L’Espion (Cooper)/Chapitre 29

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 346-356).


CHAPITRE XXIX.


Gilpain partit au grand galop ; adieu son chapeau et sa perruque. Il ne se doutait guère en partant qu’il courrait si grand train.
Cowper.


La route que le colporteur et le capitaine anglais devaient nécessairement suivre pour gagner des rochers où ils seraient à l’abri de toute poursuite s’étendait pendant environ un demi-mille, en pleine vue de la porte de la ferme qui avait été si récemment la prison de Henry, sur une belle plaine jusqu’au pied d’une chaîne de montagnes presque perpendiculaires sur leur base, et tournait ensuite sur la droite, en décrivant diverses lignes courbes tracées par la main de la nature.

Pour conserver en apparence la différence qui semblait exister entre la condition des deux cavaliers, Harvey marchait un peu en avant, de ce pas grave et mesuré qui semblait convenable à la dignité de son caractère supposé. À peu de distance sur la droite était campé le régiment d’infanterie de milice dont nous avons déjà parlé, et des sentinelles placées à l’extérieur du camp, presque au pied des montagnes, en gardaient les approches.

Le premier mouvement de Henry en sortant de la ferme fut de presser les flancs de son cheval pour le mettre au galop, s’éloigner plus promptement de ses ennemis et mettre fin à la cruelle incertitude de sa situation. Mais Birch lui barra le chemin par une manœuvre exécutée avec autant de promptitude que d’adresse, et lui dit en même temps : — Avez-vous envie de nous perdre tous deux ? Restez à la place qui convient à un nègre qui accompagne son maître. N’avez-vous pas vu devant la ferme une douzaine de chevaux sellés et bridés ? Croyez-vous que ce misérable cheval de labour sur lequel vous êtes monté ne serait pas bientôt atteint par la cavalerie de Virginie ? Chaque pied de terrain que nous gagnons sans donner l’alarme ajoute une année à notre vie. Ils sont malins comme des renards et sanguinaires comme des loups. Marchez du même pas que moi, et surtout ne tournez pas la tête en arrière.

Henry contraignit à regret son impatience, mais il suivit l’avis du prudent colporteur. Son imagination lui persuada pourtant plusieurs fois qu’il entendait le bruit des cavaliers qui les poursuivaient ; mais Harvey, qui se retournait de temps en temps comme pour lui parler, l’assura que tout était encore tranquille.

— Mais il est impossible, dit Henry, que César ne soit pas bientôt découvert. Ne vaudrait-il pas mieux, prendre le galop ? Avant qu’ils aient eu le temps de réfléchir sur la cause qui nous fait courir ainsi, nous aurons gagné le coin de ce bois.

— Vous ne les connaissez guère, capitaine Wharton. Je vois à la porte de la ferme un maudit sergent qui nous suit des yeux comme s’il sentait que nous sommes une proie qui lui échappe. Quand j’ai commencé à prêcher, il me regardait d’un air qui annonçait la méfiance. N’allons qu’au pas, car il met la main sur le pommeau de sa selle, et s’il monte à cheval c’est fait de nous. Nous sommes à portée des mousquets de ce régiment d’infanterie.

— Que fait-il à présent ? demanda Henry en retenant son cheval par la bride, mais en lui pressant les flancs des talons pour être prêt à le mettre au galop au besoin.

— Il regarde d’un autre côté ; il s’éloigne de son cheval, nous pouvons prendre le trot. – Pas si vite ! pas si vite ! Voyez comme cette sentinelle en avant de nous nous examine.

— Et qu’importe ? dit Henry avec impatience, il ne peut que nous tirer un coup de fusil, au lieu que ces dragons peuvent nous faire prisonniers. Harvey, je crois les entendre Ne voyez-vous rien ?

— Eh ! eh ! si vraiment, j’aperçois quelque chose derrière ces buissons sur la gauche. Tournez la tête un instant, vous pourrez le voir aussi et profiter.

Henry s’empressa d’user de la permission, et son sang se glaça dans ses veines en voyant un gibet qui avait été préparé pour lui. Il en détourna les yeux avec horreur.

— Cela vous avertit qu’il faut être prudent, dit Birch avec le ton sentencieux qu’il prenait souvent.

