Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 81-91).


CHAPITRE V.


Il y avait un nuage sur les rêves de mon enfance ;
                J’étais seul,
Je ne sais comment, je ne sais pourquoi,
Mais tout était triste autour de mon âme ;
J’étais enveloppé dans le silence.

(Pensées des temps écoulés.)


Il tardait beaucoup à madame Edmonstone de savoir ce que M. Lascelles pensait de son élève. Elle apprit plus tard qu’il le trouvait fort intelligent, et assez instruit. Seulement les classiques et les mathématiques avaient été un peu négligés. On l’avait accoutumé à regarder sa tâche faite, quand il avait compris le sens général d’un morceau, ou qu’il l’avait rendu en vers anglais coulants et bien faits, mais souvent fort éloignés du sens de l’original. Enfin il n’avait jamais travaillé comme on travaille au collége.

M. Lascelles le lui dit tout de suite ; mais, comme il ne fit pas d’observations sur M. Potts, ni sur son grand-père, Walter n’eut pas besoin de se mordre la lèvre, et il promit de travailler sérieusement au moins quatre heures par jour. Il tint sa parole, et ne quittait l’étude que pour faire une lecture à Charles, qui commençait à le dominer comme le reste de la famille. Walter, accoutumé à une vie active et à beaucoup d’exercice, aurait fait cette lecture avec plus de plaisir à tout autre moment. Il en fit même une fois l’observation ; mais Charles ne voulut pas l’écouter et il céda comme les autres. En général, il montrait en toutes choses une complaisance extrême pour le jeune malade. Ce dernier semblait rarement lui en savoir gré, et même il cherchait souvent à le fâcher, pour voir s’il avait vraiment le caractère impétueux que l’on attribuait à sa famille. Pour cela il le contrariait et le contredisait, même lorsqu’au fond il pensait comme lui. Walter n’y comprenait rien, mais Laura vint à son secours, en lui disant que son frère ne parlait pas sérieusement.

— Je ne puis l’excuser complétement de plaisanter ainsi aux dépens de la vérité, dit Walter, mais il a si peu de plaisirs ! Il faut lui pardonner.

Et, depuis lors, il ne lui en coûta plus de se contenir vis-à-vis de Charles. Un jour cependant, comme tous nos jeunes gens étaient réunis au salon à l’heure du crépuscule, la conversation tomba sur les revenants, et Laura demanda à Walter ce que c’était que cet esprit qui revenait à Redclyffe.

— On disait que vous l’aviez vu vous-même, s’écria Philippe en remarquant son air sombre. Voyons, contez-nous un peu cela. Avez-vous vu votre propre image dans la glace, ou rencontré l’âme de Hugh de Morville ? Portait-il un chapeau gancé ? Ne vous gênez pas, et faites-nous la description exacte de votre ancêtre tel que vous l’avez vu.

Amy ne comprenait pas comment Philippe pouvait plaisanter sur un pareil sujet. Il fallait qu’il ne remarquât pas la figure de Walter. Soudain celui-ci s’écria :

— Ne parlez pas si légèrement ; puis il sortit de la chambre avec précipitation.

— Je crois vraiment qu’il l’a vu, s’écria Amy, et Laura pria Philippe de faire une autre fois plus d’attention à ce qu’il dirait devant Walter.

— Je suis continuellement sur mes gardes, répondit Philippe ; mais il est impossible de deviner tous les points sur lesquels ce pauvre garçon est chatouilleux.

— S’il n’était sensible qu’aux choses qui le fâchent, il serait moins excusable, ajouta Laura. Mais il prend tout avec la même vivacité, Une belle soirée, un beau point de vue. Et, quand il fait une lecture, il s’identifie avec chaque personnage d’une manière extraordinaire.

Amy, avec son bon cœur, était fâchée que l’on eût fait de la peine à Walter, et désirait beaucoup de le voir revenir au salon. Il ne parut qu’après le départ de Philippe ; il était pâle et avait les cheveux en désordre, si bien qu’Amy se figura qu’il venait de rencontrer ce revenant, auquel elle avait de la peine à ne pas croire. — Un moment après Charles, lui ayant par hasard pris le bras, fut surpris de sentir sa manche humide, et lui demanda d’où il venait ?

