L’Espion (Cooper)/Chapitre 8

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 97-111).


CHAPITRE VIII.


Tout le pays d’alentour fut dévasté par le fer et le feu ; la mère en couches et l’enfant nouveau-né périrent également ; mais de pareilles choses arrivent après une illustre victoire. — Anonyme.


Le silence avait succédé au dernier bruit du combat, et les habitants des Sauterelles, toujours plongés dans l’inquiétude, n’en connaissaient pas encore le résultat. Frances avait continué à faire tous ses efforts pour empêcher ces sons terribles d’arriver à ses oreilles, et elle cherchait en vain à s’armer de résolution pour entendre les nouvelles qu’elle craignait d’apprendre. Ce terrain sur lequel avait eu lieu la charge contre l’infanterie n’était qu’à un petit mille des Sauterelles, et dans l’intervalle des décharges, les cris des soldats y étaient mêmes parvenus. Après avoir vu son fils s’échapper, M. Wharton était allé rejoindre sa fille aînée et sa sœur dans la retraite qu’elles avaient choisie, et Frances, ne pouvant supporter plus longtemps une incertitude si pénible, s’était bientôt réunie à ce petit groupe. César fut chargé d’aller prendre quelques renseignements sur l’état des choses à l’extérieur, et de s’informer sous quelles bannières la victoire s’était rangée. Le père raconta alors à sa famille étonnée la manière dont Henry s’était échappé, et toutes les circonstances de son évasion. Les trois dames étaient encore plongées dans leur première surprise quand la porte s’ouvrit, et l’on vit paraître le capitaine Wharton, accompagné de deux des guides, suivis par César.

— Henry ! mon fils ! s’écria le père en lui tendant les bras, sans avoir la force de se lever de sa chaise, est-ce vous que je vois ? Êtes-vous de nouveau prisonnier ? Courez-vous encore risque de la vie ?

— La fortune a favorisé les rebelles, répondit Henry en s’efforçant de sourire et en prenant la main de ses sœurs affligées : j’ai fait tout ce que j’ai pu pour conserver ma liberté ; mais on dirait que l’esprit de rébellion s’est étendu jusqu’aux animaux ; le malheureux cheval que je montais m’a emporté ; bien contre mon gré, au milieu de la troupe de Dunwoodie.

— Et vous êtes une seconde fois prisonnier ! s’écria le père jetant un regard effrayé sur les deux guides armés qui étaient entrés avec son fils.

— C’est la vérité, répondit Henry ; ce M. Lawton, qui a de si bons yeux, m’a encore réduit en captivité.

— Pourquoi vous l’avoir pas tué ? s’écria César sans faire attention aux regards inquiets et aux joues pâles des trois dames.

— Cela est plus aisé à dire qu’à faire, monsieur César, répondit Wharton en souriant d’autant plus, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur les guides, qu’il avait plu à ces messieurs de m’ôter l’usage de mon meilleur bras.

— Il est blessé, s’écrièrent en même temps les deux sœurs remarquant seulement alors l’écharpe qui lui soutenait le bras droit.

— Ce n’est qu’une égratignure, dit Henry en étendant le bras pour prouver qu’il ne cherchait pas à les tromper ; mais elle m’a privé de l’usage d’un bras dans le moment le plus critique. César jeta un coup d’œil de ressentiment amer sur les deux guides, qu’il regardait comme la cause immédiate de la blessure de Henry, et sortit de l’appartement. Quelques mots de plus suffirent pour expliquer tout ce que savait le capitaine Wharton de la fortune de cette journée. Il en croyait encore le résultat douteux, car lorsqu’il avait quitté le champ de bataille, les Virginiens se retiraient.

— Ils avaient forcé l’écureuil de monter à l’arbre, dit un des guides, et ils ne l’ont quitté qu’en laissant un bon chien de chasse pour l’attendre quand il en descendra.

— Oui, oui, ajouta son camarade d’un ton sec, et je réponds que le capitaine Lawton comptera les nez de ceux qui restent avant qu’ils revoient leurs barques.

