Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 33-53).


CHAPITRE III.


Le rayon de la félicité brille avec plus
d’éclat s’il est relevé de quelque ombre de
douleur.



— Quel usage ferai-je de lui ? se disait Charles en examinant Walter Morville, assis auprès de la table, un livre à la main.

Il avait la tournure d’un jeune homme qui grandit encore ; étant fort mince, il semblait plus grand qu’il ne l’était réellement. Il paraissait fort actif, et, quoiqu’il fût assis au fond de son fauteuil, il n’y avait pas de nonchalance dans son attitude. Il n’était pas beau, mais il avait des yeux remarquables, des cils longs et noirs, des sourcils bien dessinés ; ses cheveux étaient beaucoup plus clairs, longs, soyeux et ondulés. Il avait le teint naturellement blanc, comme on pouvait le reconnaître dans le haut du front ; mais le reste de sa figure, ainsi que ses mains, bien formées, était brûlé par le soleil et l’air de la mer ; les couleurs de la santé brillaient sur ses joues.

— Quel usage ferai-je de lui ? se disait Charles. Il ne sera bon à rien, si cela continue de la sorte ; il tient là un livre plus sérieux que je n’en ai jamais vu tenir à Philippe lui-même un jour ouvrable. On l’a si bien puritanisé, qu’il n’est plus bon à rien. Mais je ne m’en inquiéterai plus.

Charles essaya de lire ; puis, relevant les yeux :

— C’est inutile ! Je ne puis m’empêcher de penser à lui. Cette expression calme et paisible contraste singulièrement avec ces traits brunis par le soleil et avec ces yeux où brille encore tout le feu des Redclyffe.

Madame Edmonstone entra dans ce moment, et jeta un regard autour de la chambre, comme pour chercher une occupation pour son hôte. À la fin, elle lui proposa une partie d’échecs avec Charles. Celui-ci adressa à sa mère un coup d’œil qui signifiait que ni l’un ni l’autre ne s’en souciaient ; mais elle était accoutumée à l’obliger malgré lui, espérant qu’il lui en saurait gré plus tard. Charles était très fort aux échecs, et il rencontrait rarement un adversaire qui jouât assez bien pour que la partie l’intéressât véritablement. Mais Walter se trouva bien supérieur à ses adversaires accoutumés, et suivait une marche hardie, qui obligeait Charles à être toujours sur ses gardes ; enfin il se laissa surprendre et fut en échec et mat. Aussi sa mauvaise humeur s’évapora, et dès lors ils firent une partie chaque jour, quoique Walter n’eût pas l’air d’y tenir autrement que pour faire plaisir à Charles.

Livré à lui-même, Walter passait son temps à lire ou à se promener seul dans les environs. Il aimait à s’asseoir avec un livre dans les profondes embrasures des fenêtres du salon ; mais quelquefois, quand elles s’y attendaient le moins, les jeunes filles s’apercevaient que ses yeux pénétrants observaient, avec un air d’intérêt, tantôt Amable, soignant ses fleurs ou rendant quelque service à Charles, tantôt Laura dessinant, écrivant ou s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans les piles de livres et de journaux sous lesquels son frère semblait comme écrasé : tâche vaine, car il avait toujours besoin de ceux qu’elle avait éloignés de sa portée.

Laura et Amable étaient toutes deux bonnes musiciennes ; la première, surtout, chantait et jouait très bien du piano. La première fois que l’on fit de la musique après l’arrivée de Walter, chacun fut frappé du plaisir qu’il parut éprouver. Peu à peu il s’aventura plus près du piano, quand les jeunes filles étudiaient, et enfin il joignit à leur chant quelques notes si mélodieuses, que Laura, se retournant avec surprise, lui dit :

— Vous chantez mieux que nous !

Il rougit.

— Je vous demande pardon, dit-il, c’était sans y penser, car je ne suis pas musicien.

— Vraiment ? dit Laura avec un sourire d’incrédulité.

— Il faut donc que vous ayez l’oreille bien musicale : essayons encore cette voix.

