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XVII


― Dans un livre, Lisa ? Pourquoi me parler ainsi lorsque moi-même je me sens sincèrement ému de tout cela comme si j’y étais personnellement intéressé ? Dans un livre !… Mais tout ce que je t’ai dit est sorti de mon âme !… Est-il donc possible, est-il donc vrai que tu ne sentes pas l’horreur de vivre ici ? Telle est la force de l’habitude ! Ah ! le diable sait ce que l’habitude peut faire d’un être humain ! Penses-tu donc sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras toujours belle et qu’on te laissera ici durant des éternités ? Je ne parle même pas de l’ignominie de cette maison !… Et en ce qui concerne ta vie même ici, vois un peu : tu es jeune, attrayante, belle, tu as du sentiment ; eh bien, sais-tu que tout à l’heure, quand je suis revenu à moi, j’ai eu du dégoût à me voir auprès de toi ? Il faut être ivre pour oser entrer ici ! Mais si tu étais ailleurs, si tu menais une vie honnête, peut-être te ferais-je la cour, peut-être t’aimerais-je. Chacun de tes regards alors serait un bonheur pour moi. Et chacune de tes paroles ! Je t’épierais à ta porte, je serais fier de toi, je te considérerais comme ma fiancée, et ce serait mon plus cher honneur. Je n’aurais pas, je ne pourrais avoir à propos de toi une seule pensée impure. Mais ici ! Je sais trop que je n’ai qu’à siffler, que bon gré, mal gré, il faut que tu me suives, que ce n’est pas ta volonté que je consulte, mais que tu es d’avance soumise à la mienne. Le dernier moujik qui se loue comme manœuvre n’est pourtant pas un esclave, il sait que sa tâche aura un terme : où est le terme pour toi ? Réfléchis donc : qu’est-ce que tu cèdes ici ? Qu’est-ce que tu asservis ? ― Ton âme ! ton âme dont tu n’as pas le droit de disposer, tu l’asservis à ton corps ! Tu livres ton amour à la profanation des ivrognes ! L’amour ! mais c’est tout au monde, c’est le plus précieux des diamants, c’est le trésor des vierges ! L’amour ! pour le mériter il y en a qui donnent leur âme, leur vie… Mais maintenant, ton amour, que vaut-il ? Tu t’es vendue tout entière. Quel niais viendrait parler d’amour où tout y est permis sans amour ? Mais quelle pire offense que celle-là pour une femme ? Me comprends-tu ? Je sais comment on vous amuse, comment on vous permet d’avoir des amoureux même ici. Ce n’est qu’un jeu, une supercherie ! Vous vous y laissez prendre, et l’on se rit de vous. Qu’est-ce, en effet, que ton amoureux ? T’aime-t-il ? Jamais ! Comment pourrait-il t’aimer sachant que tu vas être obligée de le quitter à l’instant ! C’est un malpropre, voilà tout. T’estime-t-il le moins du monde ? Y a-t-il quelque chose de commun entre toi et lui ? Il se moque de toi, il te vole : voilà son amour. Estime-toi heureuse qu’il ne te batte pas… Eh ! qui sait ? il te bat peut-être… Demande-lui un peu s’il veut t’épouser, il te rira au nez [1] s’il ne te crache pas au visage et si ― cette fois au moins ! ― il ne te bat pas. Et pourtant il ne vaut peut-être pas deux kopecks hors d’usage… ― Quand on y pense ! pourquoi donc as-tu enseveli ta vie ici ? Est-ce parce qu’on te donne du café et qu’on te nourrit bien ? Mais dans quel but te nourrit-on ? Chez une honnête fille un pareil morceau ne passerait pas le gosier ! Elle verrait toujours le secret motif de toute cette abondance !… Tu dois ici, et tu y devras toujours, jusqu’à la fin des fins, jusqu’au moment où les clients ne voudront plus de toi. Et cela viendra bientôt. Ne te fie pas trop à ta jeunesse, ici les années comptent triple, on te jettera dehors ; et longtemps avant de te jeter dehors ce seront des chicanes, des disputes, des reproches, comme si tu n’avais pas donné à ta patronne ta jeunesse et ta santé, comme si tu n’avais pas perdu ici ― pour rien ! ― ton âme, comme si c’était toi qui l’eusses dépouillée, réduite à la mendicité, comme si tu l’avais volée. Et n’espère pas qu’on te soutienne : pour plaire à la patronne, tes camarades aussi tomberont sur toi, car toutes sont esclaves comme toi, et il y a longtemps qu’elles ont perdu la conscience et la pitié ! C’est à qui sera la plus immonde, la plus vile, la plus outrageante. Elles savent des injures que nulle part ailleurs on ne soupçonne. Tu perdras tout ici, tout ce que tu as de plus sacré, ta santé, ta beauté, ta jeunesse, tes dernières espérances. À vingt-deux ans tu en auras trente-cinq, et si tu n’es pas malade, estime-toi heureuse, rends grâces à Dieu ! Tu penses peut-être qu’au moins tu ne travailles pas, que tu fais la fête ? Malheureuse ! Il n’existe pas au monde une besogne plus horrible que la tienne ! il n’y a pas de travaux forcés comparables à ta vie. Cette seule pensée ne devrait-elle pas dissoudre ton cœur dans les larmes ? Et quand on te chassera