Frances, pendant ce dialogue, n’avait pu se soutenir qu’en s’appuyant sur le dossier d’une chaise, écoutant avec une inquiétude mortelle chaque syllabe qu’on prononçait, changeant de couleur à chaque instant et tremblant de tous ses membres. Enfin, s’armant d’une résolution désespérée, elle demanda

— Y a-t-il quelque officier de blessé du côté des… d’un côté ou de l’autre ?

— Sans contredit, répondit cavalièrement le même guide. Ces jeunes officiers du sud ont tant d’ardeur, qu’il est rare que nous nous battions sans en voir tomber un ou deux. Un blessé qui est arrivé avant les autres m’a dit que le capitaine Singleton avait été tué, et que le major Dunwoodie…

Frances n’en entendit pas davantage, et tomba sur sa chaise privée de sentiment. Les secours qu’on lui prodigua lui rendirent bientôt l’usage de ses sens, et Henry se tournant vers le guide :

— Est-ce que le major a été blessé ? lui demanda-t-il.

— Blessé ! répondit le guide sans faire attention à l’agitation de toute la famille ; non vraiment. Si une balle pouvait le tuer, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. Mais comme dit le proverbe, celui qui est né pour être pendu ne peut jamais se noyer. Ce que je voulais dire, c’est que le major est fort chagrin de la mort du capitaine Singleton. Nais si j’avais su l’intérêt qu’y prend la jeune dame, je me serais mieux expliqué.

Frances rougit de nouveau ; elle se leva précipitamment avec confusion, et s’appuyant sur sa tante, elle allait se retirer quand Dunwoodie lui-même arriva. Sa première sensation en le voyant fut un plaisir sans mélange ; mais il fut remplacé par un sentiment d’angoisse quand elle remarqua l’expression inusitée de tous ses traits ; son front brillait encore de toute l’ardeur du combat ; son œil était fixe perçant et sévère ; le sourire d’affection qui épanouissait sa physionomie quand il était près de sa maîtresse, était remplacé par un air inquiet et soucieux ; toute son âme était en proie à une émotion forte qui bannissait toutes les autres, et il commença par parler du sujet qui l’occupait si vivement. Il se tourna vers M. Wharton.

— Monsieur, lui dit-il, dans un moment comme celui-ci on fait peu d’attention à la cérémonie : un de mes officiers est blessé dangereusement, mortellement peut-être, et, comptant sur votre hospitalité, je l’ai fait transporter ici.

— Et vous avez très-bien fait, Monsieur, répondit Wharton, qui sentait combien il pouvait être important pour son fils de se concilier la bienveillance des troupes américaines ; ma maison est toujours ouverte à ceux de mes concitoyens auxquels je puis être utile, et surtout aux amis du major Dunwoodie.

— Je vous remercie, Monsieur, répondit le major, et pour moi et pour celui qui est en ce moment hors d’état de vous remercier lui-même. Voulez-vous bien m’indiquer une chambre où le chirurgien puisse le voir sans délai et me faire un rapport sur la situation où il se trouve ? On ne pouvait faire aucune objection à cette demande ; mais Frances sentit un froid glacial dans son cœur quand son amant se retira sans même lui avoir adressé un seul regard.

Il existe dans l’amour d’une femme un dévouement qui n’admet aucune espèce de rivalité. C’est pour elle une passion tyrannique, et quand on donne tout, on attend beaucoup en retour. Frances avait passé des heures d’angoisses pour Dunwoodie, et il venait de la voir, de la quitter sans lui adresser un sourire ou le moindre mot ! L’ardeur de ses sentiments n’était nullement refroidie, mais ses espérances s’affaiblissaient. Lorsque ceux qui portaient l’ami du major dans l’appartement qui lui avait été destiné passèrent près d’elle, elle aperçut ce rival qu’elle supposait dans l’affection de son amant. Son visage pâle et hâve, ses yeux enfoncés, sa respiration pénible, lui donnèrent une idée de la mort sous son aspect le plus affreux. Dunwoodie était à son côté, lui tenait une main, ne cessait de recommander à ceux qui le portaient de marcher avec précaution, en un mot montrait toute la sollicitude que pouvait inspirer la plus tendre amitié dans une telle occasion. Frances marcha légèrement devant eux, et détourna la tête en ouvrant la porte de la chambre où on le conduisait. Ce ne fut que lorsque le major toucha ses vêtements en y entrant qu’elle se hasarda à lever sur lui ses yeux bleus pleins de douceur ; mais il ne lui rendit pas même ce regard, et Frances soupira sans s’en apercevoir en se retirant dans la solitude de son appartement.