Les deux sœurs furent de nouveau charmées et surprises, et Walter parut aussi content que l’est tout homme qui vient de découvrir qu’il possède une faculté qu’il ne connaissait pas. Ce fût son premier mouvement de joie ; Laura et sa mère furent d’avis qu’il lui serait bon de faire beaucoup de musique et de cultiver cette belle voix. Déjà tous s’intéressaient à lui, à cause de la complaisance qu’il montra pour Charles, dès qu’il eut compris le genre d’assistance dont il avait besoin ; on était touché de sa douleur muette, qui montrait combien il avait été attaché à son grand-père.

Le premier dimanche, après son arrivée, madame Edmonstone, entrant au salon vers cinq heures et demie, le trouva seul, assis auprès du feu avec son chien à ses pieds. Il se leva subitement à son entrée ; elle lui demanda s’il était demeuré dans cette obscurité depuis son retour de l’église.

— Je n’avais pas besoin de lumière, répondit-il avec un profond soupir, et, comme elle ranimait le feu presque éteint, la clarté soudaine révéla des traces de larmes sur la figure du jeune homme. Elle aurait voulu le consoler et lui dit :

— C’est un moment propre à la réflexion qu’un dimanche à l’entrée de la nuit.

— Oui, répondit-il, il y a si peu de temps…

Et il s’arrêta court.

— Vous étiez si peu préparé !

— Je ne l’étais pas du tout. Ce même jour, dans la matinée, il s’était occupé d’affaires avec Markham, et jamais ses idées n’avaient été plus claires.

— Étiez-vous auprès de lui quand il s’est trouvé mal ? lui demanda madame Edmonstone, qui vit que de parler le soulageait.

— Non, Madame ; c’était un instant avant le dîner. J’avais été chasser, et en rentrant je passai dans la bibliothèque pour lui dire d’où je venais. Il était bien alors, car il me parla, mais, comme il faisait sombre, je ne vis pas sa figure. Je ne mis pas dix minutes à ma toilette, mais, quand je redescendis, il s’était affaissé dans son fauteuil. Je vis tout de suite que ce n’était pas le sommeil, — je sonnai, — et, quand Arnaud entra, nous vîmes ce qui en était.

Ici la voix manqua au jeune Walter.

— Reprit-il connaissance ?

— Oui, c’est une consolation pour moi, reprit Walter. Après avoir été saigné, il sembla s’éveiller un peu. Il ne put ni parler, ni faire aucun mouvement, mais il me regarda… Sans cela… je ne sais ce que j’aurais fait.

Ces derniers mots furent suivis d’un torrent de larmes, qu’il ne put retenir, et, comme il se détournait pour les cacher, il vit couler aussi celles de madame Edmonstone.

— Vous aviez grande raison de lui être si attaché, dit-elle, dès qu’elle put parler.

— Oh oui ! Et après un long silence il reprit : Il était tout pour moi, tout, d’aussi loin qu’il me souvienne. Je n’ai jamais senti la perte de mes parents. Je ne puis exprimer l’intérêt qu’il prenait à mes plaisirs, à mes projets ; comme il me surveillait, comme il s’inquiétait pour moi, avec quelle patience il me supportait.

Walter parlait d’une voix saccadée, et avec tant de sentiment, que madame Edmonstone en était profondément émue, sachant que M. Morville l’avait traité fort sévèrement ; elle avait grand’pitié de ce jeune homme, qui avait perdu toute sa famille en perdant son aïeul.

— Quand la première douleur, causée par cette séparation inattendue, sera calmée, dit-elle, vous aimerez à vous rappeler cette affection que vous saviez si bien apprécier.

— Si seulement j’avais su l’apprécier ! s’écria Walter, mais j’étais souvent impatient, insouciant, sans égards pour lui, rebelle même… Oh ! que ne donnerais-je pas pour être encore sous sa dépendance !

— C’est ce que nous éprouvons tous après une perte semblable, dit madame Edmonstone ; mais vous avez le bonheur de savoir que vous étiez toute sa consolation.

— J’aurais dû l’être.

Elle savait que sa conduite envers son grand-père avait toujours été celle d’un enfant affectionné et dévoué, et elle essaya d’en dire quelque chose ; mais il ne voulut pas l’entendre.

— Ah ! Madame, répondit-il, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit de moi là-bas. Ils me vanteraient de même, quand j’aurais mille défauts !

