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XVI


« Le voilà enfin, le voilà, ce choc avec la réalité ! » murmurai-je en descendant.

« Tu es un vaurien », me dis-je tout à coup. « Eh ! soit ! Tout est perdu pour moi, qu’importe donc ? »

Ils étaient déjà partis, mais je connaissais le chemin.

Près de la porte il y avait un vagnka [1] solitaire, enveloppé d’un cafetan tout couvert par la neige fondante.

Il bruinait, il faisait lourd.

Le petit cheval était aussi tout blanc de neige et toussait. Je me le rappelle très-bien. Je me jetai dans le traîneau.

« Il faut beaucoup pour racheter tout cela ; pourtant je le rachèterai ou je me ferai tuer sur place. En route ! »

Les pensées tourbillonnaient dans ma tête.

« S’agenouiller à mes pieds, non, je n’obtiendrai pas cela d’eux. C’est un mirage banal, dégoûtant, romantique et fantastique. Il faut donc que je donne à Zvierkov un soufflet. C’est décidé, j’y vole ! Fouette, cocher ! »

Vagnka tira les guides.

« À peine entré, je donne le soufflet… Faut-il dire d’abord quelques mots, en guise de préface ? Non. J’entre tout simplement et je donne le soufflet. Ils seront tous dans le salon, et lui sur le divan avec Olympia. Cette maudite Olympia ! Elle s’est une fois moquée de mon visage et m’a refusé… Je tirerai à Olympia les cheveux et à Zvierkov les oreilles… Ou plutôt, je le prendrai par une seule oreille et je le promènerai dans tout le salon. Peut-être se jetteront-ils tous sur moi, ils me battront ! ils me mettront à la porte, c’est sûr, et puis ? J’aurai tout de même donné le soufflet, j’aurai pris l’initiative, et il sera obligé de se battre ! et ces têtes de mouton seront pour la première fois en face d’une âme vraiment tragique, la mienne !… Fouette, cocher, fouette ! criai-je au vagnka qui tressaillit et donna un coup de fouet. ― Et où prendre le pistolet ? Baste ! je me ferai faire une avance sur mon traitement et j’achèterai le pistolet. La poudre et les balles, c’est l’affaire des témoins… Les témoins ? Où prendrai-je un témoin ? Je n’ai pas un seul ami. Folies ! le premier passant sera mon témoin… »

À ce moment, il me parut que mes réflexions étaient celles d’un fou, mais…

― Fouette, cocher, fouette ! Fouette donc, animal !

― Eh ! barine ! répondit la force de la terre [2].

Le froid me saisit.

« Ne vaudrait-il pas mieux… ne vaudrait-il pas mieux… rentrer chez moi ? Ô mon Dieu ! pourquoi donc ai-je tenu à prendre part à ce maudit dîner ? et ma promenade pendant deux heures de la table au poêle ! Non, il faut qu’ils me payent cette promenade, il faut qu’ils lavent cette honte !… Fouette !… Et si Zvierkov refuse de se battre, je le tuerai ! et je dirai : « Voyez tous à quoi le désespoir peut réduire un homme ! » ― Après cela tout sera fini, mon bureau n’existera plus pour moi, on me saisira, on me jugera, on me mettra en prison, on m’enverra en Sibérie, et que m’importe ? Quinze ans après, quand je serai sorti de prison, j’irai, dans mes loques, demander l’aumône à Zvierkov… Dans quelque ville de province, un homme heureux, riche, marié, père d’une belle jeune fille : ce sera lui. J’irai à lui et je lui dirai : « Regarde-moi, monstre ! Vois mes joues creuses et mes haillons. J’ai tout perdu, position, bonheur, art, science, la femme aimée !…, (Qu’est-ce que je dis là ?…) Et tout cela à cause de toi ! Vois : j’ai deux pistolets dans les mains, je suis venu pour te tuer, et… eh bien ! je te pardonne ! » ― Alors je tirerai en l’air, et l’on n’entendra plus parler de moi… »

Je pleurais. Pourtant, je savais très-bien, en ce moment même, que c’était là une scène de Silvio ou de Bal masqué de Fermastor. Et soudain je me sentis si honteux… si honteux que j’arrêtai le cheval, descendis du traîneau, et restai dans la rue, au milieu de la neige.