Le capitaine avait volontairement donné sa parole à ceux qui le gardaient de ne pas chercher à s’évader, et par conséquent il put soulager son père dans l’exercice des devoirs de l’hospitalité. Tandis qu’il s’occupait de ces soins, il rencontra le docteur qui lui avait pansé le bras avec tant de dextérité sur le champ de bataille, et qui se rendait dans la chambre de l’officier blessé.

— Ah ! s’écria le disciple d’Esculape, je vois avec plaisir que vous allez bien ; mais attendez. Avez-vous une épingle ? – Non, non en voici une. Il faut empêcher l’air de frapper sur votre blessure, sans quoi quelqu’un de nos jeunes gens pourrait encore y trouver à s’exercer.

— À Dieu ne plaise ! dit le capitaine à demi-voix, tout en arrangeant son écharpe, tandis que Dunwoodie, paraissant à la porte de la chambre du blessé, s’écriait d’un ton d’impatience :

— Sitgreaves ! hâtez-vous donc, ou George Singleton mourra d’une perte de sang !

— Quoi ! est-ce Singleton ? Est-ce ce pauvre George ? s’écria le docteur en accélérant sa marche avec une émotion véritable ; juste ciel ! Au surplus il vit encore, et tant qu’il reste de la vie, il reste de l’espérance. Ce sera la première blessure sérieuse que j’aurai vue aujourd’hui sans que le patient fût déjà mort. Le capitaine Lawton apprend aux soldats à manier le sabre avec si peu de discrétion ! Pauvre George ! Heureusement on dit que ce n’est qu’une balle qui l’a blessé.

Il entra dans la chambre, et le jeune blessé tourna les yeux sur lui, faisant un effort pour sourire en lui tendant la main. Dans ce regard et dans ce geste il y avait quelque chose qui parlait au cœur du docteur Sitgreaves, et il ôta ses lunettes pour essuyer une larme qui lui obscurcissait la vue.

Il se mit sur-le-champ en fonction ; mais tout en faisant ses arrangements préalables, il se livrait à sa loquacité habituelle.

— Quand il ne s’agit que d’une balle, dit-il, j’ai toujours quelque espérance. Il y a une chance qu’elle n’aura touché aucune partie vitale. Mais les soldats du capitaine Lawton frappent à tort et à travers ; ils séparent la jugulaire ou mettent le cerveau à découvert, et ces blessures sont fort difficiles à guérir, parce que, pour l’ordinaire, le patient est mort avant que le chirurgien ait le temps d’arriver. Je n’ai jamais réussi qu’une fois à mettre en sa place la cervelle d’un homme, quoique je l’aie essayé sur trois aujourd’hui. Sur le champ de bataille, je ne manque jamais dé reconnaître l’endroit où le corps du capitaine Lawton a chargé.

Le groupe qui entourait le lit du blessé était trop accoutumé aux manières du chirurgien en chef pour l’interrompre dans son soliloque, ou pour lui répondre ; l’on attendait tranquillement le moment où il commencerait son examen. Il arriva enfin. Dunwoodie, les yeux fixés sur ceux du docteur, tenait en silence entre ses mains une de celles du patient. Enfin, une plainte échappa à Singleton, et le docteur dit tout haut en se levant avec vivacité :

— Ah ! il y a du plaisir à suivre dans le corps humain les progrès d’une balle qui semble y avoir circulé de manière à éviter toutes les parties vitales ; mais quand le sabre du capitaine Lawton…

— Eh bien ! dit Dunwoodie, d’une voix à peine articulée, parlez donc ! y a-t-il quelque espoir ? Pouvez-vous trouver la balle ?

