu d’impression.

Un coup de cloche, à la porte d’entrée, se fit entendre bientôt après l’arrivée des nouveaux venus.

— Encore ? demanda Philippe en regardant Laura d’un air mécontent,

— Hélas oui ! dit Laura en le prenant à part.

— Un dîner de famille, à la manière de mon oncle. Je voudrais n’avoir pas amené Thorndale. Laura, que faut-il faire pour empêcher Amy et les jeunes Harper de chuchoter ensemble comme toujours ?

— Mettre en train quelque jeu, dit Laura.

Il fit un signe approbatif, mais ils ne purent en dire davantage, parce que M. et madame Edmonstone entrèrent, suivis bientôt d’autres invités.

Parmi eux se trouvait Maurice de Courcy, jeune Irlandais, qui ne songeait qu’à rire, et que son cousin, M. Edmonstone, aimait beaucoup ; deux demoiselles Harper, filles de l’ancien ministre, bonnes personnes, mais assez ordinaires ; le docteur Mayerne, qui était le médecin de Charles et le vieil ami de la maison, puis le vicaire actuel, M. Ross, et sa fille Mary.

Mary Ross était la plus intime amie des jeunes Edmonstone, quoiqu’elle eût vingt-cinq ans et continuât de les considérer comme des enfants. Elle avait perdu sa mère dès son bas âge, et madame Edmonstone s’était toujours intéressée à elle, la voyant grandir seule au milieu de tous ses frères aînés. Elle n’avait jamais été jeune fille ; jusqu’à l’âge de quatorze ans, ce fut un petit garçon ; après, elle devint une femme. Depuis cette époque de transition elle n’avait changé en rien, et avait conservé les mêmes affections, les mêmes goûts, les mêmes occupations. Son père était le monde entier pour elle, et lui plaire son seul désir ; ses frères étaient ses camarades ; ses plus grandes jouissances étaient toujours dans une leçon de grec de son père, une fête donnée à l’école du village, un jeu de société, un nouveau livre. Son seul regret était que tout le monde changeât peu à peu, elle seule exceptée. Son père, il est vrai, n’avait guère vieilli depuis la mort de sa mère ; mais ses frères étaient devenus des hommes, portaient des favoris, avaient des soucis et pas de vacances. Les petites filles de l’école grandissaient, entraient en service, et devenaient pour elles ce que sont les poulets de l’an dernier pour une vieille poule. Les enfants qu’elle avait tenus dans ses bras se changeaient en de grandes demoiselles, capables de remplir les mêmes devoirs. Laura et Amy Edmonstone n’avaient pas manqué de suivre ce mauvais exemple ! Cependant la petite Amy méritait encore le nom de petit chat, et savait jouer aussi bien que Charlotte et Mary elle-même, lorsqu’elles avaient tout le jardin pour elles.

Mary se donnait beaucoup de peine pour distraire Charles. Elle venait le voir par les plus mauvais temps, quand elle pensait qu’il n’avait pas d’autres visites ; elle restait à causer avec lui, comme si elle avait été la personne la plus oisive du monde. Cependant il serait trop long de détailler toutes ses occupations à la maison et dans la paroisse. Elle avait quelque chose d’animé et de décidé ; pas de craintes ni raffinements superflus ; une taille élancée avec un air de force ; le visage rose et l’expression agréable ; tout le maintien d’une femme, avec une grande fermeté.

Hollywell était un hameau, à deux milles de l’église paroissiale de East-Hill ; ainsi Mary avait à peine vu le nouvel hôte de la famille Edmonstone, qu’on lui avait seulement présenté le dimanche précédent, après le service. Le plaisir sur lequel Charles comptait surtout ce soir-là, était de parler de Walter avec Mary, quand les dames auraient passé de la salle à manger au salon. Les demoiselles Harper se groupèrent autour du piano avec les jeunes Edmonstone, et madame Edmonstone s’assit au bout du sofa de Charles, pendant que Mary lui causait en tricotant.

— Ainsi, vous vous accordez bien ensemble ?

— Il est du nombre de ces gens qui n’embarrassent jamais, et dont on n’oublie pourtant pas la présence, dit madame Edmonstone.

— Ses manières sont d’une parfaite courtoisie, dit Mary.

— Comme celles de son grand-père, répondit madame Edmonstone. Cette déférence et ces attentions d’une vieille école ont quelque chose de chevaleresque, et font un contraste agréable avec sa vivacité naturelle. J’espère qu’il ne les perdra pas.

— Espérance vaine, dit Charles. Pour le moment, il est comme ce mythe allemand, Gaspard Hauser, qui vécut dans une cave jusqu’à l’âge de vingt ans. C’est heureux pour maman qu’il soit sorti de là courtois et non pas avec des manières d’ours.

— C’est heureux pour vous aussi, Charlot, car il vous gâte joliment !