— De me promener le long du mur du jardin.

— Quoi ? par la pluie !

— Je n’ai pas pris garde qu’il pleuvait ; mais me pardonnez-vous de vous avoir ainsi troublé ce soir ? Une autre fois je vous expliquerai la raison de mon agitation.

Le jour suivant, les deux sœurs étaient au jardin et s’amusaient à relever quelques tiges de fleurs, que le vent avait renversées pendant la nuit. Walter, revenant de chez son professeur, vint les joindre et se promena quelque temps avec elles en parlant de choses indifférentes. Tout à coup il dit :

— Il faut que je vous explique ma conduite d’hier.

— Amy pense que vous avez vu le revenant, dit Laura.

— Vous ai-je donc effrayée ? Non, non, je ne l’ai jamais vu, et je ne pense pas que personne l’ait jamais aperçu. Je vous fais encore mille excuses. Mais, quand je songe à l’origine de cette tradition, je ne puis en rire, et si Philippe savait…

— Philippe regarde cette histoire, ainsi que nous le faisons, comme un conte dont la scène est on ne peut mieux placée à Redclyffe.

— Quand j’étais plus jeune, ce récit m’intéressait vivement : je voulus en connaître l’origine et je la trouvai enfin dans de vieux papiers. Ce misérable Hugh de Morville, celui qui commença la querelle avec la famille de vôtre mère, était un courtisan de Charles II, plus mauvais sujet qu’aucun autre de cette époque. On croit qu’il détruisit ou falsifia le testament de son père, et dépouilla ainsi son frère, votre ancêtre, de sa part d’héritage. Ce fait n’est pas prouvé, mais on n’en doute guère, et l’on cite mille exemples de ses fureurs et de sa méchanceté. Il força une pauvre jeune fille à l’épouser, quoiqu’elle en aimât un autre ; puis il devint jaloux, fit enlever son rival, l’enferma dans une tour de son château, et paya le juge Jefferies pour qu’il le condamnât à mort ; on dit même qu’il contraignit sa femme d’assister à l’exécution. Enfin, il se fit tant haïr qu’il fut obligé de fuir le pays. Il se rendit en Hollande auprès de Guillaume d’Orange, dont il gagna la faveur. Il employa sa fortune pour la cause de ce prince, et c’est ainsi qu’il obtint son titre de baronnet. Il entra ensuite dans l’armée et servit longtemps, puis il revint chez lui, quand il crut ses fautes oubliées. Mais il perdit la raison bientôt après, et finit par se pendre dans la chambre même où il avait enfermé sa victime.

— C’est une horrible histoire, dit Laura ; mais je ne vois pas pourquoi elle vous touche si vivement.

— N’es-il pas écrit que les péchés des pères seront punis sur les enfants ? Et les Morville n’ont-ils pas dès lors, entassé crime sur crime, malheur sur malheur ? Mon pauvre père, avec sa mort tragique et prématurée, a peut-être été le plus heureux de tous.

— Le péché et la mort règnent sur nous tous, dit Laura ; et vous ne devez pas oublier que, si vous êtes un Morville, vous êtes aussi un chrétien.

— Il ne l’oublie pas ! s’écria Amy ; mais elle baissa aussitôt les yeux, en rougissant de l’avoir si bien compris.

Ils continuèrent à marcher en silence ; enfin Laura lui dit :

— Est-il vrai que vous ressemblez au portrait de ce malheureux Hugh de Morville ?

Walter soupira.

— Il faut donc qu’on l’ait fait avant qu’il devînt un si méchant homme, dit Amy. Laura pensait de même, quoiqu’elle ne le dît pas.

Ils furent interrompus par la voix de M. Edmonstone, qui appelait Walter pour tirer un lapin ; et il quitta aussitôt les deux sœurs.