Vagnka me regardait avec étonnement et soupirait en me regardant.

« Que faire ? y aller ? quelle sottise ! En rester là ? c’est impossible ! Après tant d’offenses ! Non ! ― Et je remontai dans le traîneau. ― C’est fatal. Fouette ! fouette ! » Et, d’impatience, je donnai un coup de poing sur la nuque du cocher.

― Et pourquoi me battre ? cria le petit moujik tout en fouettant sa rosse si fort qu’elle rua.

La neige fondante tombait à flocons. Je me découvris, sans réflexion, oubliant tout le reste, définitivement décidé à donner le soufflet. Et je sentais avec terreur que cela devait arriver absolument et tout de suite, qu’aucune force ne pourrait plus me retenir.

Des réverbères isolés couraient derrière moi ― le traîneau allait vite ! ― dans le brouillard de la neige, mornes comme des torches d’enterrement. La neige glissait sous mon manteau, sous ma redingote, sous ma cravate, et y achevait de fondre. Je n’y prenais pas garde. Tout m’était indifférent.

Enfin nous arrivâmes. Je sortis du traîneau comme un fou et montai en courant. Je frappai à la porte des pieds et des poings. On ouvrit trop vite, comme si l’on m’eût attendu. En effet, Simonov avait prévenu qu’il en viendrait encore un : car, dans ces sortes de maisons secrètes, il est bon de prévenir…

C’était un de ces magasins de mode, si fréquents alors, et qui ont été depuis fermés par la police. Tout le jour c’était en effet un magasin de mode ; mais le soir ceux qui avaient « une recommandation » pouvaient y venir passer un moment.

Je traversai rapidement la boutique (qu’on n’éclairait pas) et parvins au salon qui m’était déjà familier.

Une seule bougie.

― Où sont-ils ? demandai-je.

Mais ils étaient déjà partis.

Je ne vis d’abord que la patronne elle-même, qui me connaissait un peu, une femme au sourire idiot. Puis une porte s’ouvrit, et une autre personne entra. Sans faire attention à personne, je marchai à travers la chambre en parlant tout seul. Je me sentais comme sauvé de la mort. Certes, j’aurais certainement, absolument donné le soufflet. Mais ils ne sont plus là, et… tout se transformait pour moi. Je jetai des regards vagues autour de moi, je ne pouvais encore assembler mes pensées. Machinalement je regardai la personne qui venait d’entrer : un visage frais, jeune, un peu pâle, avec des sourcils droits et noirs, une physionomie sérieuse et étonnée. Cela me plut aussitôt. Je l’aurais détestée si elle avait souri. Je la regardai avec plus d’attention, avec une sorte de contention. Il y avait de la bonté, de la naïveté dans ce visage sérieux jusqu’à en être étrange. Assurément elle ne devait pas attirer les imbéciles, et par conséquent, dans ce lieu, personne ne devait la remarquer. Du reste, elle ne pouvait passer pour belle, quoique grande, forte et bien faite.

Un mauvais sentiment s’empara de moi. J’allai droit à elle.

Je jetai par hasard un coup d’œil dans la glace ; mon visage bouleversé me parut extrêmement repoussant : méchant et vil, le teint blême, les cheveux en désordre. « Tant pis ! ― pensai-je. ― Je serais content de lui paraître dégoûtant, oui, précisément, ça me va. »

* * *

…Quelque part derrière la cloison, une pendule, comme écrasée, comme étranglée, râla longtemps, avant de sonner, puis fit entendre un son imprévu, aigu, perçant, désagréable : deux heures. Je repris aussitôt pleine possession de moi-même. Non que j’eusse dormi, mais je m’étais assoupi légèrement.