— Il n’est pas difficile de trouver ce qu’on tient dans la main, major, répondit le docteur en lui montrant la balle. Et tout en apprêtant l’appareil : Elle a pris une route, ajouta-t-il, que ne prend jamais le sabre du capitaine Lawton, malgré toutes les peines que je me suis données pour lui apprendre à le manier scientifiquement. Croiriez-vous bien que j’ai vu aujourd’hui, sur le champ de bataille, un cheval dont la tête était presque séparée de son corps ?

— Ce coup était de ma façon, dit Dunwoodie avec un regard d’espoir renaissant qui rappela le sang sur ses joues ; c’est moi qui ai tué ce cheval.

— Vous ! s’écria le chirurgien, laissant tomber son appareil de surprise. Vous ! mais vous saviez que c’était un cheval ?

— J’avoue que j’en avais quelque soupçon, répondit le major en approchant un breuvage des lèvres de son ami.

— De tels coups portés au corps humain sont toujours funestes, continua le docteur, ils déjouent tous les efforts de la science. Ils sont inutiles dans une bataille, car le point important, c’est de mettre son ennemi hors de combat. Combien de fois, major, après une escarmouche commandée par le capitaine Lawton, ai-je parcouru le champ de bataille dans l’espoir de trouver quelque blessure qu’il serait honorable de guérir ! Mais non rien que des égratignures ou des coups mortels ! Ah ! major Dunwoodie, dans une main sans expérience le sabre est une arme terrible ! Que de temps j’ai perdu pour faire sentir cette vérité au capitaine Lawton !

Le major impatient lui montra son ami en silence, et le docteur, mettant un peu plus de vivacité dans ses mouvements, ajouta :

— Ah ! le pauvre George ! on peut dire qu’il l’a échappé belle, mais…

Il fut interrompu par un exprès qui vint annoncer au major que sa présence était nécessaire sur le champ de bataille. Dunwoodie serra la main de son ami, et fit signe au docteur de le suivre.

— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-il en entrant dans le corridor ; croyez-vous qu’il guérisse ?

— Il guérira, répondit laconiquement le docteur en tournant sur le talon pour rentrer dans la chambre.

— Dieu soit loué ! s’écria Dunwoodie en descendant l’escalier.

Avant de partir, il entra un instant dans le salon où toute la famille était réunie. Le sourire avait reparu sur ses lèvres, et s’il fit ses compliments à la hâte, ce fut avec cordialité. Il ne parla ni de l’évasion de Henry Wharton, ni de l’événement qui l’avait rendu prisonnier une seconde fois, et il eut l’air de croire que le capitaine était resté où il l’avait laissé avant le combat. Ils ne s’étaient pas rencontrés pendant l’action. Le jeune Wharton se retira près d’une croisée en silence et avec un air de hauteur, et laissa le major s’adresser sans interruption au reste de la famille.

L’agitation qu’avaient produite dans les deux sœurs les événements de cette journée avait fait place à une langueur qui les retenait toutes deux en silence, et ce fut miss Peyton qui adressa la parole au major.

— Y a-t-il quelque espoir que votre ami survive à sa blessure, mon cousin ? lui demanda cette dame en s’avançant vers lui avec un sourire de bienveillance et d’affection.

— Le plus grand espoir, ma chère dame. Sitgreaves dit qu’il guérira, et Sitgreaves ne m’a jamais trompé.

— Cette nouvelle me fait presque autant de plaisir qu’à vous-même. Il est impossible de ne pas prendre intérêt à un être qui est si cher au major Dunwoodie.

— Et qui mérite si bien d’être aimé, Madame. C’est un génie bienfaisant dans mon corps ; il ne s’y trouve pas un officier, pas un soldat qui ne le chérisse. Il a tant de candeur et de générosité ! Son caractère est si franc et si égal ! Doux comme un agneau, tendre comme une colombe, ce n’est que lorsque l’heure du combat arrive que Singleton est un lion.

— Vous en parlez comme d’une maîtresse, major, dit miss Peyton en souriant et en jetant un coup d’œil sur sa nièce qui, pâle et silencieuse, était assise dans un coin.

— Je l’aime tout autant s’écria Dunwoodie avec la chaleur de l’amitié. Mais il a besoin de soins, de grands soins ; tout dépend à présent des soins qu’il recevra.