d’ici, tu n’oseras dire un mot ni un demi-mot, tu t’en iras comme une coupable. Tu iras dans une autre maison, puis dans une troisième, puis ailleurs encore. Enfin tu tomberas à la Sennaïa. Là on te battra : ce sont les amabilités de l’endroit, les clients y confondent les caresses et les coups. Mais tu ne peux t’imaginer l’horreur de ce bouge ! Vas-y voir une fois, peut-être en croiras-tu tes yeux. Un soir de nouvel an, j’y ai vu une femme à la porte. Pour se moquer d’elle, ses camarades l’avaient mise dehors parce qu’elle pleurait trop. On voulait la faire geler un peu, et l’on avait fermé la porte derrière elle. À neuf heures du matin elle était déjà ivre, débraillée, à demi nue, toute meurtrie de coups ; son visage fardé et ses yeux pochés faisaient un étrange contraste. Ses gencives et son nez suaient le sang : c’était un cocher qui venait de lui administrer une correction. Elle avait dans les mains un poisson salé. Elle s’assit sur une marche de pierre et se mit à hurler en pleurant. Tout en se lamentant sur sa destinée, elle frappait avec son poisson les degrés de l’escalier, et sur le perron s’amassaient des cochers et des soldats ivres qui l’excitaient. ― Tu ne veux pas croire que tu deviendras ainsi ? Je ne voudrais pas le croire moi non plus, mais qu’en savons-nous ? Peut-être, dix ou huit ans auparavant, la femme au poisson salé est-elle arrivée ici, fraîche comme un chérubin, innocente, pure, ignorant le mal, rougissant à chaque mot. Peut-être était-elle fière comme toi, comme toi extrêmement sensible, toute différente des autres, et ne soupçonnant pourtant pas quel bonheur attendait celui qui l’aurait aimée et qu’elle aurait aimé. Vois comment elle a fini ! Si pourtant alors, quand, ivre et débraillée, elle frappait de son poisson les degrés fangeux, si pourtant elle s’était rappelé les années de son passé pur, la maison de son père, l’école, la route où le fils du voisin l’attendait pour lui jurer qu’il l’aimerait toujours, qu’il lui consacrerait tout son avenir, et l’heure où ils décidèrent qu’ils s’aimeraient éternellement et s’épouseraient dès qu’ils auraient l’âge !… Non, Lisa, ce serait pour toi le bonheur si tu mourais demain quelque part, dans une cave, dans un coin, comme la phthisique. À l’hôpital, dis-tu ? Oui, on t’y mènera. Mais… et ta dette à la patronne. Une phthisie n’est pas une maladie comme une fièvre chaude, qui laisse jusqu’au dernier moment à la malade l’espoir de la guérison. Elle se leurre elle-même, se croit en bonne santé, et cela fait les affaires de la patronne. Mais toi, tu mourras lentement, tu te verras mourir, et tous t’abandonneront : qu’auras-tu à dire ? Tu as vendu ton âme, c’est vrai, mais tu dois de l’argent ! Et l’on te laissera toute seule, car que faire de toi ? On te reprochera même de tenir de la place pour rien et de traîner ta mort. Tu auras soif ? on te donnera de l’eau, ― et des injures avec : « Quand donc crèveras-tu, salope ? Tu nous empêches de dormir avec tes gémissements, et tu dégoûtes les clients !… » ― J’ai moi-même entendu ces paroles. ― Enfin, toute mourante, on te jettera dans un coin puant de la cave, dans l’obscurité, dans l’humidité… Que penseras-tu, toute seule, durant les nuits interminables ? Et tu mourras. Une main mercenaire t’ensevelira, impatiemment ; au lieu de prières, on n’entendra autour de ton cadavre que d’ignobles jurons. Personne pour te bénir, personne pour te plaindre. On te mettra dans une bière pareille à celle de la phthisique, puis on ira au cabaret parler de toi. Et tu reposeras dans la boue, dans la fange, dans la neige fondue. Mais faire des cérémonies pour toi ? ― Descends-la, Vamoukha [2]. Même ici elle a les pieds en l’air ! C’était sa destinée… C’est une telle. Ne dépense pas trop de corde, ça ira comme ça. ― Oui, ça ira comme ça… ― Non, pourtant, ça penche d’un côté. C’était tout de même un être humain… Ah bien, tant pis ! Vas-y !… Et l’on ne se chamaillera pas longtemps en ton honneur. Le plus vite possible on te jettera quelques pelletées d’argile humide et bleuâtre, ― et au cabaret !… Voilà ton avenir. Les autres femmes sont accompagnées au cimetière par leurs enfants, leur père, leur mari. Mais toi ! pas une larme, pas un soupir, pas un regret. Personne au monde, personne jamais ne viendra prier sur ta tombe. Ton nom disparaîtra de la face de la terre comme si tu n’avais jamais existé, comme si tu n’étais jamais née. De la boue à la boue ! Et la nuit, quand les morts soulèveront leurs couvercles, tu leur crieras : « Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde ! J’ai vécu et je n’ai pas vu la vie. Ma vie a servi de torchon aux autres ! On a bu ma vie dans le bouge de la Sennaïa ! Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde !… »