Il faisait très-sombre dans cette chambre étroite, basse, encombrée d’une armoire énorme, de cartons, de chiffons, de hardes. Le bout de chandelle qui brûlait sur la table, dans un coin, s’éteignait en jetant des étincelles. Bientôt l’obscurité allait être complète.

J’avais dans la tête une sorte de brouillard. Je voyais des choses vagues flotter au-dessus de moi, près de moi, me frôler. J’étais inquiet, d’une humeur noire. La bile me tourmentait. ― Tout à coup, j’aperçus à mes côtés deux yeux grands ouverts qui me regardaient fixement et curieusement. Le regard était froid, indifférent, morne, comme étranger à cette femme elle-même.

Je me sentis mal à l’aise.

Une pensée aigre me traversa l’esprit, et me communiqua par tout le corps une sensation désagréable, comparable à celle qu’on éprouve en entrant dans l’atmosphère fade d’une cave humide. Il me parut anormal que ce fût précisément en ce moment que ces deux yeux se missent à me regarder. Je me rappelai que depuis deux heures que j’étais avec elle, je n’avais pas adressé un mot à la créature. Eh bien ? je n’avais pas cru nécessaire de lui parler : il m’avait plu ainsi. Mais maintenant la débauche, qui commence brutalement et effrontément par où le véritable amour se couronne, me semblait absurde et dégoûtante.

Et nous nous regardâmes longtemps ainsi. Elle ne baissa pas les yeux, son regard ne changeait pas. Mon malaise redoubla.

― Comment t’appelles-tu ? ― demandai-je brusquement pour faire cesser cette situation.

― Lisa, répondit-elle à voix presque basse, sans empressement, et en détournant son regard.

Je gardai quelque temps le silence.

― Le temps, aujourd’hui… la neige… Il fait mauvais…

Je parlais presque pour moi-même. Je mis mes mains derrière ma tête, paresseusement, et je regardai le plafond.

Elle ne dit rien. Tout cela était dégoûtant.

― Tu es d’ici ? ― demandai-je, l’instant d’après, presque avec colère en me retournant vers elle.

― Non.

― D’où ?

― De Riga, ― répondit-elle tout à fait de mauvaise grâce.

― Allemande ?

― Russe.

― Il y a longtemps que tu es ici ?

― Où ?

― Dans cette maison ?

― Quinze jours.

Ses réponses étaient de plus en plus brèves.

La chandelle s’éteignit. Je ne pouvais plus voir le visage de Lisa.

― Tu as ton père et ta mère ?

― Oui… non… oui, je les ai.

― Où sont-ils ?

― Là-bas… À Riga.

― Que font-ils ?

― Quelque chose.

― Comment, quelque chose ! Quoi ? quelle situation ont-ils ?…

― Mechtchanines.

― Tu as toujours vécu avec eux ?

― Oui.

― Quel âge as-tu ?

― Vingt.

― Pourquoi les as-tu quittés ?

― Parce que.

Ce « parce que » signifiait : Laisse-moi tranquille, j’en ai assez.

Nous nous tûmes.

Dieu sait pourquoi je ne m’en allais pas. Je me sentais moi-même de plus en plus dégoûtant et navré. Les images de tous les menus événements de cette journée défilaient en désordre et malgré moi dans ma mémoire. Je me rappelai tout à coup un incident dont j’avais été témoin, dans la rue, le matin, tandis que je me hâtais d’aller à mon bureau.

― Aujourd’hui, j’ai vu des hommes qui portaient un cercueil, et qui ont failli le laisser tomber par terre, ― dis-je à haute voix, comme par hasard.

― Un cercueil ?

― Oui, sur la Sennaïa. On le faisait sortir d’une cave.

― D’une cave ?