— C’est véritablement une vue effrayante, dit Henry en se couvrant les yeux, d’une main, comme pour écarter une vision épouvantable.

— Et cependant, capitaine, continua le colporteur en se tournant à demi vers lui et en parlant avec un ton d’amertume sopmbre mais énergique, vous voyez cet objet d’un lieu où le soleil couchant darde ses derniers rayons sur votre tête ; vous respirez librement l’air frais qui vient de ces montagnes ; chaque pas que vous faites vous éloigne de ce maudit gibet ; chaque creux de rocher, chaque buisson va dans quelques instants vous offrir un asile assuré contre vos ennemis ; mais moi, capitaine Wharton, j’ai vu la potence élevée sans apercevoir aucun moyen d’y échapper. Deux fois j’ai été jeté dans un cachot, enchaîné, chargé de fers, passant les nuits dans l’agonie du désespoir, et pensant que le jour ne paraîtrait que pour m’amener une mort ignominieuse. La sueur qui me sortait des membres semblait avoir desséché jusqu’à la moelle de mes os. Si je voulais respirer à travers la grille qui permettait à peine à l’air d’entrer dans ma prison, ou voir sourire la nature que Dieu a créée même pour le dernier de ses enfants, une potence était le seul spectacle qui se présentât à mes yeux comme la mauvaise conscience qui tourmente le mourant. Quatre fois j’ai été en leur pouvoir, sans compter celle-ci ; mais deux fois, deux fois j’ai cru que mon heure était arrivée. On a beau dire que mourir n’est rien, capitaine Wharton, la mort ne s’envisage jamais sans terreur, sous quelque forme qu’elle se présente ; mais passer vos derniers moments dans un abandon général sans obtenir de personne un regard de pitié ; penser que dans quelques heures on va vous tirer de ce lieu de ténèbres qui vous devient cher quand vous songez à ce qui va suivre, pour vous conduire en face du grand jour, où tous les yeux seront fixés sur vous comme si vous étiez un animal sauvage, et perdre la vie, en butte aux railleries et aux sarcasmes de vos semblables, voilà, capitaine Wharton, voilà ce que j’appelle mourir.

Henry l’écoutait avec surprise, car jamais il n’avait entendu le colporteur s’exprimer avec une telle chaleur, et tous deux semblaient avoir oublié en ce moment le danger qu’ils couraient et le déguisement qu’ils portaient.

— Quoi ! s’écria Henry, avez-vous jamais vu la mort de si près ?

— Depuis trois ans, répondit Harvey, ne m’a-t-on pas donné la chasse sur ces montagnes comme à une bête féroce ? J’ai été conduit une fois jusqu’au pied de l’échafaud, et je n’y ai échappé que parce que les troupes royales ont fait une attaque en ce moment. Un quart d’heure plus tard, et le monde disparaissait à mes yeux ; j’étais au milieu d’une troupe d’hommes, de femmes, d’enfants qui me regardaient avec insensibilité comme un monstre qu’on devait maudire. Je cherchai dans cette foule un seul visage qui annonçât de la compassion ; je n’en trouvai pas un, non, pas un seul, et partout j’entendais qu’on me reprochait d’avoir trahi mon pays, de l’avoir vendu à prix d’argent. Le soleil me paraissait plus brillant que de coutume, sans doute parce que je croyais le voir pour la dernière fois ; la verdure des champs me semblait plus riante ; en un mot, toute la nature me paraissait une espèce de ciel. Ah ! combien la vie me semblait désirable en ce moment terrible ! Vous n’en avez pas encore vu de semblable, capitaine Wharton ; vous avez des parents qui allègent vos chagrins en les partageant ; je n’avais qu’un père pour ressentir les miens, quand il les apprendrait ; mais il n’y avait près de moi ni pitié ni consolation pour adoucir ma détresse : tout semblait m’avoir abandonné. Je croyais que lui-même il avait oublié que j’existais.

— Quoi ! pensiez-vous que Dieu vous eût délaissé ? demanda Henry avec un vif intérêt.

— Dieu ne délaisse jamais ceux qui le servent, répondit Harvey avec un sentiment de religion plus véritable que celui qu’il avait affecté quelques instants auparavant.

— Et de qui parliez-vous en disant lui ?