J’arrivais au pathos, des spasmes commençaient à me serrer la gorge et… Tout à coup je m’arrêtai, la peur me prit, je me soulevai avec terreur, et, le cœur battant, je me penchai et me mis à écouter.

Le cas était embarrassant !

Depuis longtemps je sentais bien que mes paroles devaient bouleverser Lisa jusqu’au fond de l’âme, mais plus cette conviction s’imposait à moi, plus j’avais hâte d’obtenir l’effet le plus intense possible. Le jeu ! le jeu m’entraînait, ― et aussi autre chose… Et j’avais parlé en calculant tous mes mots en vue de l’effet, comme dans un livre. Oui, elle avait raison : on eût vraiment dit que je lisais « dans un livre ». Mais cela ne me gênait pas : je savais, je pressentais que j’étais compris, et ce procédé livresque ne pouvait, à mon sens, qu’aider au succès. Mais maintenant que j’avais obtenu « l’effet », j’en avais subitement peur, je reculais devant ma propre action.

Non, jamais, jamais encore je n’avais vu un tel désespoir. Lisa cachait sa tête dans l’oreiller, s’y enfonçant avec force et le tenant embrassé dans ses bras. Un tremblement convulsif secouait tout son corps. Longtemps les sanglots l’oppressèrent, et tout à coup ils éclatèrent avec des cris et des gémissements. Alors elle se serra plus violemment encore contre l’oreiller, pour que personne dans la maison, pour qu’aucune âme vivante ne l’entendît pleurer. Elle déchirait le linge avec ses dents, elle mordait ses mains jusqu’au sang (je m’en aperçus ensuite), elle s’accrochait des deux mains à ses nattes défaites, puis elle restait immobile, retenant sa respiration, serrant les dents. Je voulus d’abord lui parler, essayer de la calmer, mais je n’en eus pas le courage, et tout frissonnant moi-même je me jetai à tâtons en bas du lit pour m’habiller et m’en aller. Il faisait sombre. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais aller vite. Enfin je trouvai une boîte d’allumettes et un chandelier avec une bougie entière. Aussitôt que la lumière éclaira la chambre, Lisa se leva vivement, s’assit au bord du lit, toute défigurée, et me regarda d’un regard inconscient en souriant comme une folle. Je m’assis auprès d’elle, je lui pris la main : elle parut reprendre le sentiment de l’événement et de l’heure, fit un mouvement vers moi comme pour m’enlacer, mais n’osa pas et baissa doucement la tête.

― Lisa, ma chère, commençai-je, je ne voulais pas… pardon…

Mais elle me serra fortement les mains : je compris que ce n’était pas cela qu’il fallait dire, et je me tus.