— Il a le rare talent de me faire distinguer ce qu’il me faut. Je ne savais pas encore ce que c’était de faire ma volonté.

— C’est là ce dont vous vous plaignez ? dit Mary en riant.

— Vous pensez que je fais ma volonté, Mary ? Quelle erreur ! Si vous saviez où j’en suis réduit chaque fois que je fais l’ascension de l’escalier, ou qu’il faut changer mon canapé de place. La dernière fois que Philippe était ici, chaque pas me coûta un argument, jusqu’à ce que, de fatigue, je me laissai aller de tout mon poids sur ses bras pour être simplement porté. Mais il est si fort que cela lui était bien égal. Aussi, le jour suivant, pour le vexer, je me traînai tout seul sur mes béquilles.

M. Walter est si complaisant que cela me gêne, dit madame Edmonstone. Il semble que nous l’avons amené ici pour tenir compagnie à Charles.

— Il ne pense qu’à son cheval et à son chien, dit Charles. Jamais on n’aima les animaux avec tant de passion.

— Ils ont été à peu près ses seuls compagnons, répondit madame Edmonstone. Il passait autrefois la moitié de son temps à courir avec eux dans les bois ou sur la grève.

— J’ai rêvé la nuit au paradis qu’il me décrivit hier, dit Charles ; un marais à demi gelé par une nuit d’hiver, et couvert de canards sauvages. Voyons, Charlotte, approche, et fais à Mary le compte de tous les animaux que Walter a élevés.

Charlotte commença :

— Il avait une mouette, un hérisson, un renard, un blaireau, un geai, un singe, qu’il avait acheté parce qu’il était mourant ; il le guérit, mais la pauvre bête périt l’hiver suivant. Puis un crapaud, un corbeau, un écureuil, un…

— Assez, assez, Charlotte !

— Oh ! je n’ai pas encore parlé des chiens ! Savez-vous, Mary ! Il a corrigé Trim de la mauvaise habitude qu’il avait de poursuivre Minet. Nous les avons mis en présence : Minet a fait le gros dos, mais Trim n’y a pas fait attention ; et, l’autre jour, malgré tout ce que Charles a pu faire pour l’exciter, il n’a pas voulu s’élancer sur le chat.

Après le thé, Laura proposa le jeu des définitions.

— Vous le connaissez, Philippe ? dit-elle. C’est vous qui nous l’avez enseigné.

— Oui, dit-il, je l’ai appris de vos sœurs, Thorndale.

— Ce doit être un jeu charmant ! s’écrièrent les demoiselles Harper, sur cette recommandation.

— Les définitions ! dit Charles, d’un air de mépris. Allez chercher le docteur Johnson !

— Nos définitions sont justement celles qui ne se trouvent pas dans Johnson, dit M. Thorndale. Prenons, par exemple, l’adversité : chacun peut la définir selon son goût : Un crapaud qui a une pierre précieuse dans la tête, ou l’épreuve de l’amitié.

— Bien ! bien ! essayons, dit Charles, quoique cela ne promette pas beaucoup. Voyons, Maurice, votre définition d’un Irlandais ?

— Non, non, pas de personnalités, dit Laura. Je pensais, au mot bonheur. Écrivons chacun notre définition sur un morceau de papier ; puis, nous les comparerons.

On joua pendant une heure environ avec beaucoup d’entrain. Il serait difficile de dire lequel fut le plus plaisant, de Maurice, de Charles ou de Walter. Ce dernier ne fut pas toujours simple spectateur : il prit une part active au jeu.

La partie étant finie. Mary et Amable, demeurées auprès de la table, et ramassant les papiers épars, firent la réflexion qu’on s’était fort amusé.

— Quelques définitions étaient bien caractéristiques, dit Amy.

— Quelques-unes profondes, ajouta Mary. Si ce n’était pas une indiscrétion, je voudrais savoir de qui était celle-ci, du mot bonheur : « Un rayon d’un monde meilleur, trop tôt éclipsé ou perdu. »

— J’ai cru qu’elle était de Philippe ; mais c’est l’écriture de Walter, dit Amy. Comme c’est mélancolique ! Je n’aimerais pas à sentir ainsi. Et il était si gai, avec tout cela ! En voici encore une de lui ; c’est à propos de la richesse : « Une cargaison dont le voyageur est responsable. »

— Celle-ci est remarquable, dit Mary. Je ne serais pas surprise qu’un d’entre nous, gens sans fortune, fît de la philosophie dans le genre du renard aux raisins ; mais lui, et à son âge !…

— Il a été élevé de telle sorte que la théorie de la sagesse lui a été inculquée de bonne heure, fit observer Philippe, qui se trouvait plus près que Mary ne le pensait.

— Est-ce une critique ? demanda-t-elle vivement.

