L’Espion (Cooper)/Chapitre 30

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 356-369).


CHAPITRE XXX.


Égaré, perdu, je parcours d’un pas lent et faible ces déserts solitaires dont les bornes semblent reculer à mesure que j’avance.
Goldsmith. Le Voyageur.


La nuit était froide et obscure, lorsque Frances Wharton, le cœur ému, mais d’un pas léger, traversa le petit jardin derrière la ferme qui avait servi de prison à son frère, et se dirigea vers la montagne sur laquelle elle avait vu l’individu qu’elle croyait être le colporteur. Il était encore de bonne heure ; mais l’obscurité et le froid piquant d’une soirée de novembre l’auraient déterminée à retourner sur ses pas avec terreur dans toute autre circonstance, si elle n’eût pas été soutenue par de si puissants motifs. Sans s’arrêter pour réfléchir, elle courut avec une vitesse qui semblait braver tous les obstacles, sans se donner un instant de repos pour reprendre haleine, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à mi-chemin du rocher qu’elle avait remarqué comme étant l’endroit où Birch s’était montré à ses yeux dans la matinée de ce même jour.

Le respect pour les femmes est une des marques les plus certaines de la civilisation d’un peuple, et nul ne peut se vanter de posséder cette vertu à un plus haut degré que les Américains. Frances ne craignit rien de la part du régiment d’infanterie qui prenait tranquillement son repas du soir sur le bord du chemin, en face du champ qu’elle traversait. Ce corps était composé de ses concitoyens, et elle savait que les soldats de la milice orientale respecteraient son sexe ; mais elle avait moins de confiance dans le caractère léger et entreprenant de la cavalerie des provinces du sud et quoiqu’il fût très-rare qu’une femme eût eu à se plaindre Illustration d’avoir été outragée ou insultée par un soldat américain, elle n’en frémissait pas moins à la seule idée de s’exposer toute seule. Quand donc elle entendit le bruit des pas d’un cheval marchant lentement derrière elle, elle se retira par timidité dans un bouquet de bois qui croissait sur les rives d’un ruisseau descendant d’une hauteur peu éloignée. C’était une vedette qui passa sans la remarquer, et dans le fait elle s’était vêtue de manière à attirer le moins d’attention possible. Le cavalier continua sa route en fredonnant un air à demi-voix, pensant peut-être à quelque autre belle qu’il avait laissée sur les bords du Potomac dans la fleur de sa beauté.

Frances écouta avec inquiétude le bruit de ses pas qui s’éloignaient, et dès qu’elle cessa de les entendre, elle quitta sa retraite et avança encore à quelque distance. Mais enfin effrayée par les ténèbres qui s’épaississaient et par le silence qui régnait autour d’elle, elle s’arrêta pour réfléchir sur ce qu’elle avait entrepris. Se dégageant la tête du capuchon de sa mante, elle s’appuya contre un arbre, et fixa ses regards sur le sommet de la montagne qui était le but de son excursion nocturne. Elle s’élevait dans la plaine comme une vaste pyramide dont l’œil ne pouvait qu’imparfaitement distinguer les contours. On pouvait en discerner la cime un peu mieux, parce qu’elle se dessinait sur un fond de légers nuages entre lesquels on voyait de temps en temps briller quelques étoiles, bientôt cachées par des vapeurs que le vent chassait devant lui. Si elle retournait sur ses pas, Henry et le colporteur passeraient probablement la nuit dans une fatale sécurité sur cette montagne sur laquelle ses yeux étaient toujours fixés dans l’espoir de découvrir quelque lumière qui pourrait diriger ses pas. La menace des officiers américains retentissait encore à ses oreilles, et l’excitait à se remettre en marche ; mais la solitude dans laquelle elle se trouvait, l’heure, les dangers du chemin, l’incertitude de trouver la chaumière, et, ce qui était encore plus effrayant, la possibilité d’y rencontrer des inconnus et des criminels peut-être, tous ces motifs la portaient à la retraite.