Le colporteur se redressa sur sa selle, et reprit l’air de raideur convenable à l’habit qu’il portait. Le feu qui brillait dans ses yeux fit place à une apparence d’humilité, et il dit à Henry du même ton que s’il eût adressé la parole à un nègre :

— Il n’y a pas de distinction de couleur dans le ciel, mon frère ; vous avez une âme comme la nôtre, vous aurez comme nous un compte terrible à rendre de… Bon, ajouta-t-il en baissant la voix, nous venons de passer la dernière sentinelle des miliciens. Ne regardez pas derrière vous, si vous faites cas de la vie.

Henry se rappela sa situation, et prit l’air humble qui convenait au rôle qu’il jouait. Le sentiment de son propre danger lui fit bientôt oublier l’énergie inconcevable du ton et des manières du colporteur, et le souvenir de la position critique dans laquelle il se trouvait fit renaître en lui toutes les inquiétudes qu’il avait oubliées un instant.

— Qu’apercevez-vous là-bas, Harvey ? s’écria-t-il en voyant son compagnon jeter vers la ferme qu’ils venaient de quitter un regard qui lui parut de mauvais augure ; que se passe-t-il dans ce bâtiment ?

— Quelque chose qui ne nous promet rien de bon, répondit le prétendu ministre. Débarrassez-vous de votre masque et de votre perruque, vous allez avoir besoin avant peu de toutes vos ressources naturelles ; jetez-les sur la route ; il n’y a rien à craindre en avant, mais je vois en arrière des gens qui vont nous donner une terrible chasse.

— Eh bien ! dit Henry en jetant loin de lui ce qui servait à le déguiser, profitons du temps, gagnons du terrain, il ne faut qu’un quart d’heure pour gagner le coude de la route ; pourquoi ne pas prendre le galop sur-le-champ ?

— Du calme, capitaine Wharton ; l’alarme a été donnée, mais les dragons ne monteront pas à cheval sans leur officier, à moins qu’ils ne nous voient fuir. Le voici qui arrive, il va à l’écurie. Mettez votre cheval au trot à présent. En voilà une douzaine qui sont en selle. L’officier s’arrête pour resserrer les sangles. Ils espèrent nous gagner de vitesse. Le voilà à cheval ; maintenant au galop, capitaine Wharton, au grand galop, il y va de la vie. Suivez-moi de près : si vous me quittez, vous êtes perdu.

Henry ne se fit pas répéter cet ordre. Dès qu’Harvey eut mis son cheval au galop, le capitaine en fit autant, et pressa par tous les moyens possibles sa misérable monture. Birch avait choisi lui-même la sienne, et quoiqu’elle fût bien inférieure aux coursiers pleins de feu et bien nourris des dragons de Virginie, elle valait beaucoup mieux que le petit bidet qu’on avait jugé devoir suffire à César Thompson pour faire une course. Quelques instants firent reconnaître à Henry que son compagnon prenait considérablement l’avance sur lui, et un regard effrayé qu’il jeta en arrière lui apprit que ses ennemis approchaient aussi rapidement. Avec ce sentiment d’abandon qui rend le malheur doublement insupportable quand on n’a personne pour le partager, il cria au colporteur de ne pas l’abandonner. Harvey s’arrêta aussitôt pour l’attendre, et ralentit la course de son cheval de manière à ce que son compagnon pût le suivre. Son chapeau à cornes et sa perruque étaient tombés à l’instant où il avait pris le galop. Dépouillé de ce travestissement, il fut reconnu par les dragons, qui annoncèrent leur découverte par de grands cris qui retentirent aux oreilles des fugitifs, tant était court l’intervalle qui les en séparait.

— Ne ferions-nous pas mieux de descendre de cheval, dit Henry, et de gagner à travers les champs les montagnes à notre gauche ? Les haies arrêteront les cavaliers.

— Ce chemin conduit tout droit au gibet, répondit le colporteur. Ces drôles font trois pas pendant que nous en faisons deux, et ces haies ne les inquiéteraient pas plus que ces ornières ne nous gênent. Nous n’avons plus qu’un petit quart de mille à faire pour arriver au coude ; derrière le bois, la route bifurque ; les dragons pourront s’arrêter pour chercher à reconnaître lequel des deux chemins nous aurons pris, et pendant ce temps nous gagnerons un peu de terrain.