— J’ai une haute opinion de son bon sens et de sa droiture, répondit Philippe avec réserve.

Puis il se tourna vers M. Thorndale pour lui faire ses adieux.

M. Ross et sa fille partirent les derniers. Mary s’enveloppa de son manteau et mit ses socques pendant que M. Edmonstone se désolait de ne pouvoir lui faire accepter sa voiture. Mary riait, remerciait, et disait que c’était un plaisir pour elle de s’en retourner à pied avec son père par cette belle nuit étoilée.

— Que je vous plains de sortir toujours le soir en voiture ! furent ses dernières paroles à Laura.

— Eh bien, Walter ! dit Charlotte, vous êtes-vous amusé ?

— Beaucoup. Ce jeu est charmant, et l’on en peut faire quelque chose de sérieux. Il y avait quelques morceaux d’or parmi tout ce clinquant : un surtout sur une bagatelle. Puis-je le revoir ?

— Oh ! ce n’était qu’une citation dit Amy, qui parcourait avec lui les définitions, et riait des plus plaisantes.

Cependant Philippe aidait Laura à ranger quelques livres.

— Oui, disait-il, il pense, il a de l’âme, il y a en lui un fonds solide.

— C’est vrai ! Combien il est supérieur à Maurice, par exemple.

— Si seulement il ne fait pas un mauvais usage de ces dons, et s’il y a plus que des paroles ! Je n’aime pas qu’on soit si prompt à communiquer ses sentiments.

— Maman dit que c’est la transparence de la jeunesse. Vous savez qu’il n’a jamais été en pension : aussi laisse-t-il échapper ses pensées sans craindre qu’on les tourne en ridicule. Mais il est fort tard ! Bonne nuit.

Le lendemain, le froid se changea en pluie ; elle ruisselait contre les fenêtres avec une violence qui parut plaire à Walter et à Philippe.

Walter se demandait si le torrent de Redclyffe ne déborderait pas ; et ses cousins écoutaient la description qu’il leur faisait des soudaines inondations que ce torrent causait, entraînant tout dans sa course, formant dans les vallées des lacs, au milieu desquels les collines se trouvaient changées en îles, et les arbres, à demi submergés, paraissaient des touffes de verdure portées sur les eaux.

— Il me semble avoir entendu raconter, dit Philippe, que vous avez couru le risque de vous noyer dans un de ces débordements ?

— C’est vrai, dit Walter ; mais j’en fus quitte pour un bain.

— Oh ! racontez-nous cela ? demanda Amy.

— Je regardais le courant impétueux, lorsque je le vis entraîner un malheureux vieux bélier dont les bêlements lamentables el les efforts désespérés excitèrent ma compassion. Je quittai mon habit, et je me jetai à l’eau pour le secourir. C’était un acte bien irréfléchi, car le courant était trop fort pour moi. — Il y a deux ans de cela. — De plus, l’animal était très lourd, et ne semblait pas comprendre mes bonnes intentions. Je fus donc entraîné du côté de la mer, avec la perspective de rencontrer bientôt de nombreux rochers sous l’eau. Heureusement un vieil arbre caché sous les flots, me tendit ses bras protecteurs ; il arrêta le mouton ; je saisis les branches et je parvins à grimper dessus, tandis que l’animal s’y trouva pris.

Omne quum Proteus pecus egit altos
Visere montes.


dit Philippe, qui savait son Horace.

Ovium et summâ genus hæsit ulmo.


ajouta Walter, en faisant une variante sur le poëte latin.

Ovium ! s’écria Philippe avec horreur. Ne savez-vous pas que l’o est bref dans ovis ? Faites ce que voudrez, mais respectez Horace !

— Commencez par sortir de l’arbre, Walter, dit Charles, car, pour le moment, je crains que votre histoire ne finisse par un long ohone.

— Eh bien, Triton… et non pas Protée… vint enfin à notre secours, dit Walter en riant : je ne pouvais pas remuer, et l’arbre pliait d’une manière effrayante ; je croyais à chaque instant que nous allions être entraînés par le courant. J’appelai donc de toutes mes forces, mais personne ne m’entendit que Triton, notre vieux chien de Terre-Neuve. Il arriva à la nage, et il était si empressé, le pauvre animal, que je crus qu’il allait m’étrangler ou se blesser dans les branches. J’ôtai ma cravate, et lui dis de la porter à Arnaud, qui, je le savais, comprendrait que c’était un signal de détresse.

— Vous comprit-il ? Combien de temps attendîtes-vous encore ?

