L’Esprit chrétien et le patriotisme/Chapitre 16

Traduction par Jules Legras.
Perrin (p. 147-161).

XVI


Depuis longtemps déjà, l’autorité des Gouvernements ne repose plus sur la force, comme c’était le cas jadis lorsqu’une nation en soumettait une autre et la maintenait dans l’obéissance par la force des armes, ou bien lorsque, au milieu du peuple sans armes, le souverain tenait des troupes de janissaires, d’opritchniki[1] ou de gardes. Il y a déjà un temps assez long que l’autorité des Gouvernements repose sur ce qu’on appelle l’opinion publique. Il existe une opinion publique, d’après laquelle le patriotisme est un haut sentiment moral, et d’après laquelle il est beau de considérer son pays comme le meilleur qui soit au monde ; de cette opinion découle naturellement cette autre qu’il est beau et qu’il est nécessaire de reconnaître au-dessus de soi-même l’autorité des Gouvernements et de s’y soumettre ; qu’il est beau et qu’il est nécessaire de faire son service militaire et de se soumettre à la discipline, de donner au Gouvernement, sous forme d’impôts, le fruit de ses épargnes, de se soumettre à la décision des tribunaux, et enfin de croire sans preuve ce que des personnages officiels nous donnent pour la vérité divine. Il existe une opinion publique de ce genre et, grâce à elle, une autorité toute-puissante s’est installée, qui, de nos jours, dispose de milliards, d’un mécanisme de Gouvernement tout agencé, de postes, de télégraphes, de téléphones, d’armées disciplinées, de tribunaux, d’une police, d’un clergé obéissant, d’écoles, et même d’une presse ; et cette force même provoque à son tour chez le peuple l’opinion publique nécessaire pour assurer l’autorité.

La force des Gouvernements repose sur l’opinion publique ; or, ayant la force, ils peuvent toujours, grâce à leurs instruments, les fonctionnaires, les juges, les instituteurs, le clergé et la presse, provoquer telle opinion publique qui leur est nécessaire pour se maintenir. L’opinion publique produit la force, et la force produit l’opinion publique. Il semble qu’on ne puisse sortir de là.

On ne sortirait pas, en effet, d’un tel cercle, si l’opinion publique était une chose stable, invariable, et si les Gouvernements pouvaient provoquer telle nuance d’opinion publique qui leur est justement nécessaire.

Par bonheur, il n’en est rien. L’opinion publique n’est pas stable, immuable ; tout au contraire, elle varie sans cesse en même temps que l’humanité varie. De plus, non seulement l’opinion publique ne peut être déterminée au gré des Gouvernements, mais c’est elle qui fait naître les Gouvernements et leur fournit leur force.

Il peut sembler que l’opinion publique reste immobile et qu’elle soit aujourd’hui ce qu’elle était il y a dix ans ; il peut sembler aussi que, dans certains cas, elle soit indécise et fasse des retours vers le passé, supprimant par exemple une république pour la remplacer par une monarchie, et vice versa ; mais c’est là une simple apparence qui se présente à nous quand nous examinons certains cas particuliers et sans un éloignement suffisant. Que l’on examine, au contraire, l’opinion publique durant une longue période d’années et non pas seulement par rapport à une question donnée, mais par rapport à toute la vie des hommes, — on s’apercevra alors que l’opinion publique, comme le jour et comme les saisons, ne reste jamais immobile, mais qu’elle s’avance sans cesse et invinciblement sur la route que suit l’humanité, tout de même que, en dépit des obstacles, le jour et le printemps suivent invinciblement la route que leur trace le soleil.

Si nous examinons les variations de l’opinion publique depuis cent ans, nous pouvons remarquer que l’opinion publique des classes dirigeantes d’alors, cette opinion qui autorisait le servage, la torture et les peines corporelles, est devenue une sorte de légende ; au contraire, ce que les gens d’il y a cent ans considéraient comme une utopie est devenu aujourd’hui une opinion courante.

Si nous examinons les hésitations de l’opinion publique relativement, par exemple, à la suppression de la monarchie et à son remplacement par une république, et vice versa, relativement aux guerres, aux tentatives de réconciliation, puis aux guerres qui éclataient de nouveau, — nous verrons que ces hésitations ne sont qu’apparentes : la nouvelle république française et la nouvelle monarchie italienne ne sont nullement ce qu’étaient les régimes du même nom qui reposaient sur l’opinion publique d’il y a cinquante ans ; de même aussi, le sentiment qu’a aujourd’hui le peuple à propos de la guerre n’est nullement ce qu’il était il y a cinquante ans. Tout comme il y a cinquante ans, il existe aujourd’hui des souverains et des troupes ; il y a des guerres, des impôts, du luxe et de la misère, des religions comme le catholicisme, l’orthodoxie grecque, le luthéranisme ; mais l’opinion publique vis-à-vis de ces choses, s’est modifiée, et elle se modifie encore chaque jour.

Ce mouvement de l’opinion publique nous échappe bien souvent, comme nous échappe le mouvement de l’eau, dans une rivière dont nous suivons le courant ; c’est que les modifications imperceptibles, dont se compose le mouvement de l’opinion publique, se produisent en nous-mêmes.