― Voici mon adresse, Lisa, viens me voir.

― Je viendrai… murmura-t-elle, indécise, la tête toujours baissée.

― Et maintenant je m’en vais. Adieu… Au revoir.

Je me levai, elle se leva. Tout à coup je la vis rougir, tressaillir. Elle saisit un châle qui traînait sur une chaise, le jeta sur ses épaules et s’en couvrit jusqu’au menton. Puis elle me regarda bizarrement, avec un sourire maladif. Cela me fit souffrir, je me hâtai de m’en aller, de disparaître.

― Attendez ! dit-elle inopinément, comme nous étions déjà dans le vestibule, près de la porte, en m’arrêtant par mon manteau. Elle posa vivement la bougie et s’enfuit.

« Elle se sera rappelé quelque chose qu’elle veut me montrer », pensai-je.

En me quittant elle était toute rouge, ses yeux brillaient, son sourire était changé. Qu’est-ce que tout cela pouvait signifier ? J’attendis. Bientôt, elle revint, une prière, une excuse dans le regard. En général ce n’était plus le même visage que quelques heures auparavant. Ce n’étaient plus ces yeux mornes, méfiants et obstinés. Maintenant son regard était suppliant, doux, et si confiant, si tendre, si timide ! Les enfants regardent ainsi ceux qu’ils aiment et dont ils espèrent quelque chose. ― Elle avait des yeux gris clair, de beaux yeux vifs aussi bien faits pour exprimer l’amour que la haine.

Sans rien m’expliquer, comme si j’étais un être supérieur qui devais tout deviner, elle me tendit un papier. Son visage était tout éclairé, naïvement et presque puérilement triomphant. J’ouvris le papier. C’était une lettre d’un étudiant en médecine (ou quelque chose d’analogue), une lettre très-ampoulée, d’un style haut en couleur, mais très-respectueuse, une déclaration. J’ai oublié les termes, mais je me souviens très-nettement qu’en dépit des fioritures de style on devinait dans cette lettre un sentiment véritable, ce quelque chose qu’on ne peut feindre. Quand j’eus fini cette lecture, je rencontrai le regard de Lisa, un regard ardent, curieux, impatient comme un regard d’enfant. Et comme je tardais à lui parler, elle me raconta en quelques mots, précipitamment, mais avec une sorte de fierté joyeuse, comment elle était un soir à un bal de famille, « chez des gens très-convenables, en famille, chez des gens qui ne savent encore rien, rien du tout, car ici elle est toute nouvelle… et c’est seulement… comme ça… et elle n’a pas du tout l’intention d’y rester, et elle s’en ira dès qu’elle se sera acquittée… Eh bien, à ce même bal se trouvait un étudiant, et ils avaient dansé et causé toute la soirée, et cet étudiant l’avait connue toute petite fille, à Riga, ― mais il y a bien longtemps ! ― et il avait aussi connu ses parents, mais de cela il ne sait rien, rien, rien, il ne s’en doute même pas. ― Et voilà ! le lendemain du bal (il y a trois jours), il envoya cette lettre par un ami avec lequel elle était venue à cette soirée… et… eh bien, voilà tout. »

Elle baissa les yeux, toute confuse.

Pauvre fille ! elle conservait cette lettre comme une chose précieuse, et elle avait tenu à me montrer cet unique trésor, ne voulant pas me laisser m’en aller sans savoir qu’on pouvait, elle aussi, l’aimer honnêtement et sincèrement, et qu’on lui parlait avec respect. La destinée de cette lettre était sans doute de jaunir dans un coffret, sans autre conséquence. Mais n’importe, je suis certain qu’elle l’aura toujours conservée comme un trésor, comme son orgueil palpable et sa palpable excuse. Et dans un pareil moment, elle avait songé à m’apporter cette pauvre lettre, pour étaler naïvement son orgueil devant moi, pour se réhabiliter à mes yeux, pour que je la félicite… Mais je ne lui dis rien, je lui serrai la main et je sortis. J’avais si grande hâte de m’en aller !

Je fis tout le chemin à pied malgré que la neige tombât à gros flocons. J’étais fatigué, écrasé, étonné : mais déjà sous l’étonnement la vérité se faisait jour, ― une sale vérité.

  1. En russe : il te rira dans les yeux.
  2. Diminutif d’Ivan.