— Je ne sais pas au juste. Le temps me parut assez long ; mais enfin un bateau parut, avec quelques hommes et Triton, dans une angoisse extrême. Ils ne m’auraient jamais trouvé sans lui, car je n’avais plus la force d’appeler. Tout ce que je me rappelle ensuite, c’est d’avoir été couché dans l’herbe dans le parc, où Markham me disait : « Hé ! Monsieur, si vous voulez exposer votre vie, que ce soit au moins pour quelque chose de mieux que pour sauver la vie au méchant bélier du fermier Halt ! »

— Ne vous êtes-vous pas ressenti d’avoir été si mouillé, lui demanda Amy.

— Pas le moins du monde, et je fus bien content d’apprendre que ce bélier appartenait à Halt, car je m’étais fort mal conduit envers cet homme ; je m’étais mis dans une violente colère contre lui, parce qu’il avait battu un de nos chiens qui avait poursuivi ses brebis.

— Le bélier fut-il sauvé ?

— Oui, et, quand je le rencontrai, peu après cet événement, il faillit me renverser d’un coup de tête.

— Exposeriez-vous encore ainsi votre vie ? demanda Philippe.

— Je ne sais pas.

— J’espère que la Société d’Humanité vous a décerné une médaille, dit Charles.

— Triton l’aurait mieux méritée que moi.

— C’est vrai ; vous auriez eu plus de droit à une ovation, dit Charles en affectant de prononcer l’o bref, non sans regarder Philippe d’un air d’intelligence. Laura vit que Charles était en train de taquiner et qu’il cherchait à renouveler, entre les deux cousins, ce qu’il appelait la querelle de famille ; ainsi elle se hâta de changer le sujet de la conversation, en disant à Philippe :

— Vous avez fait une vive impression sur Walter, avec votre traduction de Fra Cristoforo.

— Oui, je vous remercie de m’avoir indiqué cet ouvrage, dit Walter. Comme c’est beau !

— Je suis bien aise qu’il vous plaise, dit Philippe ; il a toutes les qualités d’un bon roman.

— Je n’ai jamais rien lu d’égal au repentir de l’inconnu.

— Est-ce votre personnage de prédilection ? demanda Philippe en le regardant attentivement.

— Oh ! non… certainement non… Quoiqu’il y ait en lui tant de grandeur qu’il intéresse ; mais personne ne songe à lui autant qu’à Lucia.

— Lucia ! Elle ne m’a jamais semblé autre chose qu’une jeune paysanne prise sur le fait, dit Philippe.

— Oh ! s’écria Walter avec indignation ; mais, se contenant aussitôt, il continua : Elle ne prétend pas à être plus que cela ; cependant elle montre dans tout son éclat la beauté de la simple vertu ; et remarquez le pouvoir de ses paroles sur cet homme sombre et désespéré !

— Encore votre sympathie avec l’inconnu, dit Philippe.

Laura observa que tous les sujets de conversation excitaient Walter trop facilement. Elle se tourna donc vers Philippe, et le pria de leur faire encore une lecture.

— J’ai apporté ce livre exprès, dit Philippe. Je voudrais vous lire une description de cette gravure d’après Raphaël : vous savez la Madone de Saint-Sixte.

— Celle que vous nous avez fait voir l’autre jour, demanda Amy, avec les deux petits anges ?

— Justement. Voici cette description, et il commença la lecture : « Voyez cet enfant, d’une majesté surhumaine, porté dans les bras de la Vierge, comme sur un trône auguste. Remarquez sa grâce divine, son regard ardent ; quelle expression à nulle autre pareille ! Cependant sa ressemblance avec sa mère montre qu’il est homme comme nous, et nous promet sa sympathie. Au-dessous sont deux figures qui l’adorent, chacune à sa manière ; d’un côté c’est un pontife, de l’autre c’est une vierge, deux modèles de la dévotion douce et de la dévotion solennelle chez le vieillard et chez la jeune fille. Au milieu, deux enfants ailés, symboles aussi de la piété enfantine. Leurs yeux ne sont pas tournés vers la Vierge, mais l’un et l’autre montrent, sur leur visage et dans leur posture, combien peu ils pensent à eux-mêmes en la présence de Dieu. »

Tous furent frappés de cette description. Walter ne parla plus d’abord ; mais sa figure avait pris une expression solennelle. Philippe demanda s’il fallait continuer, et tous l’en prièrent. Amy travaillait à l’aiguille ; Laura faisait du dessin linéaire, et Walter, assis auprès d’elle, faisait des cercles concentriques avec son compas, ou, quand elle en avait besoin, il tournait sa règle, taillait son crayon, en un mot ses doigts n’étaient jamais en repos, si ce n’est à quelques passages marquants, ou quand il s’élevait une discussion. Tous furent surpris de voir arriver l’heure du goûter. Charles demanda à voir le livre, que Philippe lui remit avec un sourire, et il s’écria :

— C’est du latin ! Je me doutais que vous traduisiez. Ce livre vous appartient-il ?

— Oui.

— Est-il très difficile ? je le lirais, si quelqu’un voulait se joindre à moi.