— Croyez, Monsieur, dit miss Peyton avec dignité, que votre ami ne manquera de rien dans cette maison.

— Pardon, ma chère dame, ajouta le jeune major, vous êtes la bonté même ; mais l’état de Singleton exige des attentions que bien des gens trouveraient pénibles. C’est en de semblables moments, au milieu de pareilles souffrances, que le soldat éprouve le besoin de la tendresse compatissante d’une femme. En parlant ainsi, il fixa ses yeux sur Frances. Elle se leva et lui dit :

— On aura pour votre ami tous les soins que les convenances permettent de donner à un étranger.

— Ah ! les convenances ! s’écria Dunwoodie en secouant la tête, un mot si froid le tuerait ! Il lui faut des soins délicats, affectueux, empressés.

— Ce sont des soins qui conviennent à une épouse ou à une sœur, répondit Frances en rougissant encore davantage.

— Une sœur ! répéta le major, le sang lui montant au visage. Une sœur ! Il a une sœur, une sœur qui pourrait être ici demain dans la matinée. Il se fut, réfléchit en silence, jeta sur Frances un regard inquiet, et murmura à demi-voix : — La situation de Singleton l’exige, on peut s’en dispenser.

Les trois dames observaient avec surprise le changement qui s’était opéré sur sa physionomie. — Si le capitaine Singleton a une sœur, dit miss Peyton mes nièces et moi nous serons très-charmées de la recevoir.

— Il le faut bien, Madame, on ne peut faire autrement, répondit Danwoodie avec une hésitation qui n’était guère d’accord avec la vivacité qu’il venait de montrer ; ce soir même je l’enverrai chercher par un exprès. Et comme s’il eût voulu changer le sujet de la conversation il s’approcha du capitaine Wharton, et lui dit d’un ton amical :

— Henry Wharton, mon honneur m’est plus cher que la vie, mais je sais que je puis sans danger le confier au vôtre. Je ne vous donne ni gardes ni surveillant, votre parole me suffit. Restez ici jusqu’à ce que nous quittions ces environs, ce qui n’aura lieu probablement que dans quelques jours.

— Je répondrai à votre confiance, Dunwoodie, répondit Henry en lui offrant la main, et son air de froideur disparaissant tout à coup, quand même j’aurais devant mes yeux le gibet auquel votre Washington a fait attacher André.

— Henry, répliqua le major avec chaleur, vous ne connaissez guère l’homme qui est à la tête de nos armées, ou vous ne lui feriez pas un tel reproche. Mais mon devoir m’appelle. Adieu ; je vous laisse où je voudrais pouvoir rester moi-même, où vous ne pouvez être tout à fait malheureux.

En passant près de Frances, il jeta sur elle un regard d’affection qui lui fit oublier l’impression qu’elle avait éprouvée en le revoyant après le combat.

Le colonel Singleton était du nombre de ces vétérans que les circonstances avaient obligés à renoncer au repos convenable à leur âge pour se dévouer au service de leur patrie. Il était né en Géorgie, et dès sa première jeunesse il avait suivi la profession des armes. Lorsque la lutte pour la liberté avait commencé, il avait offert ses services à son pays, et le respect qu’inspirait sa réputation les avait fait accepter. Mais son âge et sa santé ne permettant pas qu’il fût chargé d’un service actif, on lui avait donné successivement différentes places de confiance dans lesquelles sa patrie pouvait profiter de sa vigilance et de sa fidélité, sans qu’il en résultat aucun inconvénient pour lui-même. Depuis un an, il était chargé de garder les défilés des montagnes, et il était alors avec sa fille à une petite journée de marche de la vallée dans laquelle se trouvait Dunwoodie. Elle était sa fille unique, et il n’avait d’autre fils que l’officier blessé dont nous avons déjà parlé. Ce fut là que le major dépêcha un exprès, porteur de la malheureuse nouvelle de la situation du capitaine, et chargé d’une invitation, qui, comme il n’en doutait pas, amènerait bientôt la sœur affectueuse près du lit d’un frère blessé.