— Mais cette misérable rosse est déjà épuisée, s’écria Henry en frappant son cheval avec le bout de sa bride, tandis qu’Harvey secondait ses efforts par des coups de houssine bien appliqués ; il est impossible qu’elle résiste encore dix minutes.

— Il ne nous en faut que cinq, répondit le colporteur. Cinq minutes nous sauveront si vous suivez mes avis.

Encouragé par le sang-froid et l’air de confiance de son compagnon, Henry garda le silence et continua à presser la marche de son cheval. Quelques instants les conduisirent au coude si désiré, et en tournant un petit bois taillis, les fugitifs aperçurent les dragons qui les poursuivaient, courant à toute bride sur le grand chemin. Mason et Hollister, étant mieux montés que les autres, étaient en avant, et plus près d’eux que le colporteur lui-même ne le jugeait possible.

Au pied des montagnes, et jusqu’à une certaine distance dans la vallée sombre qui serpentait entre elles, un taillis épais était élevé en place de grands arbres qu’on avait abattus pour en faire du bois à brûler. En voyant cet abri, Henry proposa de nouveau à son compagnon de mettre pied à terre et de s’enfoncer dans les broussailles. Mais Harvey ne lui répondit que par un signe négatif. Les deux routes dont il a été parlé se rejoignaient à assez peu de distance du coude de la route, en formant un angle aigu mais toutes deux tournaient sans cesse, de sorte que la vue ne pouvait s’y étendre bien loin. Le colporteur prit celle qui conduisait à gauche mais il n’y resta qu’un instant, car trouvant un endroit où le taillis était moins épais, il y entra sur-le-champ, gagna la route sur la droite, et la quitta pareillement pour gravir une montagne qui était en face d’eux. Cette manœuvre les sauva. En arrivant à l’endroit où le chemin se divisait, les dragons suivirent les traces des pas des deux chevaux, et ils avancèrent bien au-delà de l’endroit où les fugitifs avaient quitté cette route avant de s’apercevoir qu’ils en avaient perdu la piste. Tandis que leurs montures essoufflées gravissaient péniblement la montagne, Henry et le colporteur entendirent les dragons pousser de grands cris, et se dire les uns aux autres de reprendre le chemin sur la droite. Le capitaine Wharton proposa encore de descendre de cheval et d’entrer dans le taillis.

— Pas encore, dit Birch à voix basse, pas encore. Du haut de cette montagne, la route descend par une pente aussi rapide. Gagnons-en d’abord le sommet. Tout en parlant ainsi ils arrivèrent enfin sur la cime, et toux deux alors mirent pied à terre. Henry s’enfonça dans d’épaisses broussailles qui couvraient les flancs de la montagne jusqu’à quelque distance au-dessus d’eux. Harvey s’arrêta un instant pour donner à leurs chevaux quelques coups de houssine qui les firent descendre grand train du côté opposé à celui par lequel ils étaient arrivés, après quoi il rejoignit son compagnon.

Le colporteur entra dans le taillis avec précaution, et en évitant d’en casser des branches, et même d’y toucher, de crainte de faire du bruit. À peine avait-il eu le temps de se dérober à la vue, qu’un dragon arriva sur le haut de la montagne et s’écria : — Je viens d’entrevoir un de leurs chevaux qui descend de ce côté.

— En avant, mes amis en avant ! s’écria Mason. Faites quartier à l’Anglais, mais sabrez le colporteur, et qu’on n’en entende plus parler.

Henry sentit son compagnon lui serrer le bras avec force et trembler de tous ses membres en écoutant cet ordre redoutable, et ils entendirent passer une douzaine de cavaliers courant avec une rapidité qui prouvait combien peu le cheval du colporteur et le sien auraient été en état de les mettre à l’abri de la poursuite de ces dragons.

— Maintenant, dit le colporteur en se levant pour faire une reconnaissance, et, après un instant d’incertitude, ils descendent d’un côté et nous allons monter de l’autre. Remettons-nous en marche.

— Mais ils nous suivront, ils entoureront cette montagne, dit Henry, tout en suivant la marche rapide de son compagnon. Songez que s’ils ont des chevaux, ils ont des jambes comme nous, et dans tous les cas ils nous prendront ici par famine.