L’obscurité croissante rendait de moment en moment les objets moins distincts, et des nuages épais se rassemblant derrière la montagne faisaient qu’on ne pouvait plus même en reconnaître la forme. L’énorme montagne semblait avoir entièrement disparu. Enfin, une clarté faible et tremblante brilla aux yeux de Frances, semblable à la lumière d’un feu, mais cette illusion s’évanouit lorsque l’horizon vint à s’éclaircir, et l’étoile du soir se montra à travers un nuage ; Frances revit alors la montagne à la gauche de la belle planète, et tout à coup un point lumineux étincela sur les cimes de quelques chênes, s’agrandit peu à peu et répandit sur toute la montagne le réseau resplendissant des rayons de la lune. Quoiqu’il eût été physiquement impossible à notre héroïne de gravir la montagne sans le secours de cette lumière bienfaisante, elle ne se sentit pourtant pas encore assez de courage pour se remettre en route. Elle pouvait voir le but de tous ses désirs ; mais elle voyait aussi les difficultés qu’elle avait à surmonter pour y arriver.

Tandis qu’elle hésitait ainsi, plongée dans une incertitude accablante, tantôt portée par la timidité naturelle à son sexe et à son âge à renoncer à son entreprise, tantôt formant la résolution de braver tous les périls pour secourir son frère, elle tourna les yeux vers l’orient pour regarder les nuages qui menaçaient constamment de l’envelopper de nouveau dans une obscurité profonde. La vue d’un serpent l’aurait fait tressaillir moins vivement que celle de l’objet contre lequel elle s’était appuyée, qu’elle avait pris dans les ténèbres pour un arbre, et dont elle ne reconnut la nature véritable qu’en ce moment. Deux poutres enfoncées dans la terre à quelques pieds l’une de l’autre, et dont les deux extrémités étaient réunies par une solive placée transversalement ne lui dirent que trop clairement à quel usage elles étaient destinées. Une corde était même déjà attachée à un anneau de fer, et le vent de la nuit la faisait flotter de côté et d’autre. À cette vue, Frances n’hésita plus ; elle traversa la prairie en courant ou plutôt en volant ; elle arriva bientôt au pied de la montagne où elle espérait trouver un chemin qui la conduirait vers le sommet. Elle fut obligée de s’arrêter quelques instants pour reprendre haleine, et elle employa cet intervalle à examiner le terrain. La montée était très-escarpée, mais elle trouva bientôt un sentier frayé par les bergers qui menaient paître leurs troupeaux sur cette montagne, qui, allant de biais à travers les rochers et les arbres, rendit sa marche beaucoup moins difficile qu’elle ne l’aurait été sans cela. Jetant derrière elle un regard timide, elle commença enfin à monter. Jeune, active, et animée par le généreux désir de sauver son frère, elle sortit bientôt des bois pour entrer sur un terrain découvert et plus uni qui avait évidemment été défriché pour être mis en culture, mais soit à cause de la guerre, soit à cause de la stérilité du sol, le spéculateur avait renoncé aux avantages qu’il avait obtenus sur la nature agreste, et déjà l’on voyait de nouveau pousser de toutes parts les ronces et les épines, comme si la charrue n’eût jamais tracé un sillon sur la terre qui les nourrissait.

Frances sentit son courage se ranimer en voyant ces faibles vestiges du travail de l’homme, et elle continua à monter avec un nouvel espoir de succès. Le sentier divergeait en tant de directions, qu’elle reconnut bientôt qu’il était inutile d’en suivre tous les détours, et l’abandonnant enfin elle prit la route qui lui parut la plus courte et la plus facile pour gagner le sommet. Elle eut bientôt passé les défrichements et les bois, et les rochers dont les flancs de la montagne étaient hérissés lui opposèrent de nouveaux obstacles. Quelquefois elle voyait un sentier se montrer à elle sur le bord des terres défrichées, et pénétrer dans les bois, mais aucun ne se dirigeait vers la cime de la montagne. Des flocons de laine, accrochés aux ronces annonçaient suffisamment l’origine de ces sentiers, et Frances conjectura avec raison qu’ils devaient être très-utiles à ceux qui descendaient de la montagne, et diminuer leur fatigue. S’étant assise sur une pierre, elle fit une nouvelle pause pour réfléchir. Les nuages s’écartaient devant la lune, comme si son éclat les eût repoussés et le paysage qu’elle voyait sous ses pieds était revêtu des plus douces couleurs.