― Pas d’une cave, si tu veux, mais d’un sous-sol… Eh ! tu sais bien… là en bas… de la mauvaise maison. Il y avait de la boue tout autour, des ordures… ça puait… C’était horrible.

Un silence.

― Un mauvais temps pour un enterrement, ― repris-je pour faire cesser un silence pénible.

― Pourquoi mauvais ?

― La neige… l’humidité… (Je bâille.)

― Qu’est-ce que ça fait ? dit-elle après un court silence.

― Eh bien ! c’est un mauvais temps… (Je bâille encore.) Les fossoyeurs sacraient, la neige les mouillait, et il y avait certainement de l’eau dans la fosse.

― Pourquoi de l’eau dans la fosse ? ― demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais d’une voix plus brusque et brutale qu’auparavant.

Je ne sais quelle irritation me prit.

― Il y a nécessairement de l’eau au fond de six verschoks [3]. Dans le cimetière de Volkovo, il n’y a pas une fosse qu’on puisse creuser à sec.

― Pourquoi ?

― Comment, pourquoi ? C’est un endroit humide, un vrai marais. Et l’on y met les morts dans l’eau. Je l’ai vu moi-même… plusieurs fois…

(Je ne l’avais pas vu une seule fois, je ne suis jamais allé à Volkovo ; j’en parlais par ouï-dire.)

― Est-ce que ça ne te fait rien de mourir ?

― Mais pourquoi mourrais-je ? ― répondit-elle comme si elle se défendait.

― Mais tu mourras certainement un jour, et tu mourras précisément comme celle dont je te parlais. C’était aussi une fille, elle est morte de phthisie…

― Une fille meurt à l’hôpital…

(Elle le sait donc déjà, pensai-je, et elle a dit : une fille, et non pas : une jeune fille.)

― Elle devait de l’argent à sa patronne, repris-je, de plus en plus surexcité par la discussion. Elle l’a servie jusqu’à la fin, quoique phthisique. C’est ce que les cochers d’alentour, probablement ses anciens amis, racontaient à des soldats. Et ils riaient ! Ils s’apprêtaient à aller au cabaret pour solenniser l’enterrement.

(Ici encore, j’inventais un peu.)

Un silence. Un profond silence. Elle ne remuait même pas.

― Est-ce donc mieux de mourir à l’hôpital ?

― C’est la même chose. Mais pourquoi mourrai-je ? ― ajouta-t-elle, irritée.

― Pas maintenant, plus tard.

― Eh bien, plus tard…

― Attends, attends. Te voilà maintenant jeune, belle, fraîche. On te cote en conséquence : mais encore un an de cette vie, et tu seras fanée.

― Dans un an ?

― En tout cas, dans un an, ton prix aura baissé, ― continuai-je avec perversité. ― Tu sortiras d’ici, tu tomberas plus bas, dans une autre maison. Un an après, dans une troisième, toujours plus bas, plus bas, et dans sept ans, tu rouleras dans la cave de la Sennaïa. Et cela, c’est encore ce que tu peux rêver de mieux. Mais il peut très-bien arriver que tu attrapes quelque maladie, une pneumonie, un chaud et froid ou quelque autre chose. Avec la vie que tu mènes on se guérit difficilement. La maladie se cramponne, on ne s’en défait pas, et voilà ! on meurt.

― Eh bien ! je mourrai ! ― dit-elle tout à fait exaspérée, et en faisant un mouvement de violente impatience.

― Mais ne regrettes-tu pas cela ?

― Quoi ?

― Eh ! la vie !

Un silence.

― Est-ce que tu avais un fiancé ? hé !

― Qu’est-ce que ça vous fait ?

― Oh ! je ne te force pas à répondre. Oui, qu’est-ce que ça me fait ? Il n’y a pas de quoi te fâcher. Tu as sans doute des ennuis, mais ça ne me regarde pas, seulement je plains…

― Qui ?