Le propre de l’opinion publique, c’est d’aller en avant sans cesse et invinciblement. Si bien qu’à proprement parler, il ne peut jamais y avoir d’opinion publique telle, qu’elle serve de base aux actions d’un homme durant un certain laps de temps ; cela ne saurait être, puisque l’opinion publique ne s’arrête jamais. Une opinion publique, du genre de celles que nous avons vues déjà à plusieurs reprises s’arrêter assez longtemps, n’est pas véritable ; c’est le cadavre d’une opinion publique, c’en est la cendre, la cendre qui se trouve partout où il y a eu du feu, et qui empêche la flamme de se dégager ; ou bien encore, c’est une herbe vieille et flétrie qui se trouve partout où naît l’herbe nouvelle et qui la gêne dans sa croissance. L’opinion publique varie sans cesse. Si nous croyons qu’elle reste en place durant un certain temps, c’est parce qu’il y a toujours des gens qui se sont fait une situation avantageuse à un certain moment de l’opinion publique, et qui, par suite, font tous leurs efforts pour faire durer ce moment et ne pas laisser paraître la jeune et véritable opinion publique, inexprimée encore, mais déjà vivante au cœur du peuple. Or, ces gens qui retiennent une opinion publique qui a fait son temps, et qui s’opposent à l’éclosion d’une nouvelle opinion, ce sont actuellement les membres du Gouvernement et des classes dirigeantes qui prêchent le patriotisme comme une condition nécessaire de la vie de l’humanité.

Les instruments dont ils disposent sont d’une puissance énorme ; mais, comme l’opinion publique coule et grossit éternellement, ces instruments sont impuissants : les vieilles idées tombent ; les jeunes se développent et poussent.

Plus longtemps on empêchera l’opinion publique de s’exprimer, plus elle prendra de forces, et plus elle s’affirmera violemment.

Les Gouvernements et les classes dirigeantes font tous leurs efforts pour retenir la vieille opinion relative au patriotisme, parce que leur puissance y est appuyée, et ils s’efforcent en même temps d’empêcher la naissance d’une nouvelle opinion publique qui porterait le dernier coup à leur autorité. Mais cela ne leur réussit que dans une certaine mesure : une digue ne retient que jusqu’à un certain point une eau courante.

En dépit des efforts que font les Gouvernements pour faire naître au cœur des peuples cette opinion publique d’autrefois, d’après laquelle le patriotisme est un beau et brillant sentiment, les hommes de notre temps ne croient déjà plus au patriotisme, et, de plus en plus, ils ont foi dans la solidarité et dans la fraternité des peuples. Le patriotisme ne représente plus rien qu’un effrayant avenir ; la fraternité des peuples est un idéal qui semble de plus en plus accessible à l’humanité et qui est désiré par elle. Par conséquent, les hommes doivent nécessairement passer de l’ancienne opinion publique, qui a fait son temps, à la nouvelle opinion. Ce changement est aussi inévitable que l’est au printemps la chute des feuilles mortes et l’épanouissement des jeunes feuilles contenues dans les bourgeons gonflés de sève.

Plus ce passage est retardé, plus il devient pressant, et plus la nécessité en saute aux yeux.

En réalité, nous n’avons qu’à nous souvenir de notre foi, en tant que chrétiens et en tant qu’hommes de notre temps, tout simplement ; nous n’avons qu’à nous souvenir des idées fondamentales qui nous guident dans nos rapports avec la société, avec notre famille et avec nous-mêmes, — et en même temps de la situation dans laquelle nous met le patriotisme ; nous verrons combien il y a de contradictions entre notre foi et ce que les efforts répétés des Gouvernements nous font considérer comme l’opinion publique de notre temps.

Il suffit de se représenter un instant les actions que le patriotisme exige de nous comme simples et naturelles, pour voir combien ces actions, exigées de nous, diffèrent de l’opinion que nous partageons tous aujourd’hui. Tous, nous nous regardons comme des hommes libres, instruits, humains, et même comme des chrétiens ; or, d’autre part, notre situation à nous tous est telle que si, demain, Guillaume prend mal un mot d’Alexandre, ou bien si M. X… écrit un article belliqueux sur la question d’Orient, ou bien si quelque prince vient à piller des Bulgares ou des Serbes, ou bien si quelque reine ou quelque impératrice s’offense de ceci ou de cela, — alors, nous tous, chrétiens instruits et humains, nous serons obligés d’aller tuer des gens que nous ne connaissons point et envers lesquels nous avons des sentiments d’amitié comme envers tous les hommes. Si le fait ne s’est pas produit encore, nous le devons, nous assure-t-on, à l’amour qu’Alexandre III professe pour la paix, ou à ce fait que Nicolaï Alexandrovitch va épouser une petite-fille de la reine Victoria. Mais qu’un autre succède à Alexandre, ou que lui-même change d’idées, ou que Nicolaï Alexandrovitch épouse Amélie et non Alice, et l’on nous verra, semblables à des bêtes avides de sang, nous jeter les uns sur les autres et nous arracher les entrailles. Telle est la prétendue opinion publique de notre temps. Ces réflexions se retrouvent dans tous les plus grands organes libéraux.

Si nous qui sommes chrétiens depuis des milliers d’années, ne nous sommes pas égorgés mutuellement, c’est uniquement parce que Alexandre III ne nous le permet point.

Mais cela est horrible !

  1. Nom donné aux gardes d’Ivan IV le Terrible.