Presque immédiatement au-dessous d’elle, les tentes du régiment de milice s’étendaient en lignes régulières. Une lumière brillait à travers la croisée de sa tante, et Frances s’imagina aisément qu’elle était debout devant sa fenêtre, les yeux fixés sur cette montagne, et en proie aux plus vives inquiétudes pour la sûreté de sa nièce. Des lanternes passaient et repassaient dans la cour où elle savait qu’étaient les écuries des dragons, et, croyant qu’ils se préparaient à partir, elle se leva vivement, et se remit en marche.

Notre héroïne avait encore à monter plus d’un quart de mille, quoiqu’elle eût déjà gravi les deux tiers de la hauteur de la montagne ; mais elle n’avait alors aucun sentier, rien qui pût la diriger dans sa course. Heureusement, cette montagne, comme la plupart de celles de cette chaîne, était de forme conique, de sorte qu’en continuant à monter, elle était sûre d’arriver enfin dans le voisinage de cette chaumière qui était précisément sur la cime. Elle passa une heure à lutter contre les difficultés sans nombre qu’elle avait à surmonter, et enfin, après des efforts qui épuisèrent presque ses forces, et après plusieurs chutes qui n’étaient pas sans danger, elle réussit à gagner la petite plate-forme qui formait le sommet de la montagne.

Fatiguée par des efforts dont personne n’aurait cru que ses membres délicats fussent capables, elle s’assit quelques instants sur un rocher afin de recueillir ses forces et s’armer de courage pour l’entrevue qu’elle espérait avoir bientôt avec son frère. La lune lui permettait d’apercevoir tous les rochers des environs, et de l’endroit où elle se trouvait Frances pouvait voir la route par laquelle elle avait passé en venant du village des Quatre-Coins. En suivant des yeux la ligne que découvrait cette route, elle retrouva bientôt le point d’où elle avait découvert cette chaumière mystérieuse, et elle savait qu’elle devait être directement en face de ce point.

L’air glacial de la nuit sifflait à travers les branches dépouillées de vieux chênes rabougris, tandis que, d’un pas si léger qu’à peine froissait-elle les feuilles sèches qui jonchaient le sol, Frances s’avançait vers le côté de la montagne où elle comptait trouver cette habitation solitaire. Cependant elle n’aperçut rien qui pût servir à la demeure des hommes. En vain elle examina tous les creux des rochers, tous les renfoncements de la plate-forme où elle s’imaginait devoir trouver la retraite du colporteur, elle ne put découvrir ni hutte, ni la moindre trace qui indiquât la présence de l’homme. L’idée d’une solitude si complète la frappa d’une nouvelle épouvante. Elle s’avança sur le bord d’une pointe de rocher pour chercher du moins quelques signes de vie dans la valle. En faisant ce mouvement un rayon de vive lumière éblouit ses yeux, l’air parut s’échauffer autour d’elle. En revenant de sa surprise elle examina le rocher sur lequel elle se retrouvait ; elle vit une ouverture par où s’échappait de la fumée, et le vent l’ayant écartée, elle vit briller un bon feu allumé sur un foyer de pierres. Frances reconnut aussitôt qu’elle était précisément au-dessus de la chaumière qu’elle cherchait, et suivant un petit sentier qui tournait autour de cette pointe de rocher, elle fut bientôt devant la porte.