― Toi, je te plains.

― N’en faut pas !… ― dit-elle d’une voix à peine distincte, et elle fit un nouveau mouvement d’impatience.

Cela m’excita davantage encore. Comment ! je lui parlais avec douceur, et elle !

― Mais à quoi penses-tu ? Te trouves-tu donc heureuse ? hé !

― Je ne pense à rien.

― C’est justement le mal. Reviens à toi pendant qu’il en est temps. Car il en est temps encore. Tu es jeune, assez belle, tu pourrais aimer, te marier et…

― Tous les gens mariés ne sont pas heureux, ― interrompit-elle vivement.

― Pas tous, certes, mais cela vaut toujours mieux que ta vie, beaucoup mieux même. Et crois-tu que l’amour ne supplée pas à tous les autres bonheurs ? Pourvu qu’on aime, on est heureux, n’importe où, n’importe comment, même dans la tristesse. Tandis qu’ici, qu’as-tu, sauf peut-être… le vice… Fi !

Je me détournai avec dégoût. Je ne pouvais plus raisonner froidement, je m’étais pris moi-même au piège de ma morale, et déjà le besoin me dominait de communiquer certaines idées favorites, mûries dans la solitude.

― Ne me dis pas : Vous y êtes bien, ici ! Il n’y a rien de commun entre toi et moi, quoique je sois peut-être pire que toi. D’ailleurs j’étais saoul, quand je suis entré (me hâtai-je de dire pour m’excuser). De plus, un homme et une femme ne peuvent être jugés de même. C’est une autre affaire. Que je me salisse et m’avilisse, je ne suis du moins l’esclave de personne. Je viens, je pars, et c’est comme si je n’étais pas venu. Je tourne la tête, et me voilà changé. Tandis que toi, d’abord, tu es une esclave. Oui, une esclave. Tu donnes tout, et avant tout ta liberté. Qu’un jour tu veuilles rompre tes chaînes, elles se resserreront de plus en plus. Ce sont des chaînes maudites, va ! Il y a des choses que je ne peux te dire, tu ne me comprendrais probablement pas, mais voyons : tu dois sans doute déjà à ta patronne ? Eh bien ! tu vois ! ― ajoutai-je quoiqu’elle ne m’eût pas répondu, mais elle m’écoutait silencieusement, et de toutes ses forces. ― Voilà ta chaîne ! et tu ne la briseras jamais. C’est comme si tu avais vendu ton âme au diable… Et moi, d’ailleurs, peut-être ne suis-je que malheureux… Peux-tu me comprendre ? Peut-être est-ce par chagrin que je me roule ainsi dans la boue. Il y en a qui boivent par chagrin : eh bien, moi, je viens ici par chagrin. Pourtant, qu’y a-t-il de bon ici ? Nous voilà tous deux… ensemble… Nous venons de nous rencontrer, et nous ne nous sommes pas dit un mot, et tout à l’heure ? nous nous regardions comme deux sauvages. Est-ce ainsi qu’on aime ? Est-ce ainsi que deux êtres humains devraient s’unir ? C’est tout simplement ignoble, voilà.

― Oui !

Elle dit ce mot avec une étrange vivacité. Ce oui, cette hâte… Je demeurai étonné. Cela signifie, pensai-je, que la même idée traversait son esprit, tout à l’heure, quand elle m’examinait. Cela signifie qu’elle est aussi capable de penser !… Diable ! diable ! Voilà qui est curieux. Nous avons cela de commun… J’avais envie de me frotter les mains joyeusement, et comment, d’ailleurs, avec une âme si jeune ne pas arriver à une certaine entente ?

Mais par-dessus tout j’étais pris par le jeu que je jouais avec elle.