S’étant acquitté de ce devoir, quoique avec une sorte de répugnance qui ne pouvait que rendre ses inquiétudes encore plus vives, Dunwoodie se rendit sur le terrain où ses troupes avaient fait halte. On voyait déjà par-dessus la cime des arbres les restes des Anglais marcher sur les hauteurs, en bon ordre et avec précaution, pour gagner les barques. Le détachement de Lawton était sur leur flanc, les suivant à peu de distance, et attendant avec impatience un moment favorable pour les attaquer. Enfin on perdit de vue les deux partis.

À peu de distance des Sauterelles était un petit village traversé par plusieurs routes, et d’où par conséquent il était facile de marcher de tous côtés dans l’intérieur du pays. C’était une halte favorite pour la cavalerie, et il était souvent occupé par les détachements légers de l’armée américaine pendant leurs excursions. Dunwoodie avait été le premier à reconnaître les avantages de cette position, et comme il était obligé de rester dans cette contrée jusqu’à ce qu’il reçût de nouvelles instructions, on doit bien supposer qu’il ne négligea pas d’en profiter. Il commanda donc à son corps de se mettre en marche pour cet endroit, et y fit transporter les blessés. Déjà on s’était occupé du triste devoir de donner la sépulture aux morts. Tandis qu’il prenait ces arrangements, un nouveau sujet d’embarras se présenta à lui. En marchant de côté et d’autre, il aperçut le colonel Wellmere seul, rêvant tristement au revers qu’il avait éprouvé, auquel personne ne songeait, si ce n’est qu’il recevait une marque de civilité des officiers américains qui passaient près de lui. Ses inquiétudes pour Singleton avaient entièrement banni de son souvenir son prisonnier, et il s’approcha de lui en lui faisant des excuses de sa négligence. L’Anglais reçut ses politesses avec froideur, et se plaignit de souffrir des suites de ce qu’il lui plut d’appeler une chute accidentelle de cheval. Dunwoodie, qui avait vu un de ses dragons le renverser, et certainement avec peu de cérémonie, sourit légèrement et lui offrit les secours d’un chirurgien. Il ne pouvait les lui procurer qu’aux Sauterelles, et en conséquence ils s’y rendirent tons deux.

— Le colonel Wellmere s’écria le jeune Wharton fort surpris en les voyant entrer. La fortune de la guerre ne vous a donc pas mieux traité que moi ? Vous êtes le bien venu chez mon père ; mais j’aurais voulu pouvoir vous présenter à lui dans des circonstances plus heureuses.

M. Wharton reçut son nouvel hôte avec la circonspection et la réserve qui ne l’abandonnaient jamais, et Dunwoodie sortit de l’appartement pour se rendre dans la chambre de son ami ; il y trouva la confirmation de ses espérances, et il informa le chirurgien qu’un autre blessé avait besoin de ses secours, et qu’il le trouverait dans le salon. Ce peu de mots suffirent pour mettre le docteur en mouvement, et, saisissant sa trousse, il se hâta d’aller chercher le nouveau personnage qui réclamait ses soins. À la porte du salon il rencontra les dames qui en sortaient. Miss Peyton l’arrêta un instant pour lui demander des nouvelles du capitaine Singleton. Frances ne put retenir le sourire malin qui lui était naturel, en voyant l’extérieur grotesque du praticien à tête chauve ; mais Sara était encore trop agitée par la surprise que lui avait occasionnée l’arrivée inattendue du colonel anglais pour faire attention au costume du docteur. On a déjà dit que le colonel Wellmere était une ancienne connaissance de la famille. Sara avait été si longtemps absente de New-York que son souvenir s’était presque effacé de l’esprit du colonel ; mais l’impression qu’il avait faite sur son cœur avait été plus durable. Il existe dans la vie de chaque femme une époque où l’on peut dire que son âme est plus ouverte à l’amour : c’est l’âge heureux où l’enfant disparaît pour faire place à l’adolescence, où le cœur innocent bat vivement en se formant de la vie des idées de perfection que l’homme ne peut jamais réaliser. C’était à cet âge que Sara avait quitté la ville, et elle en avait rapporté un tableau de l’avenir qui n’était qu’ébauche à la vérité, mais dont les couleurs devinrent plus vives dans la solitude ; Wellmere était toujours l’objet de sa première pensée. La surprise de voir le colonel l’avait presque décontenancée et après avoir reçu ses premiers compliments, elle s’était levée à un signe que lui avait fait sa tante pour se retirer avec elle et sa sœur.