Trois côtés de ce singulier édifice étaient formés de troncs d’arbres placés les uns sur les autres, et ne s’élevant que fort peu au-dessus de la hauteur de la taille ordinaire de l’homme ; le quatrième était le rocher sur lequel le bâtiment était appuyé. Le toit était couvert d’écorces d’arbres taillées en longues bandes. Les interstices séparant les troncs d’arbres avaient été remplis par de la terre glaise, et une partie en étant tombée, on y avait suppléé par des feuilles sèches, pour empêcher le vent de pénétrer dans l’intérieur. Le jour n’y arrivait que par une seule croisée, garnie de quatre carreaux de vitres ; mais un volet placé avec grand soin empêchait la clarté du feu de se répandre au dehors. Après avoir passé quelques instants à examiner cette cachette, car la construction singulière de cet édifice ne permettait pas de lui donner un autre nom, Frances approcha l’œil d’une crevasse pour voir ce qui se passait dans l’intérieur. Il n’y avait ni lampe ni chandelle, mais la flamme d’un bois sec répandait assez de clarté pour qu’on pût lire. Dans un coin était un lit de paille, négligemment couvert d’une double couverture de laine. Des crochets de fer enfoncés dans les fentes du rocher qui servait de murailles soutenaient des vêtements de toute espèce à l’usage des deux sexes, et pouvant servir à tous les âges et à toutes les conditions. Elle y remarqua entre autres divers uniformes anglais et américains, suspendus paisiblement à côté les uns des autres, et une perruque bien poudrée servait de couronnement à une robe de calicot rayé, telle qu’en portaient ordinairement les paysannes. En un mot, c’était une garde-robe complète, qui aurait pu suffire pour équiper toute une paroisse. En face de la cheminée était un buffet ouvert, dans lequel on voyait quelques assiettes, un pot de faïence, du pain et des restes de viandes froides. Devant le feu était une table dont le pied était cassé, et formée de planches non rabotées. Sur cette table était un livre fermé que sa taille et sa forme semblaient annoncer comme une Bible. Une escabelle et un petit nombre d’ustensiles de ménage composaient le reste du mobilier.

Mais ce qui attira surtout l’attention de Frances ce fut le personnage qui occupait alors cette chaumière. Il était assis sur l’escabelle, devant la table, le front appuyé sur une main de manière à cacher entièrement son visage, et paraissait fort occupé à examiner des papiers placés devant lui. Sur la table était une paire de pistolets richement montés, et l’on apercevait entre ses jambes la poignée d’un sabre qui n’annonçait pas moins de magnificence, et sur laquelle son autre main reposait négligemment. La grande taille de cet individu et ses membres plus robustes que ceux de Henry ou d’Harvey Birch suffirent, indépendamment de son costume, pour assurer Frances qu’elle ne voyait en lui ni l’un ni l’autre de ceux qu’elle cherchait. Il portait une redingote boutonnée jusqu’au menton, et qui, se séparant à ses genoux, laissait apercevoir des culottes de peau de buffle, des bottes et des éperons. Un chapeau rond était placé sur les pierres qui formaient le plancher de la hutte, comme pour faire place à une grande carte étendue sur la table avec d’autres papiers.

C’était un événement auquel Frances ne s’attendait guère. Elle était tellement convaincue que l’homme qu’elle avait vu deux fois près de cette étrange demeure était Harvey Birch, qu’en apprenant le rôle qu’il avait joué pour favoriser l’évasion de son frère, elle n’avait pas douté un instant qu’elle ne les trouvât tous deux dans l’endroit qu’elle voyait occupé par un autre individu. Elle regardait encore par la crevasse, ne sachant trop si elle devait se retirer ou attendre quelque temps dans l’espoir de voir arriver son frère, quand l’étranger retirant la main qui lui couvrait les yeux et levant la tête pour prendre une attitude de profonde réflexion, elle reconnut sur-le-champ les traits calmes et bienveillants de M. Harper.

Tout ce qu’il avait promis à son frère tout ce que Dunwoodie avait dit de son caractère et de son pouvoir, toutes les marques d’intérêt paternel qu’il lui avait données à elle-même se présentèrent en même temps à l’imagination de Frances. Elle ouvrit la porte sur-le-champ, et s’écria en se précipitant à ses pieds et en embrassant ses genoux :

— Sauvez-le ! sauvez mon frère ! Souvenez-vous de vos promesses !