— Si c’est de moi que vous voulez parler, dit Walter, je le ferai bien volontiers ; mais vous avez vu que je ne suis pas des plus forts.

— C’est justement la raison, dit Charles. Je vous aurais fait chevalier de la Toison d’Or pour cet ovis ! Des maîtres, j’en pourrais avoir par douzaines ! Mais mon égal en ignorance est inestimable.

— C’est un marché conclu, dit Walter, si Philippe veut nous prêter le livre.

La cloche du goûter sonna, et les jeunes gens passèrent à la salle manger. M. Edmonstone arriva presque à la fin du repas, tout joyeux d’avoir achevé sa correspondance, mais se plaignant du mauvais temps.

— Il n’y a rien à faire aujourd’hui qu’une partie de billard, dit-il. On me disait qu’un billard était ici un meuble assez inutile ; mais, pour ma part, je ne saurais sans cela comment passer une journée de pluie, Philippe me battra comme toujours, et Walter pourra prendre une de ces demoiselles pour quatrième.

— Merci, dit Walter, mais je ne joue pas.

— Vous ne jouez pas ? Eh bien, nous vous formerons bientôt, et je prendrai ma petite Amy pour m’aider contre Philippe et vous.

— Non, merci, répéta Walter en rougissant, j’ai donné ma parole.

— J’entends ! À votre grand-père ? Il n’aurait pu voir de mal à jouer comme nous faisons ; nous n’intéressons pas le jeu, cela va sans dire.

— Fort bien, répliqua Walter, mais il m’est impossible de jouer. J’ai même promis de ne jamais assister à une partie de billard.

— Ah, le pauvre homme ! il n’avait que de trop fortes raisons, murmura M. Edmonstone ; mais, ayant rencontré le regard de sa femme, il se tut. Cependant Walter paraissait absorbé dans ses pensées. Soudain il parut s’éveiller et s’écria :

— Que je ne vous gêne pas cependant.

M. Edmonstone n’avait pas besoin d’être beaucoup pressé, et il emmena Philippe dans la salle de billard.

— Ah ! que je suis contente ! s’écria Charlotte, qui avait appris à connaître la valeur de Walter comme camarade de jeu. Vous n’irez donc jamais assister à ces ennuyeuses parties de billard, et vous jouerez avec moi les jours pluvieux. Venez, et faisons une partie de balle sur l’escalier.

Elle saisit la main de Walter et l’aurait entraîné sur-le-champ, s’il n’avait d’abord voulu aider Charles à s’établir sur son sofa : pendant ce temps, Charlotte s’efforça de persuader Amable, sa compagne habituelle, de se joindre à leur partie. La pauvre petite Amy regrettait fort d’être obligée de refuser, et, comme elle prêtait l’oreille au joyeux tapage de la partie de balle, elle soupirait d’avoir à jouer le rôle d’une grande demoiselle. Cependant Philippe faisait observer à Laura, qui servait de marqueur au billard, que Walter n’était encore qu’un enfant.

Enfin le sort favorisa Amy ; car, vers les trois heures et demie, la partie de billard fut interrompue, et Philippe, ayant déclaré que la pluie avait cessé, invita Walter à faire une promenade. Ils sortirent donc par un brouillard humide, pendant que Charlotte et Amy commencèrent une partie de volant.

La nuit avait succédé au crépuscule ; Charles traversait l’antichambre, appuyé sur le bras d’Amy. Charlotte le suivait avec ses béquilles, madame Edmonstone aidait Laura à emporter ses appareils de perspective, et tous allaient se préparer pour le dîner ; soudain la porte s’ouvrit et les deux jeunes Morville entrèrent. Walter, sans s’amuser à quitter son paletot, monta l’escalier en courant et entra dans sa chambre, en fermant la porte avec un vacarme qui fit que chacun regarda Philippe, pour lui demander l’explication de cette conduite.

— Une violence de Redclyffe, dit-il froidement avec un sourire forcé.

— Que lui avez-vous donc fait ? dit Charles.

— Rien, du moins rien qui justifie une telle colère. Seulement je lui ai dit quelques mots de ses études à Oxford, pour lesquelles je lui ai conseillé de se préparer, car jusqu’ici ses études n’ont été qu’une plaisanterie. Il allait une fois ou deux par semaine chez un certain Potts, une sorte de génie de village, un maître d’écriture d’une espèce supérieure, qui tenait une école à Moorworth. Ce n’est pas la faute de Walter, mais enfin il faut qu’il travaille ferme s’il veut rattraper le temps perdu. Je lui ai fait observer tout cela aussi doucement que possible, car je savais à qui j’avais affaire.

— Et qu’a-t-il dit ? demanda Charles.