Elle tourna sa tête vers moi, se rapprocha, et, autant que j’en pus juger dans l’obscurité, s’accouda et appuya sa tête sur sa main. Peut-être cherchait-elle à m’observer. Que je regrettais de ne pouvoir lire dans ses yeux ! Je sentais sa respiration profonde…

― Pourquoi es-tu venue ici ? repris-je, continuant mon enquête.

― Parce que.

― Comme tu serais mieux dans la maison paternelle ! Tu serais au chaud, libre, tu aurais ton nid.

― Et si c’est pis encore ?

(Il faut chercher le ton, pensai-je. La sentimentalité ne prend pas. Du reste, cette pensée ne fit que traverser mon esprit. Parole ! cette fille m’intéressait vraiment. Et puis j’étais las, et il est si facile d’accorder la méchanceté et la sentimentalité !)

― Certes, me hâtai-je de reprendre, tout est possible, mais je suis sûr qu’on a été cruel pour toi et qu’ils sont plus coupables envers toi que tu n’es toi-même coupable envers eux. Je ne sais rien de ton histoire, mais il est bien évident qu’une jeune fille comme toi n’entre pas ici par sa propre volonté…

― Quelle jeune fille suis-je donc ?

(Elle dit cela très-bas, mais je l’entendis. ― Diable ! je la flatte ! C’est dégoûtant…, et peut-être adroit.)

Elle se tut.

― Écoute, Lisa, je vais te parler de moi. Si j’avais eu une famille, quand j’étais enfant, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. J’y pense souvent. Si mal qu’on soit dans sa famille, c’est toujours un père, c’est toujours une mère, ce ne sont pas des ennemis, des étrangers. Et les parents vous prouvent leur amour au moins une fois par an. Et puis, vous savez malgré tout que vous êtes chez vous. Mais moi, j’ai grandi sans famille. C’est pour cela peut-être que je suis devenu un aussi… insensible personnage.

J’attendis de nouveau.

Peut-être ne comprend-elle pas, pensai-je. C’est ridicule : je moralise !

― Si j’étais père et que j’eusse une fille, je crois que j’aimerais mieux ma fille que mon fils, parole ! repris-je, changeant de conversation pour la distraire.

(J’avoue que je me sentis rougir.)

― Et pourquoi ?

(Ah ! elle écoute !)

― Parce que… Mon Dieu ! je ne sais pas, Lisa. Je connais un père, un homme sévère et grave : il s’agenouille devant sa fille, lui baise les mains, les pieds, et n’a jamais fini de la contempler. Toute la soirée, quand elle danse, il reste assis, la suivant des yeux. Il en devient fou. Mais je le comprends. La nuit, elle est fatiguée, elle s’endort ; mais lui, il se relève et va l’embrasser dans son sommeil et faire sur elle le signe de la croix. Il porte une petite veste râpée, et c’est un avare : mais pour elle il n’y a pas de cadeaux trop chers, il dépense pour elle son argent jusqu’aux derniers sous, et qu’il est heureux quand pour un cadeau il obtient un sourire ! Un père aime toujours plus qu’une mère sa fille… Oui, il y a des jeunes filles heureuses d’être chez leurs parents… Moi, il me semble que je n’aurais jamais marié ma fille.

― Et pourquoi donc ? ― demanda-t-elle en riant faiblement.

― Par Dieu ! je serais jaloux ï Comment ? Elle va embrasser un autre homme ? Aimer plus un étranger qu’un père ! C’est douloureux à imaginer seulement… Certes, ce sont des bêtises, et tout le monde finit par revenir au bon sens. Mais rien que le souci de la donner m’aurait fatigué à la mort, il me semble. J’aurais réformé tous les fiancés… pour arriver quand même à la donner à l’homme qu’elle aurait aimé. Mais justement celui qu’elle aime semble le pire de tous au père. C’est toujours ainsi, et c’est la cause de fréquents malheurs dans les familles.

― Il y en a qui sont heureux de vendre leur fille au lieu de la donner honnêtement, ― dit-elle tout à coup.

(Ah ! ah ! C’est donc cela !)