Un silence suivit ces paroles, et, comme madame Edmonstone méditait quelques consolations nouvelles, Walter s’approcha d’elle tout à coup et lui dit avec chaleur :

— J’ai une demande à vous faire… c’est une grande faveur… mais, vous m’ayez enhardi. Vous voyez comme je suis seul, et vous savez combien peu je puis me fier à moi-même : seriez-vous assez bonne pour vous charger de moi… pour recevoir mes aveux, et m’avertir de mes fautes, aussi franchement que si j’étais Charles ? Je sais que c’est demander beaucoup ; mais vous ayez connu mon grand-père, et c’est en son nom…

Elle lui tendit la main, et répondit en pleurant :

— Je vous promets de faire ce que vous me demandez, si j’en vois l’occasion.

— Je puis donc compter que vous m’avertirez quand je m’animerai trop ; et surtout quand je me fâcherai ? Merci ; vous ne savez pas le bien que me fait cette promesse !

— Mais vous avez tort de dire que vous êtes seul. Vous êtes de notre famille à présent.

— Oui, depuis que vous m’avez accordé la grâce que je vous ai demandée, répondit Walter, et, pour la première fois, elle fit attention au charme de son sourire, qui semblait éclairer toute sa physionomie. Cela seul aurait suffi pour lui gagner les cœurs.

— Je vous regarderai un peu comme un neveu, ajouta-t-elle avec bonté ; mon frère me parlait si souvent de vous !

Walter s’écria :

— L’archidiacre Morville a toujours eu mille bontés pour moi. Je me le rappelle à merveille.

— Ah ! je voudrais bien…

Madame Edmonstone s’arrêta, et ajouta seulement :

— De tels souhaits ne nous sont pas permis… et Philippe ressemble beaucoup à son père.

— Je suis bien aise que son régiment soit près d’ici, car je désire le connaître mieux.

— Vous l’avez déjà vu à Redclyffe ?

— Oui, répondit Walter, en rougissant un peu ; mais j’étais alors un véritable enfant, fort peu raisonnable et très obstiné. Je suis bien aise de le rencontrer de nouveau… Comme il a bonne façon !

— Nous sommes très fiers de lui, dit madame Edmonstone en souriant. Je ne crois pas qu’il ait donné une heure d’inquiétude à sa famille, depuis sa naissance.

La conversation fut interrompue par le bruit des béquilles de Charles, qui traversait lentement l’antichambre. Walter s’élança pour l’aider à se placer sur le canapé ; puis, sans rien dire, il se hâta de quitter le salon.

— Maman en tête à tête avec le silencieux ! s’écria Charles.

— Je ne vous dirai pas tout le bien que je pense de lui, dit-elle en sortant à son tour.

— Hum ! se dit Charles. Cela signifie que Madame ma mère est enchantée de lui ; et, connaissant mon mépris pour les héros, elle craint sans doute que je ne rie d’elle, ou que je prenne ce nouveau venu en aversion. Je suis toujours bien aise quand Philippe est absent, et, si seulement on pouvait cesser d’entendre chanter ses louanges, on aurait ici quelque repos. Si je croyais que son cousin fût aussi une perfection, je ne me soucierais plus du tout de lui. Mais non ; il n’a pas pour rien ces yeux de faucon !

Depuis ce jour les yeux de faucons brillèrent avec plus d’éclat ; Walter parut prendre quelque intérêt à ce qui se passait autour de lui. Il y eut un jour à Hollywell une petite réunion de jeunes personnes du voisinage. On riait, et l’on disait mille folies autour de Charles. Walter, assis un peu à l’écart, écoutait en silence : Laura, profitant du bruit, lui dit à demi-voix :

— Vous ne trouvez pas cela bien sensé ?

Et comme il avait l’air d’hésiter à répondre :

— Parlez sans gêne ; Philippe et moi, nous sommes assez d’avis que c’est dommage de perdre le temps à rire et à dire des folies.

— N’est-ce, en effet, que des folies ?

— Écoutez… non ! c’est trop absurde.

— Dire des folies doit être une excellente chose, puisque cela rend si heureux, répondit Walter. Regardez-les ; n’est-ce pas comme… non pas comme un tableau, qui n’a pas de vie, mais comme un songe, ou peut-être comme une scène de théâtre.

— N’avez-vous jamais assisté à pareille assemblée ?