— Ne craignez rien, capitaine Wharton, répondit le colporteur avec assurance. Cette montagne n’est pas celle sur laquelle j’ai dessein de m’arrêter ; mais la nécessité a fait de moi un bon pilote au milieu de ces rochers. Je vais vous conduire où personne n’osera nous suivre. Voyez, le soleil descend déjà derrière le haut des montagnes, à l’occident ; il se passera encore plus de deux heures avant que la lune se lève ; croyez-vous que quelqu’un songe à nous poursuivre, pendant une nuit de novembre, au milieu de ces rochers et de ces précipices.

— Mais écoutez, dit Henry ; j’entends les cris des dragons : ils s’aperçoivent déjà qu’ils suivent une fausse piste.

— Montez sur cette pointe de rocher, et vous pourrez les voir, dit Birch en s’asseyant tranquillement pour se reposer. Tenez, ils nous ont aperçus ; voyez-vous qu’ils nous montrent du doigt ? Bon, en voilà un qui nous tire un coup de pistolet ; mais la distance est trop grande ; une balle de mousquet ne pourrait arriver jusqu’à nous.

— Mais ils nous poursuivront ! s’écria Henry avec impatience ; remettons-nous en marche.

— Ils n’en feront rien, répondit le colporteur en recueillant avec beaucoup de sang-froid quelques fruits sauvages, et les mettant dans sa bouche pour se rafraîchir sans se donner la peine d’en ôter les feuilles. Comment pourraient-ils avancer ici avec leurs grosses bottes, leurs éperons et leurs grands sabres ? Non, non ; il faut qu’ils retournent au camp, et qu’ils fassent marcher de l’infanterie dans ces défilés ou un cavalier ne peut rester en selle qu’en tremblant. Allons ! suivez-moi, capitaine Wharton ; nous avons une marche pénible à faire, mais je vous conduirai dans un endroit où personne ne songera à se hasarder cette nuit.

À ces mots, ils se levèrent tous deux, et les rochers et les cavernes les dérobèrent bientôt à tous les yeux.

Le colporteur ne s’était trompé dans aucun de ses calculs. Mason et ses dragons avaient descendu la montagne avec précipitation, poursuivant leurs victimes, comme ils le supposaient ; mais en arrivant au bas, il n’y avaient trouvé que les deux chevaux sans cavaliers. Ils passèrent quelque temps à examiner les bois dont ils étaient voisins, et à voir s’il était possible que de la cavalerie y pénétrât et ce fut tandis qu’ils s’occupaient de cet examen qu’un dragon vit Harvey et Henry sur une pointe de rocher, et les fit apercevoir à son lieutenant.

— Il est sauvé s’écria Mason, ne songeant d’abord qu’au colporteur ; il est sauvé, et nous sommes déshonorés ! De par le ciel ! Washington ne nous confiera pas la garde d’un tory suspect, si nous souffrons que ce misérable se joue ainsi des dragons de Virginie ! Et ce capitaine anglais qui est à côté de lui, il me semble que je le vois jeter sur nous un sourire de bienveillance ou plutôt de dérision. Eh ! camarade, vous vous trouvez plus à l’aise que si vous étiez à danser en plein air au bout d’une corde. Mais patience, vous n’êtes pas encore à l’ouest de la rivière de Harlaem, et vous aurez de nos nouvelles avant que vous puissiez rendre compte à sir Henry de tout ce que vous avez vu, ou je ne suis pas lieutenant de dragons.

— Ferai-je feu pour effrayer le colporteur ? demanda un des cavaliers en prenant son pistolet-d’arçon.

— Oui, oui, répondit Mason ; effarouchez les oiseaux, faites les partir de leur branche, et voyons comme ils prendront leur vol. Le dragon tira son coup de pistolet. — De par le ciel ! s’écria le lieutenant, je crois que les drôles rient à nos dépens. Allons, allons, il faut nous retirer, sans quoi ils pourraient bien nous faire rouler des pierres sur la tête, et les gazettes royales rendraient un compte pompeux de la défaite d’un régiment de rebelles mis en déroute par deux royalistes. Elles ont déjà fait de plus sots mensonges.