Le premier mouvement de M. Harper en voyant la porte s’ouvrir, avait été de se lever et d’approcher la main vers ses pistolets ; mais, soulevant le capuchon de la mante de Frances, qui lui couvrait une partie du visage, il la reconnut au même instant, et s’écria avec le ton de la plus grande surprise :

— Miss Wharton ici ! Il est impossible que vous soyez seule !

— Il n’y a ici avec moi que Dieu et vous, répondit-elle, et c’est en son saint nom que je vous conjure de vous rappeler vos promesses et de sauver mon frère.

Harper la releva avec un air de douceur, la fit asseoir sur l’escabelle qu’il venait de quitter, l’engagea à se calmer, et la pria de lui apprendre tout ce qu’elle savait. Frances s’empressa de le satisfaire, et elle l’informa ingénuement des motifs qu’elle avait eus pour se rendre dans ce lieu solitaire, seule, et à une pareille heure.

Il était difficile de lire dans les pensées d’un homme aussi bien habitué que l’était Harper à commander à toutes ses passions ; et cependant son œil pensif brillait d’un nouvel éclat pendant qu’il écoutait le récit de la jeune fille. Il prit un vif intérêt aux détails qu’elle lui donna sur l’évasion de Henry et sa fuite dans les bois, et il entendit tout le reste de sa relation avec une expression bien marquée de bienveillance ; et quand elle finit par lui témoigner la crainte qu’elle avait que son frère ne restât trop longtemps dans les montagnes, au lieu de s’en éloigner, il eut l’air de partager son inquiétude, et fit deux ou trois tours dans la chambre en paraissant refléchir profondément.

Frances hésita ; sa main se plaça sans le savoir, sur la poignée d’un des pistolets ; la pâleur dont la crainte avait couvert ses beaux traits fit place au plus vif incarnat, et après une courte pause, elle ajouta :

— Nous pouvons compter sur l’amitié du major Dunwoodie ; mais il a un sentiment d’honneur si pur, si exalté, que… que malgré… malgré les efforts qu’il en coûtera à son cœur, il regardera comme un devoir de mettre tout en œuvre pour le faire arrêter. D’ailleurs il croit que Henry ne court aucun risque parce qu’il compte sur votre protection…

— Sur ma protection ! répéta Harper avec un air de surprise.

— Oui, sur la vôtre, dit Frances. Quand je lui ai eu dit la manière dont vous nous aviez parlé, il m’a assuré que vous aviez le pouvoir d’obtenir la grâce de Henry, et que si vous en aviez fait la promesse, vous la tiendriez bien certainement.

— Ne vous a-t-il rien dit de plus ? lui demanda Harper en fixant sur elle des yeux perçants.

— Pas davantage, répondit Frances ; il n’a fait que nous répéter que Henry était sauvé. Il est occupé à vous chercher en ce moment.

— Miss Wharton, dit Harper avec une dignité calme, il serait inutile de vous cacher maintenant que je ne joue pas un des derniers rôles dans la malheureuse lutte qui a lieu en ce moment entre l’Angleterre et l’Amérique. Vous devez l’évasion de votre frère à la connaissance que j’avais de son innocence et au souvenir que j’ai conservé de ma promesse. Le major Dunwoodie s’est trompé, en disant que je pouvais procurer ouvertement la grâce du capitaine Wharton. Je puis maintenant veiller à sa sûreté, et je vous donne ma parole, parole qui n’est pas sans avoir quelque poids auprès de Washington, qu’on prendra des moyens pour qu’il ne soit pas arrêté de nouveau ; mais aussi j’exige de vous que vous me promettiez de garder un secret inviolable sur cette entrevue, jusqu’à ce que je vous permette d’en parler.

Frances lui fit la promesse qu’il lui demandait.

— Votre frère, continua-t-il, va arriver ici avec celui qui l’a délivré ; mais il ne faut pas qu’il me voie, sans quoi la vie de Birch pourrait se trouver en danger.

— En danger s’écria Frances : jamais. Mon frère n’est pas assez vil pour trahir l’homme qui l’a sauvé.