— Ainsi, Monsieur, dit miss Peyton après avoir écouté le compte que lui rendit le chirurgien de la situation du jeune blessé, nous pouvons nous flatter de l’espoir de sa guérison ?

— Elle est certaine, Madame, répondit le docteur en cherchant, par respect pour les dames, à remettre sa perruque ; elle est certaine avec les soins et les attentions convenables.

— Il ne manquera de rien, Monsieur, répliqua miss Peyton avec douceur. Tout ce qui est ici est à son service et le major Dunwoodie vient d’envoyer un exprès à sa sœur pour la faire venir.

— Sa sœur ! répéta le praticien avec un air particulièrement expressif ; oh ! si le major l’a envoyé chercher, elle viendra.

— On doit croire que la situation dangereuse de son frère l’y déterminera, répliqua miss Peyton.

— Sans doute, Madame, répondit le docteur laconiquement en saluant profondément et en se rangeant de côté pour laisser passer les trois dames. Mais ce qu’il venait de dire et le ton dont il avait parlé ne furent pas perdus pour Frances, en présence de qui le nom de Dunwoodie n’était jamais prononcé sans exciter toute son attention.

— Monsieur, dit le docteur en entrant dans le salon et en s’adressant au seul habit écarlate qu’il y vit, on m’a dit que vous avez besoin de mon aide. Fasse le ciel que vous ne vous soyez pas trouvé en contact avec le capitaine Lawton, car en ce cas j’arriverais probablement trop tard !

— Il y a ici quelque méprise, dit Wellmere avec hauteur : c’était un chirurgien que le major Dunwoodie devait m’envoyer, et non une vieille femme.

— C’est le docteur Sitgreaves, s’écria le capitaine en réprimant non sans peine une envie de rire ; la multitude des occupations qu’il a eues aujourd’hui l’a empêché de donner beaucoup d’attention à son costume.

— Pardon, Monsieur, dit le colonel d’un air peu gracieux, et il ôta son habit pour montrer ce qu’il appelait sa blessure.

— Monsieur, dit le docteur d’un ton sec, si mes degrés pris à Édimbourg, ma pratique dans vos hôpitaux de Londres, l’amputation de quelques centaines de membres, la théorie et l’expérience des opérations les plus savantes auxquelles le corps humain puisse être soumis, une bonne conscience et la commission de docteur en chirurgie du congrès américain peuvent faire un chirurgien, j’ai droit de prendre ce titre.

— Pardon, Monsieur, répéta le colonel avec un ton de raideur ; le capitaine Wharton vient d’expliquer la cause de ma méprise.

— J’en remercie le capitaine, répondit Sitgreaves en arrangeant sur une table les instruments nécessaires pour une amputation avec un sang-froid qui fit frémir le colonel. Maintenant, Monsieur, où est votre blessure ! Quoi ! est-cette égratignure sur votre épaule ? Qui vous a blessé ainsi ?

— Un dragon du parti des rebelles.

— Impossible Monsieur. Je sais comme ils frappent. Le pauvre Singleton lui-même aurait appuyé plus fortement. Au surplus, Monsieur, ajouta-t-il en lui appuyant sur l’épaule un morceau de ce qu’on appelle communément taffetas d’Angleterre, voici qui remplira vos désirs car je suis certain que c’est tout ce que vous souhaitez de moi.

— Que voulez-vous dire, Monsieur ? demanda le colonel avec hauteur.

— Que vous désirez pouvoir vous mettre au nombre des blessés dans votre prochaine dépêche, répondit le docteur. Vous pouvez ajouter que c’est une vieille femme qui vous a pansé ; car si ce n’est pas l’exacte vérité, il est très-certain qu’une vieille femme aurait suffi pour chirurgien.

— Voilà un langage bien extraordinaire ! murmura le colonel anglais.