— Non, je n’ai jamais assisté qu’à des visites de cérémonie, où chacun était raide et parlait tour à tour. La conversation ne roulait guère que sur la politique, et j’étais toujours bien aise que ce fût fini, afin de remonter à cheval. Mais cette réunion de jeunesse, c’est plutôt comme un vol de corneilles ou d’oiseaux de mer sur la grève.

Chaque jour on s’apercevait davantage que Walter avait naturellement une surabondance de vie et d’ardeur, comprimée jusque-là par son existence solitaire. Il faisait toutes ses confidences à madame Edmonstone, et l’entretenait, avec la vivacité d’un enfant, de tout ce qui l’intéressait. Il lui apportait son livre pour lui faire remarquer les passages qui lui avaient plu ; il lui parlait des affaires de Redclyffe, et lui montrait les lettres de Markham, l’intendant. Sa tête était remplie de son cheval Deloraine, qui allait arriver, sous la conduite d’un groom, et il y avait des consultations sans fin sur les moyens de transport. M. Edmonstone était presque aussi préoccupé que lui de cette grande affaire. Walter ne se familiarisa pas aussi vite avec les jeunes gens qu’avec les parents ; mais sa bonne humeur croissait de jour en jour. On l’entendait se promenait, en sifflant, dans le jardin, et Trim, au lieu de marcher gravement derrière lui, gambadait maintenant, le tirait par son habit, et mettait en train des parties, que Charles et Amable considéraient avec délices, des fenêtres du salon. Walter sautait, courait, roulait son chien par terre, lui tirait la queue, les pattes ou les oreilles, riait à ses culbutes et à ses bonds, tandis que l’animal, feignant de mordre, avait lui-même l’air de rire avec ses yeux intelligents et sa gueule rouge et noire. Charles trouvait un plaisir véritable à exciter le joyeux rire de Walter. Il n’y réussissait pas cependant lorsque, dans ses plaisanteries, il faisait allusion à quelqu’un des romans modernes, dont Walter ne connaissait aucun. Un matin Charles voulut décidément l’examiner à ce sujet, et lui demanda s’il avait beaucoup lu ?

— Pas beaucoup d’auteurs modernes, répondit-il.

— Mais vous connaissez les anciens, dit Laura.

— Je n’avais rien d’autre à lire.

— Rien d’autre que de vieux livres ! s’écria Amable avec un mélange d’étonnement et de pitié.

— Sanchoniathon, Manethon, Bérose et Ocellus Lucanus ! répondit Walter en souriant.

— C’est comme Philippe, dit Laura ; il a vécu avec les auteurs classiques, au lieu de perdre son temps avec les futilités modernes.

— Il a eu tout le loisir, dit Charles, de concentrer son attention sur l’étude du chevalier Grandisson.

— Comment serait-il possible, dit Walter, d’avoir quelque sympathie pour un homme si satisfait de lui-même ?

— Comment, en effet ? reprit Charles ; n’est-il pas vrai, Laura ?

— Je n’ai jamais lu le chevalier Grandisson, répondit Laura, qui soupçonnait quelque malice.

Charles poursuivit :

— Quel est, pour vous, l’idéal d’un héros ?

— Le voici, dit à demi-voix Amy, en rougissant de sa malice, comme Philippe Morville entrait dans le salon.

Après les premiers compliments, Laura lui demanda des nouvelles de sa sœur, qu’il avait été voir, puis elle lui dit qu’il en étaient justement à parler de l’avantage d’étudier peu d’auteurs, mais de choisir les meilleurs.

— C’est vrai, dit Philippe. J’ai été souvent surpris de voir combien les gens connaissent peu Shakespeare lui-même ; et je crois que c’est la faute de tout ce fatras bon marché dans lequel voilà Charles presque enseveli.

— Oui, dit Charles, et qui feuillette ce fatras, au commencement de chaque mois ? Sans doute un pilote, dont Laura suit seule les directions.

— Laura les suit-elle ? demanda Philippe d’un ton satisfait. Je me suis fait lire par elle le passage de Dombey qui doit toucher le plus le cœur d’une femme. Je voulais voir seulement si elle continuerait pour elle-même cette lecture… C’était l’endroit où il est question du petit Paul. Eh bien ! croiriez-vous qu’à l’heure qu’il est elle ne sait pas encore s’il est mort ou vivant !