Quelques jours auparavant, il avait été question d’une partie de chasse, dont Walter se promettait le plus grand plaisir. Mais, comme son cheval ne pouvait suffire à toutes les fatigues qu’il lui imposait, il avait chargé Philippe de lui en acheter un autre. Ce dernier, avec sa complaisance habituelle, avait passé la matinée à terminer ce marché, lorsque, en rentrant chez lui, il trouva la carte de Walter Morville, sur laquelle celui-ci avait écrit au crayon : « Mon cher Philippe, je trouve que la chasse et l’étude ne vont pas bien ensemble, ainsi n’achetez pas ce cheval. Mille remercîments. » — Prenant cela pour une bouderie à cause de la scène de la veille, Philippe arriva d’assez mauvaise humeur à Hollywell. Il trouva les deux sœurs au jardin, et, les explications de Laura n’ayant pas réussi à lui faire admettre les raisons de Walter pour s’être ainsi fâché, il s’en retourna sans rendre justice à son jeune cousin, et sans croire qu’il voulût seulement s’imposer une privation utile. M. Edmonstone ne fut pas moins surpris que Philippe de cette brusque décision, dont il ne put comprendre la raison, et dans laquelle il ne vit lui non plus qu’une boutade de mauvaise humeur. Quelques heures plus tard, comme madame Edmonstone était dans son cabinet de toilette, Walter lui demanda la permission d’entrer.

— Volontiers, lui dit-elle, me voilà en mesure d’avoir une petite conversation avec vous.

— J’ai peur d’avoir offensé M. Edmonstone, dit Walter, et j’en suis bien fâché.

— Il croit seulement que quelque chose vous a contrarié.

— Moi ? non, madame ; mais je vois que, si je me laisse distraire, mes études en souffrent. M. Lascelles n’a pas été très content de mes exercices aujourd’hui. C’est que j’avais passé trop de temps à cheval la semaine dernière.

M. Edmonstone est un tuteur trop-raisonnable pour n’être pas content de vous voir prendre ce sage parti ; mais je vous assure que je n’oserais traiter personne avec la sévérité dont vous usez envers vous-même.

Madame Edmonstone accompagna ces mots d’un regard si affectueux, qu’il fit changer le cours des pensées de Walter. Il s’écria :

— Pourriez-vous, chère madame, me parler un peu de ma mère ? Je pensais rarement à elle autrefois ; mais, depuis que je vous connais, j’ai désiré souvent de l’avoir conservée.

Madame Edmonstone montrait rarement tout ce qu’elle sentait ; aussi répondit-elle simplement :

— Pauvre jeune femme ! Elle n’avait que dix-sept ans quand elle mourut. Mais voici un paquet de lettres où je trouverai quelque chose sur elle.

Elle le défit et en tira une lettre écrite par sa belle-sœur, vers l’époque où les parents de Walter avaient fait un séjour à Stylehurst.

Puis elle lut : « Nos hôtes viennent de nous quitter, et ils m’ont laissé une impression bien plus agréable que je ne m’y attendais. La jeune madame Morville est une charmante personne, blonde et rose, aux manières enfantines ; une fois accoutumée à nous, et affranchie de son premier embarras, elle nous a tous prévenus en sa faveur par son doux sourire et sa jolie voix. On l’entend gazouiller comme un oiseau du matin au soir. Fanny et mon petit Philippe l’aiment tendrement, car qui pourrait résister à ses manières affectueuses ? Son mari l’adore, et elle est fière de lui. Pauvre enfant ! elle ne se doute pas de la faute qu’elle a commise en se laissant enlever ; c’est son frère qui a poussé M. Morville à cette folie. Je voudrais que son beau-père consentît à la voir ! » Elle n’en lut pas davantage, mais elle ajouta : M. Dixon, le frère de votre mère, a eu malheureusement une trop grande influence sur ces jeunes gens, et c’est ce qui empêcha votre grand-père de se réconcilier avec eux. Plus tard il est parti pour l’Amérique.