― Lisa, cela n’arrive que dans les familles maudites, sans religion et sans amour, ― repris-je avec chaleur. Et où il n’y a pas d’amour il n’y a pas de sagesse. Je sais qu’il existe de pareilles familles, mais je ne parlais pas d’elles. Pour parler ainsi il faut que tu n’aies pas eu une bonne famille, Lisa. Tu as dû souffrir. Hum !… C’est le plus souvent par pauvreté que cela arrive.

― Est-ce donc mieux chez les bourgeois ? Il y a des gens pauvres qui vivent honnêtement.

― Hum !… oui, peut-être… Mais, Lisa, l’homme aime à ressasser ses malheurs, et pour ses bonheurs, il les oublie. S’il était juste, pourtant, il conviendrait qu’il y a des uns et des autres pour tout le monde. Que tout aille bien dans la famille, Dieu distribue à tous ses bénédictions. Le mari est un bon garçon, aimant, fidèle, et tout le monde est heureux autour de lui. Même dans le chagrin on est heureux. Et puis, où n’y a-t-il pas de chagrin ? Tu te marieras peut-être, tu le sauras toi-même. Par exemple, les premières semaines du mariage d’une jeune fille avec l’homme qu’elle aime, quel bonheur ! que de bonheurs ! Partout ! Toujours ! Même les disputes finissent bien durant ces semaines bénies. ― Il y a des femmes… plus elles aiment, plus elles querellent, parole ! J’en connaissais une de ce genre : « Je t’aime ! c’est par amour que je te tourmente ; devine-le donc ! » Sais-tu qu’on peut tourmenter un homme par amour ? Les femmes sont ainsi ! Et elles pensent en elles-mêmes : « Mais en revanche combien l’aimerai-je après ! Je le caresserai tant que je peux bien le piquer un peu maintenant… » Et dans la maison tout se ressent de votre bonheur, tout est gai, bon, paisible, honnête… D’autres femmes sont jalouses. J’en connaissais une ainsi. Si son mari sortait, elle ne pouvait se tenir tranquille, au milieu de la nuit il fallait qu’elle sortit, qu’elle allât voir : n’est-il pas là ? ou dans cette maison-ci ? ou avec cette femme-là ?… Cela, c’est mal, elle le sait mieux que personne, et elle en souffre plus que personne, et cette souffrance est sa première punition : mais elle aime ! Toujours l’amour !… Et comme il est doux de se réconcilier après la dispute ! Elle reconnaît elle-même, devant lui, ses torts, et ils se pardonnent l’un l’autre, avec une joie égale. Et ils sont si heureux tous deux ! C’est comme un renouveau de la première rencontre, comme un second mariage, une renaissance de l’amour. Et personne, personne ne doit savoir ce qui se passe entre mari et femme, s’ils s’aiment vraiment. Ils peuvent se quereller : la propre mère de la femme ne doit pas être appelée comme arbitre, elle ne doit même pas se douter de la querelle. Le mari et la femme sont leurs propres juges. L’amour est le secret des deux. Il doit demeurer caché à tous, quoi qu’il arrive. C’est mieux, c’est plus religieux, on s’en estime davantage. Or, beaucoup de choses naissent de l’estime. Et si l’amour est venu une bonne fois, si c’est bien par amour qu’on s’est marié, pourquoi passerait-il ? Ne peut-on le stimuler ? Pourquoi pas ? Il est bien rare qu’on n’y parvienne. Et pourquoi l’amour passerait-il, si le mari est bon et honnête ? La première rage d’amour des premières semaines ne peut durer sans doute, mais un autre amour lui succède, meilleur encore. Alors ce sont les âmes qui s’aiment, toutes les affaires sont communes. Pas un secret entre le mari et la femme, et si les enfants viennent, même les plus difficiles moments ont une douceur. Il suffit de s’aimer d’un cœur fort. Alors le travail est gai. On épargne sur son propre pain pour les enfants. Et l’on est heureux, on se dit que les enfants vous rendront en amour toute votre peine, et que c’est encore pour soi qu’on travaille. Les enfants grandissent, et vous sentez que vous leur servez d’exemple, que vous êtes le soutien, et que, quand vous serez mort, ils garderont, toute leur vie, dans leur cœur, vos sentiments et vos pensées tels qu’ils les ont reçus de ; vous, qu’ils conserveront fidèlement votre image… Mais quel lourd devoir cela vous impose ! Comment alors pour le mieux porter ne pas s’unir plus étroitement ? On dit qu’il est pénible d’avoir des enfants. Eh ! qui dit cela ? C’est un bonheur divin. Aimes-tu les petits enfants, Lisa ? Moi, je les adore ! Tu sais, un petit enfant qui serait pendu à ton sein… Quel est le mari qui pourrait avoir une pensée d’amertume contre sa femme en la voyant assise avec son enfant dans les bras ? Un tout petit, rose, potelé, qui s’étale, se frotte, les petits pieds et les petites mains tout gonflés de lait, les ongles proprets, et petits, si petits que c’est risible à voir !… Et ses petits yeux si intelligents ! Dirait-on pas qu’il comprend déjà tout ? Regarde-le téter : il agite le sein, il joue avec… Mais le père s’approche, le baby lâche le sein, se renverse tout entier en arrière, regarde son père, et se met à rire, ― il y a bien de quoi, Dieu le sait ! ― Puis il reprend le sein et le mord quelquefois quand les dents lui viennent : et il regarde de travers sa mère tout en mordant : « Tu vois ! je t’ai mordue… » N’est-ce pas le bonheur absolu quand tous les trois sont ensemble, le mari, la femme et l’enfant ? Que ne donnerait-on pour de tels instants ! Non, Lisa, vois-tu, il faut d’abord apprendre à vivre, et il est toujours temps d’accuser le sort !