— Rien, seulement il frappait du pied de temps en temps, et cette explosion est la finale. Pauvre garçon ! j’en suis fâché pour lui ; mais n’y faites pas attention, s’il vous plaît. Voulez-vous mon bras, Charles ?

— Non, merci, répondit Charles avec un peu d’humeur.

— Je vous en prie ! C’est trop pour Amy, dit Philippe avec insistance, en faisant un mouvement pour prendre le bras de Charles au pied de l’escalier.

— Comme le camélia, sans doute ! répliqua-t-il ; et prenant son autre béquille des mains de Charlotte, il commença résolument à s’en aider, pour monter l’escalier sans autre secours, en s’obstinant à tenir Philippe prisonnier derrière lui. Tourmenter Philippe était toujours un grand plaisir pour Charles, quoique celui-ci ne trahît jamais son impatience par une parole ou par un geste.

Un quart d’heure plus tard, quelqu’un frappa à la porte de madame Edmonstone.

— Entrez, dit-elle, et Walter parut, portant sur sa figure l’expression de l’abattement.

— Je viens, lui dit-il, vous demander pardon du bruit que j’ai fait tout à l’heure. J’ai eu grand tort de prendre si mal les avis que Philippe me donnait avec une bonne intention.

— Qu’avez-vous à la lèvre ? s’écria-t-elle.

Il y porta son mouchoir et s’aperçut qu’elle saignait.

— C’est une mauvaise habitude que j’ai de me mordre la lèvre quand je suis fâché. Cela m’aide à me contenir. Ce sera une marque que je porterai quelque temps de cette affreuse sortie.

Madame Edmonstone lui trouvait un air plus affligé que la circonstance ne le méritait.

— Vous ne vous êtes pourtant pas laissé complétement emporter par la colère, lui dit-elle. C’est déjà une victoire que d’avoir pu retenir les paroles offensantes.

— C’est le sentiment qu’il faudrait vaincre, dit Walter ; et je l’ai montré tout aussi clairement que si j’avais parlé.

— Il vous est difficile d’écouter les conseils d’un jeune homme qui est de si peu votre aîné, reprit madame Edmonstone ; mais il l’interrompit.

— Ce ne sont pas ses conseils qui m’ont fâché. Ils étaient excellents, je lui en sais bon gré… Ce qui m’a irrité, oui, je dois le dire, c’est le ton de supériorité qu’il a pris ; c’est son mépris pour tout ce qu’on m’a enseigné. Je trouvais qu’il me faisait trop sentir la différence de ses talents aux miens, après la faute que j’avais faite ce matin. Certainement je n’ai pas dû lui donner une haute opinion de ma science ; qu’il me rabaisse tant qu’il voudra, mais non pas ceux qui m’ont enseigné. Ce n’est pas la faute de M. Potts si je suis ignorant.

Madame Edmonstone se sentit touchée.

— Il faut vous souvenir, dit-elle, qu’aux yeux d’un homme élevé dans une école publique, rien ne remplace le manque d’une forte éducation classique. Mais je ne doute pas que les paroles de Philippe n’aient été propres à vous impatienter.

— Je ne cherche pas à m’excuser, je vous assure, Madame, et je suis très affligé, parce que je croyais avoir surmonté mon impatience naturelle. Après tout ce qui s’est passé, tout ce que j’ai éprouvé, je croyais impossible… N’y a-t-il donc pas d’espérance ?

Il couvrit sa figure de ses mains ; puis, se remettant bientôt, il se tourna vers madame Edmonstone et il reprit :

— Est-ce trop compter sur votre bonté, que de venir vous troubler par mes confessions ?

— Non, non, certainement. Nous sommes convenus que vous viendriez à moi comme le ferait un de mes enfants. Et vraiment, je ne vois pas pourquoi vous êtes si affligé ; vous avez presque surmonté votre colère ; et peut-être n’étiez-vous pas sur vos gardes, parce que la tentation s’est présentée sous une forme inattendue.

— C’est cela même. S’il m’avait dit que je suis un ignorant, je n’en aurais pas été aussi fâché que de ces attaques indirectes contre M. Potts, contre mon grand-père. Mais ce n’était peut-être pas son intention : c’est moi qui me le suis figuré trop facilement. C’est ma faute, toujours ma faute !

— Si vous reconnaissez ainsi vos torts, vos chutes seront toujours moins graves et moins fréquentes, et, à la fin, vous remporterez la victoire ; mais il faut persévérer et prier.

Walter leva les yeux sur elle avec une expression sérieuse, qui la surprit. On eût dit qu’il espérait pour la première fois. — Dans ce moment on demanda madame Edmonstone, et une voix se fit entendre dans la chambre voisine, dont la porte était restée entr’ouverte.

— Êtes-vous là, Walter ? j’ai besoin de votre bras.