— Je ne puis dire que je ne sache pas s’il est mort ou vivant, répondit Laura, car je trouvai un jour Amy dans un état dont je fus alarmée ; elle était tout en larmes dans la serre ; mais, quand j’ai su qu’il n’était question que du petit Paul, cela m’a rassurée.

— Je voudrais que vous fissiez cette lecture, dit timidement Amy en regardant Walter.

— Très bien, Amy, dit Charles ; opposition ouverte envers Philippe !

— Mais Philippe n’a pas dit positivement qu’il y eût du mal à lire cet ouvrage.

— Non, dit Philippe. Ces sortes de livres font réfléchir, et je ne pense pas qu’ils puissent faire du mal à une personne armée de la vérité.

— C’est-à-dire donc que Laura et Walter ont notre gracieuse permission de lire Dombey.

— Quand Laura sera enrhumée, ou qu’elle aura mal aux dents.

— Et moi ? demanda Walter.

— Ce serait dommage de commencer par Dickens, tandis qu’il y a tant d’autres romans, d’un ordre plus élevé, qui seront tout aussi nouveaux pour vous. Je suppose que vous ne savez pas l’italien ?

— Non, répondit brusquement Walter, en fronçant le sourcil.

Philippe continua.

— Si vous le saviez, je ne vous conseillerais pas la traduction de I promessi Sposi, l’un des meilleurs ouvrages qui existent. Vous l’avez en anglais, si je ne me trompe, Laura ?

Laura alla chercher le volume ; Walter se disposait à le prendre, avec un remercîment forcé et un air de contrainte, quand Philippe saisit le premier volume, et, le feuilletant rapidement :

— Je ne puis supporter ceci, dit-il. Où est l’original ?

On le trouva bientôt ; et Philippe, l’ouvrant à la belle histoire de Fra Cristoforo ; se mit à la traduire couramment, avec un choix d’expressions qui fit bientôt cesser les critiques de Charles. Walter, qui n’avait d’abord prêté qu’une attention forcée, fut entièrement absorbé, son front contracté s’éclaircit, un vif intérêt se peignit dans ses yeux ; son expression s’adoucit, et, lorsqu’il arriva à l’endroit où Fra Cristoforo humilié, reçoit il pane del perdono, des larmes s’échappèrent des yeux du jeune homme.

Le chapitre était fini, et, avec une exclamation contenue d’admiration, il se joignit aux autres pour prier Philippe de continuer. Cette histoire, lue de cette manière, fit une impression toute nouvelle sur Laura et sur Amy, qui l’avaient déchiffrée avec peine à leur leçon d’italien, et sur Charles, qui n’avait que parcouru la traduction, en cherchant les plaisanteries de Don Abbondio. Ainsi, entre la lecture et la conversation, la matinée se passe fort agréablement.

À goûter, M. Edmonstone invita Philippe à venir passer un jour ou deux à Hollywell : il accepta pour la semaine suivante.

— Je prierai Thorndale de m’amener dans sa voiture, ajouta-t-il, si vous voulez lui donner à dîner.

— Certainement, dit M. Edmonstone. Nous en serons enchantés. Nous parlions de l’inviter, il y a deux ou trois jours, n’est-ce pas, maman ?

— Merci ; il n’aime rien autant qu’un dîner de famille, dit Philippe, en appuyant sur ces derniers mots et en regardant sa tante.

À ce moment, un laquais entra et dit :

— Le domestique de monsieur Walter est arrivé avec le cheval de monsieur.

— Deloraine est arrivé ! s’écria Walter. est-il ?

— À la porte, Monsieur.

Walter s’élança hors de la chambre, et monsieur Edmonstone le suivit, mais un instant après il revint.

— Madame, ne voulez-vous pas venir aussi ? Philippe, vous n’avez jamais vu Deloraine !