— Ce qui se passe en ce pays miss Wharton, reprit Harper, n’est pas un jeu d’enfant. La vie et la fortune des hommes ne tiennent qu’à un fil bien fragile, et il ne faut pas le laisser à la merci des accidents. Si sir Henry Clinton savait que Birch a la moindre communication avec moi, rien ne pourrait sauver la vie de cet infortuné. Ainsi donc, si le sang humain vous fait horreur, si vous vous souvenez du service rendu à votre frère, soyez prudente, et gardez le silence. Communiquez-leur tout ce que vous savez, et pressez-les de partir à l’instant. Il faut qu’ils passent avant le jour les derniers piquets de l’armée américaine, et je veillerai à ce que personne n’interrompe leur marche. On peut trouver pour le major Dunwoodie une occupation plus agréable que celle de mettre en danger les jours de son ami.

Tout en parlant ainsi, il pliait la carte étendue sur la table, prenait quelques papiers qui étaient à côté, et mettait le tout dans une poche de sa redingote. Il n’avait pas encore fini, quand Frances entendit sur sa tête la voix du colporteur qui parlait d’un ton beaucoup plus élevé que de coutume.

— Par ici, capitaine Wharton ! avancez par ici, et vous pourrez voir les tentes de la milice ! Qu’on nous poursuive à présent : j’ai ici un nid qui est assez grand pour nous deux, et nous y arriverons à loisir.

— Et où est-il ce nid ? dit Henry. Vous m’avez dit qu’il s’y trouvait des provisions, et j’en prendrai volontiers ma part, car je n’ai presque rien mangé depuis deux jours.

— Hem ! dit le colporteur en toussant de toutes ses forces, hem ! Le froid de la nuit m’a enrhumé. Allez plus doucement ! prenez garde de glisser ! vous tomberiez sur la baïonnette de la sentinelle qui est dans la plaine. La montée est rude ; mais il est facile de descendre plus vite qu’on ne le voudrait.

Harper mit son doigt sur ses lèvres pour rappeler à Frances sa promesse, et prenant son chapeau et ses pistolets, de sorte qu’il ne restait aucune trace de sa visite, il souleva des vêtements suspendus dans le coin le plus obscur de cette hutte, et qui cachaient l’ouverture étroite d’une cavité formée par la nature, et dans laquelle il entra. La lumière du feu fit voir à Frances qu’il ne s’y trouvait que quelques autres objets d’usage domestique.

On peut aisément s’imaginer quel fut l’étonnement de Henry, et surtout d’Harvey, lorsque en arrivant ils aperçurent Frances. Sans attendre ni questions ni explications, elle se jeta dans les bras de son frère, et ne s’expliqua d’abord que par ses larmes.

Birch semblait consterné. Il jeta un coup d’œil sur le feu et vit qu’il avait été récemment alimenté. Il ouvrit ensuite le tiroir de la table, et parut alarmé de le trouver vide.

— Êtes-vous seule, miss Frances ? lui demanda-t-il avec vivacité ; vous n’êtes pas venue seule en ce lieu ?

— Comme vous le voyez, monsieur Birch, répondit-elle en tournant le dos un instant à son frère, et en jetant sur la caverne secrète un regard que le colporteur comprit parfaitement.

— Mais pourquoi êtes-vous venue ici ? lui demanda son frère étonné, et comment avez-vous découvert cette retraite ?

Frances lui raconta brièvement ce qui s’était passé depuis son évasion ; et expliqua les motifs qui l’avaient déterminée à les chercher.

— Mais comment avez-vous trouvé cette hutte ? lui demanda Harvey ? et pourquoi avez-vous pensé que nous y viendrions, tandis qu’on nous avait laissés sur la montagne en face ?

Frances lui expliqua de quelle manière un rayon du soleil couchant lui avait fait apercevoir cette chaumière lorsqu’elle avait traversé les montagnes ; elle ajouta qu’elle l’avait vu lui-même deux fois dans les environs, et que, d’après la sûreté que paraissait offrir cette habitation, elle avait présumé qu’ils s’y réfugieraient tous deux pendant cette nuit. Birch examinait ses traits avec attention, tandis qu’elle lui détaillait avec la candeur la plus ingénue les incidents bien simples qui lui avaient appris son secret, et lorsqu’elle eut cessé de parler, il frappa la fenêtre d’un bâton qu’il tenait à la main, et la brisa d’un seul coup.