Charles, qui avait entendu la conversation précédente, trouvait que c’était faire beaucoup d’embarras pour peu de chose. Il était bien aise de trouver quelqu’un qui n’eût pas la patience de supporter le ton de Philippe ; et, avec sa malice accoutumée, sans s’inquiéter du tort qu’il ferait à Walter en l’aigrissant contre son cousin, dont les avis pouvaient lui être fort utiles, il se mit à jaser sur Philippe et sur l’importance qu’il se donnait : mais il n’eut pas le temps d’en dire beaucoup cette fois. Il en fut fâché, et se consola en pensant que Walter finirait par se révolter ouvertement. Charles n’était pas méchant, et il aurait frémi s’il eût prévu le mal qu’il pouvait faire en brouillant les deux cousins. Mais, obligé de mener une vie oisive, il s’était accoutumé à ne considérer les choses que par rapport à son amusement, et l’idée de contrarier Philippe était alors tout pour lui.

À dîner, Walter fut aussi silencieux que le jour de son arrivée. Mais il y avait quelques messieurs qui parlaient politique. Philippe amena la conversation sur les devoirs et les priviléges des grands propriétaires, qui peuvent faire tant de bien. Il s’efforça d’attirer l’attention de Walter en parlant de Redclyffe, de l’influence qu’aurait le chef de la famille Morville, et de l’espérance qu’avait lord Thorndale de le voir embrasser la bonne cause. Il parla vainement ; le jeune héritier de Redclyffe fit des réponses aussi brèves, aussi distraites, que s’il avait été question de l’empereur de Maroc ; et Philippe, pensant qu’il voulait bouder, s’adressa dès lors à Laura.

Dès que les dames eurent passé au salon, Walter parut sortir de sa rêverie, et, s’adressant à M. Edmonstone, il lui dit qu’il craignait de n’être pas assez avancé dans ses études classiques, et lui demanda s’il n’y aurait pas dans les environs quelqu’un qui pût le préparer pour Oxford. M. Edmonstone fut presque aussi surpris qu’il l’aurait été, si Walter lui avait demandé un exécuteur pour lui couper la tête, et Philippe, non moins étonné, pensa qu’il était heureux que Walter eût assez de bon sens pour faire cette demande, puisque sans cela il aurait été obligé d’en parler lui-même à son oncle. Dès que M. Edmonstone fut revenu à lui, et eut déclaré la chose parfaitement convenable, on passa en revue les vicaires des environs. On décida enfin que Philippe parlerait à M. Lascelles, un de ses anciens condisciples, et ministre à Broadstone, pour lui demander de lire quelques heures, toutes les semaines, avec Walter. Quand cette affaire fut arrangée, Walter eut l’air plus à l’aise, mais il ne recouvra pas sa gaieté de toute la soirée ; il prit un livre et s’assit silencieusement à sa place accoutumée. Philippe devait retourner à Broadstone le lendemain, : et madame Edmonstone ayant quelques commissions à y faire, il fut décidé que Philippe la conduirait dans le phaéton, et que Walter la ramènerait à la maison, après avoir été présenté à M. Lascelles. Ils fixèrent une heure et un lieu de rendez-vous ; chacun y fut exact, puis madame Edmonstone conduisit son jeune ami chez madame Deane, la femme du colonel.

Les jeunes Edmonstone pensaient tous que leur maman et madame Deane n’étaient jamais ensemble sans dire beaucoup de bien de Philippe. Madame Deane était très fière de voir un jeune homme si distingué dans le régiment de son mari ; elle cita plusieurs traits de sa sagesse, de son jugement, de son bon cœur. Madame Edmonstone l’écouta avec d’autant plus de plaisir, qu’elle vit s’éclaircir la figure de Walter pendant qu’il écoutait ces récits.

En s’en retournant à la maison, madame Edmonstone lui demanda s’il avait vu M. Lascelles ?

— Oui, répondit Walter. Nous commencerons demain, et j’irai chez lui le lundi et le jeudi. Je n’ai pas de temps à perdre ; j’ai vécu d’une manière trop agréable avec vous. Il me faut quelque chose d’ennuyeux pour me tenir dans l’ordre, ajouta-t-il en faisant claquer son fouet.

— Vous trouvez la vie trop agréable à Hollywell ! dit madame Edmonstone en souriant. Vous n’y avez cependant pas beaucoup joui des plaisirs de votre âge, car nous avons été encore plus tranquilles que de coutume, depuis votre arrivée.

— Ah ! c’est que vous ne me connaissez pas. Vos soirées de famille sont un plaisir assez vif et assez nouveau pour me nuire.

— Une chose agréable ne nuit pas toujours.

— Non pas aux gens calmes ; mais pour moi, quand je me retire après avoir passé une de ces joyeuses soirées de causeries, je puis à peine réunir mes pensées et réfléchir. Je ne puis cependant me tenir seul et enfermé pendant toute la veillée. Ce ne serait guère poli.