Puis il sortit en courant, et les autres personnes le suivirent. Elles arrivèrent justement pour voir l’air joyeux et cordial avec lequel William, le groom, recevait la salutation de son jeune maître, et la joie de Walter, du chien et du cheval, heureux de se retrouver ensemble. Walter ne pouvait d’abord penser à autre chose qu’à écouter les détails du voyage ; puis il se retourna pour faire admirer à ses amis ce magnifique animal, dont son grand-père lui avait fait présent au dernier anniversaire de sa naissance. Les dames le louèrent avec plus de sincérité que de connaissance de cause. Les éloges des messieurs montrèrent plus de science ; Philippe, en sa qualité de connaisseur, ne put faire autrement que de trouver quelques défauts à critiquer. Walter fronça de nouveau le sourcil, et l’on put voir dans ses yeux que ces remarques le blessaient, moins à cause du cheval, que parce que c’était un cadeau de son grand-père ; mais il ne dit rien, et suivit monsieur Edmonstone dans l’écurie pour voir l’animal installé. Philippe demeura dans le vestibule avec les dames.

— Ainsi, je vois que vous avez abandonné le monsieur, dit-il à Laura.

— Oui, répondit madame Edmonstone, cela lui fait plaisir ; il semblait d’abord si triste et si isolé !… Nous sommes bien aises de lui faire sentir que nous le regardons comme un membre de la famille.

— Vous vous accordez donc assez bien ?

Toutes répondirent à la fois :

— À merveille !

— Il est si amusant, ajouta Charlotte.

— Il chante si bien, dit Amable.

— Il a tant de droiture, dit madame Edmonstone.

— Tant d’instruction, dit Laura.

Puis elles recommencèrent :

— Il joue très bien aux échecs, dit Amable.

— Son chien est charmant, dit Charlotte.

— Il est si prévenant pour Charles, dit madame Edmonstone en retournant au salon auprès de son fils.

— Papa dit qu’il aura des qualités pour lui et tous ses ancêtres, dit Amable.

— Sa voix, oh ! sa voix ! dit Laura.

— Philippe, dit Charlotte avec un grand sérieux, il faut que vous tâchiez de l’aimer.

— Tâcher ! petite impertinente, dit Philippe en souriant. Pourquoi ne l’aimerais-je pas ?

— J’étais sûre que vous tâcheriez.

— Cela vous sera-t-il difficile ? demanda Amable. Mais, Philippe, ce que vous ne pourrez vous empêcher d’aimer, c’est sa voix.

— Je n’en ai jamais entendu de pareille, ajouta Laura ; si pure et si puissante, et en même temps si douce dans les notes basses. Puis il a l’oreille si juste ! Il est vraiment très bien doué pour la musique.

— Ah ! il a hérité cela, répondit Philippe, avec un ton de compassion.

— L’en plaignez-vous ? demanda Amy en souriant.

— Pas d’étourderie ! dit Philippe ; je ne vous conseille pas de trop vanter ce talent devant le monde ; cela rappellerait ce qu’était sa mère.

— Maman n’est pas de votre avis là-dessus, dit Amy. Elle lui conseille de cultiver ce talent, de prendre des leçons. Aussi, l’autre jour, quand M. Radfort est venu nous donner la nôtre, elle a prié Walter d’essayer de chanter la gamme. Je n’ai jamais rien vu d’aussi amusant que la surprise du vieux M. Radfort ; cela me rappelait la leçon de musique de la Fille du Régiment ; enfin il était dans le ravissement, et il va donner des leçons à Walter.

— Vraiment ?

— Mais, demanda Laura, si votre mère avait été la fille d’un artiste, auriez-vous honte, je vous prie, d’avoir hérité de son talent ?

— En vérité, Laura, répondit Philippe, il me serait aussi difficile de dire ce que j’aurais fait si ma mère avait été une autre personne, que de dire ce que j’aurais fait si j’avais eu du talent pour la musique.

À ce moment madame Edmonstone fit avertir ses filles de se préparer pour l’accompagner à la promenade. Elle voulait aller à East-Hill, et profiter de la compagnie de Philippe qui allait du même côté.

Philippe et Laura marchaient un peu en avant, et Laura désirait vivement connaître à fond l’opinion de son cousin sur Walter.

— Je suis sûre que, sous plusieurs rapports, il est digne d’être aimé, dit-elle.

— Certainement. Mais ce n’est pas là un grand éloge. On ne parle pas avec autant de réserve des gens que l’on aime tout à fait.

— Ainsi, il ne vous plaît pas ?

Philippe répondit par une citation :

Celui qui a élevé un jeune lion
Chez lui, d’une main nourricière,
Le trouve d’abord un élève docile,
Soumis au commandement.