(C’est par ces petits tableaux qu’il faut te prendre, ― pensai-je. Et pourtant, ma parole, j’avais parlé avec sincérité.) Mais tout à coup je rougis : « Et si elle éclatait de rire, où me mettrais-je ? » Cette idée m’enragea. Vers la fin du discours, je m’étais en effet échauffé, et maintenant mon amour-propre était en jeu. Le silence se prolongea. J’avais envie de la pousser du coude.

― Qu’est-ce donc qui vous prend ?… ― commença-t-elle, puis elle s’arrêta.

Mais j’avais tout compris : un nouveau sentiment faisait trembler sa voix. Elle n’avait plus cette intonation de naguère, brusque, brutale, entêtée. Maintenant sa voix était douce et timide, si timide que je me troublais moi-même et que je me sentis coupable envers elle.

― Quoi donc ? demandai-je avec une curiosité attendrie.

― Mais vous…

― Eh bien ?…

― On dirait… que vous lisez dans un livre, dit-elle, et une sorte de raillerie vibra dans sa voix.

Ce mot me vexa, me vexa fortement.

Et je ne sus pas comprendre le sens véritable de cette raillerie, ordinaire et dernière défense des cœurs timides et encore exempts de vices, quand ils résistent avec fierté, jusqu’au dernier moment, aux efforts qu’on fait avec une indiscrète insistance pour pénétrer en eux, et tâchent de donner le change sur leurs sentiments réels. Ses seules réticences, quand elle essayait sa raillerie et n’y parvenait pas, auraient dû m’éclairer. Mais je ne sus pas voir, j’étais aveuglé par un mauvais sentiment.

« Attendez un peu », pensai-je.

  1. Diminutif d’Ivan, nom donné à tous les cochers à Saint-Pétersbourg.
  2. Locution usitée pour dire un homme du peuple russe.
  3. Seize verschoks font un arschine. L’arschine est d’un mètre quatre dixièmes.