— Je ne connais que bien peu de luxe et d’aisance, dit-il, et ce peu, je ne puis même en jouir en sûreté ! Miss Wharton, ajouta-t-il avec ce ton d’amertume et de mélancolie qui lui était ordinaire, j’ai été chassé dans ces montagnes comme une bête des forêts ; mais lorsque, épuisé de fatigué, j’ai gagné cette retraite obscure et isolée, je puis du moins y reposer ma tête en sûreté. Voudriez-vous rendre la vie d’un malheureux encore plus misérable ?

— Jamais ! jamais ! s’écria Frances avec vivacité ; votre secret est en sûreté avec moi.

— Mais le major Dunwoodie… reprit le colporteur d’une voix lente en fixant sur elle des yeux qui semblaient vouloir lire dans le fond de son âme.

Un mouvement de pudeur fit que Frances baissa la tête sur son sein, mais elle la releva presque au même instant, et s’écria d’un ton d’enthousiasme et les joues enflammées :

— Il ne le saura jamais, Harvey. J’en prends à témoin Dieu qui m’entend.

Le colporteur parut satisfait. Saisissant un instant favorable, il se glissa derrière les vêtements qui cachaient l’entrée de la caverne, et y entra sans que Henry s’en aperçût.

Pendant ce temps Frances et son frère, celui-ci croyant que Birch était sorti par la porte, s’entretenaient ensemble, et le sujet de leur conversation était la situation dans laquelle Henry se trouvait. La sœur insista fortement pour qu’il partît sur-le-champ, afin de prévenir les mesures qu’allait prendre Dunwoodie ; car ils savaient l’un et l’autre que le major ne transigerait pas avec ce qu’il regardait comme son devoir. Le capitaine prit son portefeuille, écrivit quelques lignes au crayon, plia le papier et le remit à sa sœur.

— Frances, lui dit-il, vous avez prouvé cette nuit que vous êtes une femme incomparable. Si vous m’aimez, remettez ce billet à Dunwoodie sans l’ouvrir, et souvenez-vous que deux heures de temps peuvent me sauver la vie.

— Je le ferai, je le ferai ! s’écria Frances mais pourquoi tarder ? pourquoi ne pas fuir ? pourquoi ne pas mettre à profit ces moments précieux ?

— Votre sœur a raison, capitaine Wharton, dit Harvey qui était entré sans être aperçu, il faut que nous partions sur-le-champ. Je me suis muni de vivres, et nous mangerons chemin faisant.

— Mais qui se chargera de reconduire ma sœur en lieu de sûreté ? s’écria Henry. Je ne puis songer à l’abandonner dans un lieu comme celui-ci.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit Frances ; je m’en irai aussi facilement que je suis venue. Soyez sans inquiétude. Vous ne connaissez ni mon courage ni mes forces.

— Je ne vous ai pas connue jusqu’ici, ma sœur, c’est la vérité ; mais à présent que j’ai appris à vous apprécier, puis-je vous laisser en ce lieu ? non, jamais ! jamais !

— Capitaine Wharton, dit Birch en ouvrant la porte, si vous avez plusieurs vies, vous êtes bien le maître de les risquer ; mais moi qui n’en ai qu’une, je veux la conserver. M’en irai-je seul, ou venez-vous avec moi ?

— Partez ! partez, mon cher Henry ! s’écria Frances en l’embrassant. Partez ! songez à notre père, songez à Sara. Elle n’attendit pas sa réponse mais, l’entraînant doucement vers la porte, elle le poussa en dehors et la ferma.

Il y eut encore quelques instants de discussion entre le capitaine et le colporteur ; mais enfin celui-ci l’emporta, et Frances entendit le bruit de leurs pas, tandis qu’ils descendaient de la montagne avec rapidité.