Walter écoutait avec attention. Il n’y avait pas longtemps qu’il connaissait les circonstances de la mort de ses parents. Son grand-père l’avait élevé avec une sollicitude extrême, et avait éloigné de lui, autant que possible, toutes les tentations et jusqu’à la connaissance du mal. Aussi avait-il toujours été fort heureux, et avait mené une vie active et gaie, quoique la solitude l’eût rendu plus rêveur qu’on ne l’est d’ordinaire à cet âge. Il s’était toujours montré extrêmement dévoué à son grand-père, qu’il regardait comme le meilleur des hommes, et se figurait que ses vertus effaçaient la tache laissée sur la famille par les crimes de sir Hugh. Mais, quand Walter eut atteint l’âge qui avait été si fatal à ses pères, le vieillard crut devoir lui conter sa propre vie pour lui servir de leçon.

Il lui avoua toutes ses fautes, qui lui semblaient d’autant plus odieuses qu’il se les rappelait à travers une longue suite d’années de repentir. Il lui fit le tableau de sa vie, d’abord oisive et insubordonnée, puis de sa passion pour le plaisir et de son mépris de toute contrainte, jusqu’à ce que ces folies de jeune homme se fussent changées en vices, et que le vice l’eût conduit au crime.

Il n’avait pas eu moins de trois duels, dont un seul ne s’était pas terminé d’une manière tragique. Sa douleur, après la fatale issue du premier, avait été fort près de le réformer ; mais le temps affaiblit ce souvenir ; le tourbillon des plaisirs acheva de l’effacer, et enfin il perdit complètement sa générosité naturelle, et son dernier duel le laissa presque sans remords. Cependant c’était dans ce dernier qu’il avait été le plus coupable. Il avait été l’agresseur, et le capitaine Wellwood, sa victime, laissait une femme et des enfants sans appui. Mais enfin, lorsque le malheureux M. Morville vit son fils, dans la fleur de la jeunesse, apporté sans vie au château, ses propres fautes lui revinrent en mémoire ; il se les reprocha d’autant plus vivement qu’il avait donné à son fils l’exemple de celles qui l’avaient conduit au tombeau. Et, depuis cette heure, il ne cessa d’éprouver un repentir égal à ses crimes.

Il osait à peine espérer que son petit-fils lui fût conservé. À peine osait-il même souhaiter à cette jeune plante une vie qu’il entrevoyait si pleine d’écueils et de tempêtes ! Mais, à mesure que cet enfant grandit, ses qualités lui attachèrent passionnément son grand-père, dont toute la crainte était de le voir plus tard succomber aux tentations d’un monde qu’il ne connaissait pas encore. Il lui fit donc le récit de sa vie, et l’effet de ses révélations dépassa de beaucoup ce que le vieillard avait attendu. Quel coup, pour une âme aussi pure que celle de Walter, de découvrir que le grand-père qu’il vénérait si profondément avait été un meurtrier ! Il l’écouta en silence, la figure cachée dans ses mains ; puis, quand le vieillard se tut, le jeune garçon se jeta à genoux auprès de lui, et le caressa comme il le faisait dans son enfance.

Pendant longtemps il se sentit comme écrasé, et la voix de Celui qui assure au pécheur son pardon, et lui promet la force de lutter dans la tentation, fut longtemps à se faire entendre clairement dans son cœur. Il était à peine remis de ce choc, quand son grand-père mourut dans la foi en son Sauveur. Walter sentit vivement, comme nous l’avons vu, la perte de cet unique parent. Le souvenir de ce triste événement, la crainte vague de ne pouvoir surmonter les tentations auxquelles tous ses ancêtres avaient succombé, enfin le sentiment de sa vivacité passionnée, étaient un frein qui l’arrêtait sans cesse, au moment de se livrer aux jouissances qui semblaient les plus innocentes. Mais aussi ces pensées l’auraient facilement porté au découragement, en lui montrant la lutte comme au-dessus de ses forces.

Madame Edmonstone fut la première à découvrir ces combats intérieurs. Elle lui fit comprendre que les tentations n’étaient pour lui que ce qu’elles sont pour tous les hommes, et que la grâce de Dieu était toujours à sa portée. Ainsi tiré de son découragement, il comprit que c’était à lui de se maintenir dans la bonne voie. Telle était la vie intérieure de Walter ; au dehors il était franc et joyeux, et, si un nuage vient de temps en temps l’assombrir, nous en savons maintenant la cause.