— Vous l’appelez un jeune lion ?

— Il y a quelque chose du lion dans ces yeux qui s’enflamment si vite et dans ce front qui se contracte. Il écoute un avis avec si peu de patience, il y a tant de véhémence dans toutes ses actions, que je ne puis en être satisfait. Ce n’est pas que je sois prévenu contre lui, car j’admire sa candeur, la chaleur de son âme et son désir de faire ce qui est bien ; mais, d’après ce que j’ai vu, je ne crois pas qu’il ait un caractère formé, ni qu’il soit maître de lui et capable de se contenir.

— Il paraît avoir été fort attaché à son grand-père, qui fut pourtant bien sévère. À peine commence-t-il à se consoler un peu.

— Oui, il est très affectueux. C’est presque un malheur pour un jeune homme qui n’a pas de famille. Il tenait très bien sa place à Redclyffe. Cependant, c’est heureux pour lui qu’il ait quitté ce séjour, où chacun fait de lui son idole. On l’aurait bientôt gâté.

— Ce serait grand dommage qu’il tournât mal.

— Oui, car il a de grandes qualités ; et ce sont justement de ces qualités qu’on regarde trop facilement comme des compensations suffisantes à de graves défauts. On n’a jamais dit que personne dans sa famille, excepté peut-être ce malheureux vieux seigneur Hugh, ait manqué de franchise ou de générosité. C’est pourquoi ces vertus-ci ne suffisent pas à me rassurer. Remarquez cependant que je suis loin de le condamner, je suis juste ; seulement je ne me fie pas à ce caractère avant de l’avoir vu à l’épreuve.

Laura ne répondit rien ; elle était déconcertée. Cependant il y avait dans les paroles de Philippe tant de justesse et de réserve, qu’il était impossible de les contredire ; elle était d’ailleurs flattée qu’il voulût bien se confier en elle, lui si sensé et si prudent ! Mais quel malheur pourtant, si Walter justifiait ses doutes ! Ils marchèrent ainsi pendant quelque temps, plongés dans ce profond silence qui est le gage le plus certain d’une grande intimité. Laura fut la première à le rompre, parce qu’elle remarqua une expression de tristesse sur la figure de son cousin.

— À quoi pensez-vous, Philippe ?

— À Locksley-Hall. C’est une folie, j’en conviens, mais c’est la vérité.

— À Locksley-Hall ! Je croyais que c’était à Stylehurst que vous étiez en imagination.

— Oui, mais l’un mène à l’autre.

— Vous avez sans doute été à Stylehurst pendant votre séjour à Saint-Mildred ? Marguerite vous y a-t-elle accompagné ?

— Marguerite ! Oh non ! Elle est trop occupée de sa société de lecture, de ses soirées et de tous ses comités.

— Et que dites-vous du docteur ?

— Je l’ai vu le moins possible, car je suis toujours plus persuadé qu’il ne sait pas ce que c’est que la conversation.

Philippe soupira. Puis il reprit :

— Non, mon seul plaisir, à Saint-Mildred, est d’aller à Stylehurst à travers les bruyères. Je suis toujours bien aise de quitter ce tumulte de causeries, de nouvelles, de cancans, pour cette paisible scène d’automne, ces feuilles jaunies qui tombent doucement, comme autrefois, et l’atmosphère silencieuse du cimetière encore vert.

— Des cancans ! répéta Laura. Sûrement pas avec Marguerite ?

— Le cancan littéraire et scientifique est mille fois pire que le cancan vulgaire et sans prétention.

— Je suis bien aise, que vous fussiez si près de Stylehurst. Comment est la femme du vieux marguillier ?

— Très bien. Courant toujours avec ses sabots et plus alerte que jamais.

— Avez-vous été dans le jardin ?

— Oui ; le lierre de Fanny a entièrement couvert le mur du sud, et l’acacia est devenu si grand, que j’aurais voulu qu’on l’émondât. Le vieux Will ne veut toucher à rien, et le conserve religieusement.

Ils continuèrent à s’entretenir sur la maison des parents de Philippe, jusqu’à ce que sa physionomie eût perdu la sombre expression du censeur pour prendre celle d’une douce mélancolie.