Dès qu’on eut cessé de les entendre, Harper reparut. Il prit en silence le bras de Frances, et la fit sortir de la hutte. Le chemin lui paraissait familier ; il la fit remonter sur la pointe du rocher sous laquelle était la chaumière, lui fit traverser le plateau de la montagne, et il avait soin de la prévenir des obstacles et des difficultés qui pouvaient s’opposer à leur passage et de l’en garantir.

En marchant à côté de cet homme à taille majestueuse, Frances sentait que le bras qui la soutenait ne pouvait appartenir à un être de la classe ordinaire. Son pas ferme et son air calme semblaient annoncer une âme forte et résolue. En suivant leur route par le revers de la montagne, ils en descendirent très-vite et sans danger. Guidée par Harper, Frances parcourut en dix minutes la même distance qui lui avait coûté en venant une heure de fatigue. Enfin il prit un de ces sentiers dont nous avons parlé, pratiqués par les troupeaux, et traversant d’un pas rapide le terrain qui avait été défriché, il arriva près d’un cheval richement caparaçonné. Le noble animal hennit et frappa la terre du pied, lorsque son maître replaça ses pistolets dans leurs arçons.

Harper se tourna alors vers Frances, et lui prenant la main, lui parla en ces termes :

— Vous avez sauvé cette nuit votre frère, miss Wharton. Je ne puis vous expliquer pourquoi il se trouve des bornes au pouvoir que j’ai de le servir ; mais si vous pouvez retarder de deux heures le départ de la cavalerie, je vous réponds de sa sûreté. Après ce que vous avez fait ce soir, je suis porté à croire que rien ne vous est impossible. Dieu ne m’a pas accordé d’enfants, miss Wharton ; s’il m’eût donné une fille, je lui demanderais qu’elle vous ressemblât. Mais vous êtes mon enfant. Tous les habitants de cette vaste contrée sont mes enfants. Adieu, recevez la bénédiction d’un soldat qui espère vous revoir dans un temps plus heureux.

En parlant ainsi, il lui étendit une main sur la tête avec un air religieux et solennel qui toucha Frances jusqu’au fond du cœur. Elle leva les yeux sur lui, et ce mouvement de tête ayant encore fait retomber son capuchon sur ses épaules, la lune éclaira ses traits aimables. Des larmes brillaient sur ses joues, et ses yeux bleus pleins de douceur jetaient un regard de respect sur son conducteur. Harper se baissa, imprima sur son front un baiser paternel, et ajouta :

— Tous ces sentiers vous conduiront dans la plaine ; mais il faut que nous nous séparions ici. J’ai beaucoup à faire et loin à aller. Adieu, ne vous souvenez de moi que dans vos prières.

Il monta à cheval, et salua Frances en ôtant son chapeau avec une politesse pleine de grâce ; il descendit par le revers de la montagne, et disparut bientôt au milieu des arbres. Frances partit légèrement, le cœur bien soulagé, et prenant le premier sentier qui descendait vers la plaine, elle y arriva bientôt sans avoir couru aucun danger. Tandis qu’elle traversait les prairies qui conduisaient à la ferme, un bruit occasionné par l’approche de quelques cavaliers l’effraya tout à coup, et elle sentit que, dans certaines situations, l’homme est bien plus à craindre que la solitude. S’étant cachée à l’ombre d’une haie voisine de la route, elle y resta en silence pour attendre qu’ils fussent passés, et elle vit s’avancer au grand trot un petit détachement de dragons dont l’uniforme n’était pas le même que celui des dragons de Virginie. Ils étaient suivis par un homme enveloppé d’un grand manteau, et en qui elle reconnut sur-le-champ M. Harper. Derrière lui était un nègre en livrée, et deux jeunes gens en uniforme fermaient la marche. Au lieu de prendre la route qui conduisait au camp du régiment de milice, ils tournèrent tout à coup sur la gauche, et entrèrent dans les montagnes.

S’épuisant en conjectures pour deviner qui pouvait être cet ami puissant et inconnu de son frère, Frances se remit en marche, s’approcha de la ferme avec précaution, et y rentra sans accident, et sans avoir été aperçue.