Le capitaine Wharton intervint de nouveau et en expliquant que la méprise du colonel Wellmere devait s’attribuer à l’irritation d’esprit et aux souffrances de corps, il réussit à adoucir le praticien insulté, qui consentit à examiner les autres blessures de l’officier anglais. Elles ne consistaient qu’en quelques contusions résultant de sa chute de cheval, et le docteur se retira après y avoir appliqué à la hâte les remèdes convenables.

La cavalerie, après avoir pris les rafraîchissements nécessaires, se prépara à se mettre en marche vers le village dont il a été parlé, et Dunwoodie s’occupa de ses prisonniers. Il résolut de laisser Sitgreaves chez M. Wharton, pour qu’il pût donner des soins assidus au capitaine Singleton. Henry vint lui demander que le colonel Wellmere y restât aussi sur sa parole, jusqu’à ce que les troupes quittassent les environs. Le major y consentit sans difficulté, et comme les autres prisonniers n’étaient que des soldats, il les fit rassembler et les fit conduire sous bonne garde dans l’intérieur du pays. Bientôt après les dragons se mirent en marche, et les guides se séparant en petites troupes, et accompagnés de quelques patrouilles de cavalerie, s’étendirent dans tout le pays de manière à former une ligne de sentinelles depuis la mer jusqu’à l’Hudson.

Dunwoodie, après avoir fait ses adieux, s’était arrêté en face des Sauterelles, éprouvant une répugnance à s’en éloigner, qu’il attribuait à sa sollicitude pour son ami blessé. Le cœur qui n’est pas endurci se dégoûte bientôt d’une gloire achetée au prix du sang. Peyton Duuwoodie, abandonné à lui-même et n’étant plus excité par les visions brillantes que l’ardeur de la jeunesse lui avait présentées toute la journée, commença à sentir qu’il existait d’autres liens que ceux qui enchaînent le soldat aux règles rigides de l’honneur. Il n’hésitait pas à remplir ses devoirs, mais combien était forte la tentation ! Son sang ne coulait plus avec la rapidité que lui avait donnée le combat. À l’expression fière de son regard succéda peu à peu un air de douceur, et les réflexions qu’il faisait sur sa victoire ne lui procuraient pas une satisfaction capable de balancer les sacrifices au prix desquels elle avait été achetée. En jetant un dernier coup d’œil sur cette maison à la vue de laquelle il ne pouvait s’arracher, il se souvint seulement qu’elle renfermait tout ce qu’il avait de plus précieux. L’ami de sa jeunesse était prisonnier dans des circonstances qui mettaient en danger sa vie et son honneur ; un aimable compagnon d’armes, qui savait embellir les jouissances bruyantes d’un camp par la douceur gracieuse de la paix, était étendu sur un lit de douleur, victime du succès qu’il avait obtenu. Enfin l’image de la jeune fille qui pendant cette journée n’avait exercé sur son cœur qu’une souveraineté disputée, se représenta à son esprit sous des traits si aimables, qu’elle en bannit entièrement sa rivale, la gloire.

Le dernier traîneur de son corps avait déjà disparu derrière les montagnes du nord, et le major, bien à contre-cœur, tourna du même côté la tête de son cheval. Frances, agitée par une inquiétude qui ne lui laissait aucun repos, se hasarda timidement sur la terrasse. Le jour avait été doux et pur, et le soleil brillait de tout son éclat dans un firmament sans nuages. Le tumulte qui avait troublé la vallée si peu de temps auparavant était remplacé par un silence aussi profond que celui de la mort ; et la belle scène qui s’offrait à ses yeux semblait n’avoir jamais été une arène pour les passions des hommes. Un seul nuage, formé par la fumée du combat, flottait encore au dessus du champ de bataille, et il se dissipait graduellement comme pour n’en laisser aucune ombre sur les tombes paisibles des victimes de la guerre. Tous les sentiments qui l’avaient agitée, tout le tumulte d’une journée si fertile en événements, lui parurent un moment des illusions. Elle tourna la tête, et vit s’éloigner celui qui avait été le principal acteur de toutes ces scènes. La vérité reparut à son esprit en reconnaissant son amant, d’autres souvenirs la portèrent à se retirer dans sa chambre, le cœur aussi triste que celui de Dunwoodie en sortant de la vallée.