— Certainement non. Vous nous devez des égards, tout dangereux que nous sommes.

— La faute ne vient pas des autres ; elle est en moi, je le sais ; je le sens !

— Je crois vous comprendre. Ce que vous éprouvez est l’effet de la nouveauté. Vous avez mené jusqu’ici une vie si retirée, que nos soirées en famille font sur vous l’effet que ferait sur d’autres une vie de dissipation. Or, comme vous serez tôt ou tard dans le cas de voir le monde, il est bon pour vous que vous en ayez chez nous un léger échantillon. Continuez à veiller sur vous-même, et cela ne vous fera pas de mal.

— Vous pensez donc, madame, que je ne dois pas fuir la tentation ?

— Si des plaisirs, qui ne sont pas un devoir, sont une tentation, abandonnez-les. Mais, comme il y a des tentations partout, il y en a que vous devez combattre sans les fuir. Tels sont celles que vous rencontrerez dans la société, grâce à la position dans laquelle Dieu vous a placé.

— Je crois vous comprendre, madame, et ces lectures arrivent à propos pour m’empêcher de me livrer entièrement au plaisir de la société.

— Vous n’aimez donc pas le grec et le latin ?

— Oh ! s’écria Walter, j’adore Homère et les Géorgiques, et bien d’autres choses. Mais la grammaire, les racines grecques ! je n’ai jamais eu le courage de les étudier à fond.

— Qui a été votre maître ?

M. Potts, un homme de beaucoup de talent ; il n’a reçu qu’une éducation fort imparfaite ; mais il a tant travaillé, qu’il est arrivé au rang de professeur à l’École industrielle de Moorworth, où sont les neveux de Markham. Il remplit sa tâche avec beaucoup de patience : mais combien il jouit d’une après-midi de liberté et d’un nouveau livre ! J’ai pris des leçons de lui, trois fois par semaine, depuis l’âge de huit ou neuf ans, et il a fait pour moi tout ce qu’il a pu. Si Philippe savait toutes les difficultés que cet excellent homme a dû surmonter, il n’aurait pas parlé de lui avec mépris.

— Tout ce qu’il a voulu dire, c’est qu’un homme qui n’a pas étudié dans une université ne peut pas avoir reçu une éducation complète.

— Ah ! dit Walter en riant, il aurait bien joui de la conversation de Philippe avec M. Lascelles. Si j’avais eu les yeux fermés, je me serais cru en présence de deux vieux savants, en habit noir usé et en lunettes. Plus je vois Philippe, plus je l’admire ! Et tout ce que madame Deane nous a conté de lui !

— Elle l’aime beaucoup.

— C’est beau de gagner ainsi l’estime des étrangers. Je lui voudrais seulement un peu plus d’enthousiasme. Sans doute il a pour cela trop de sens !

— C’est qu’il a beaucoup souffert à l’occasion de sa sœur.

— Celle pour qui il a fait un si grand sacrifice ?

— Oui, sa sœur Marguerite. Elle avait huit ou neuf ans de plus que lui ; elle était très belle et avait beaucoup de talents. En un mot, elle lui ressemblait beaucoup et elle a été pour lui une mère. C’est elle qui a élevé Philippe. Aussi lui fit-il de bon cœur ce sacrifice. Mais Fanny tomba malade et mourut, ce qui amena le mariage de Marguerite avec le docteur Henley, un de ces mariages où il n’y a rien à dire. C’est un homme respectable, riche, qui a une grande clientèle ; mais il était beaucoup plus âgé qu’elle, d’un esprit bien moins distingué, et, quoique je répugne à le dire, il n’est pas religieux.

— Son frère n’a-t-il pu s’y opposer ?

— Il lui a fait beaucoup d’objections : mais, à dix-neuf ans, il avait peu d’influence sur une sœur qui en avait vingt-sept. Cependant la justesse de ses observations l’a blessée. Pauvre garçon, il a bien souffert, et, si peu de temps après, avoir perdu sa douce Fanny !…

— Ne vient-il pas de faire un séjour chez madame Henley ?

— Oui, ils sont bien ensemble. Elle l’aime et elle est fière de lui : mais il n’aime pas le docteur, et il revient toujours de là plus sombre et plus grave que jamais ; cependant il ne s’ouvre à personne là-dessus.

— Je vous remercie, madame, de tous ces détails ; maintenant je crois que je comprendrai mieux mon cousin. Oh ! ce doit-être une chose bien cruelle de découvrir que nous ne sommes pas tout pour l’objet de nos plus tendres affections !

Madame Edmonstone fut bien aise d’avoir contribué pour quelque chose à l’attachement qu’elle voyait Walter prendre pour Philippe ; car elle jugeait cela très important pour ce jeune homme, auquel elle commençait à s’intéresser vivement.