Obéissant à l’ordre de leur officier, les dragons se remirent en marche avec un air de dépit pour retourner d’où ils étaient partis, Mason réfléchissant sur ce qu’il devait faire en pareille circonstance. La nuit tombait quand ils arrivèrent à la ferme, devant laquelle étaient réunis en grand nombre des officiers et des soldats, les uns racontant, les autres écoutant des récits exagérés de l’évasion de l’officier anglais. Les dragons qui arrivaient rendirent compte de leur poursuite infructueuse avec un air de sombre mortification, et la plupart des officiers se groupèrent autour de Mason pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire. D’une fenêtre qui donnait directement au-dessus de leur tête, miss Peyton et Frances écoutaient et observaient tout ce qui se passait, avec un intérêt qui leur permettait à peine de respirer, et elles s’y étaient placées de manière à n’être pas aperçues.

— Il faut prendre un parti, et cela sans perdre de temps, dit le colonel du régiment d’infanterie qui était campé en face de la ferme. Cet officier anglais a sans doute servi d’instrument pour le grand coup que l’ennemi voulait frapper dernièrement. D’ailleurs notre honneur est compromis par son évasion.

— Il faut battre les bois, s’écrièrent plusieurs officiers, et avant le jour nous les aurons dénichés tous deux.

— Doucement, Messieurs, doucement, dit le colonel ; il est impossible de traverser ces montagnes pendant la nuit sans bien connaître le terrain. Il n’y a que la cavalerie qui puisse faire ce service, et je présume que le lieutenant Mason hésite à marcher sans en avoir reçu l’ordre de son major.

— Certainement, je n’oserais le faire, répondit le lieutenant en secouant gravement la tête, à moins que vous ne preniez sur vous toute la responsabilité en m’en donnant l’ordre. Mais le major Dunwoodie sera de retour dans deux heures, et nous pouvons répandre le bruit de cet événement dans toutes les montagnes avant le lever du soleil. En envoyant des patrouilles d’une rivière à l’autre, et en offrant aux paysans une récompense pour l’arrestation des deux fugitifs, il sera impossible qu’ils nous échappent, à moins qu’ils ne réussissent à joindre le détachement anglais qui est sur l’Hudson.

— Le plan est fort bon, dit le colonel, et il doit réussir ; mais il faut envoyer un exprès à Dunwoodie pour qu’il ne reste pas au passage du bac jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et très-probablement les fugitifs resteront toute la nuit sur les montagnes.

Mason suivit cet avis. Il fit partir un cavalier d’ordonnance pour porter au major la nouvelle importante de l’évasion de Henry, et lui annoncer que sa présence était indispensable pour donner les ordres nécessaires pour le poursuivre. Après cet arrangement, les officiers se séparèrent.

Lorsque miss Peyton et Frances apprirent la fuite de Henry, à peine en purent-elles croire le témoignage de leurs sens. Elles comptaient si positivement sur le succès des efforts de Dunwoodie qu’elles regardèrent cette démarche comme extrêmement imprudente ; mais il était trop tard pour y remédier. En écoutant la conversation des officiers, toutes deux furent frappées de l’idée que si Henry était de nouveau fait prisonnier, sa situation n’en deviendrait que plus dangereuse, et elles tremblaient en songeant à tous les moyens qu’on mettrait en œuvre pour l’arrêter encore une fois.

Miss Peyton se consolait et tâchait de consoler sa nièce, par l’espoir assez probable que les fugitifs, mettant dans leur course la plus grande célérité, pourraient gagner ce qu’on appelait le territoire neutre avant que la cavalerie y eût porté la nouvelle de leur fuite : l’absence de Dunwoodie en ce moment lui paraissait une circonstance de la plus grande importance, et la bonne tante cherchait à imaginer quelque moyen pour retenir le major, et donner ainsi à son neveu plus de temps pour s’échapper. Les réflexions de Frances étaient toutes différentes. Elle ne pouvait plus douter que l’individu qu’elle avait vu deux fois sur la montagne en face de la ferme ne fût Harvey Birch, et elle se sentait convaincue que son frère, au lieu de courir vers les troupes royales, passerait cette nuit dans la chaumière mystérieuse.

Frances et sa tante eurent une conversation longue et animée sur ce sujet. Enfin, miss Peyton, cédant aux instances de sa nièce, quoique avec difficulté, la serra dans ses bras, embrassa sa joue froide, lui donna sa bénédiction avec ferveur, et consentit qu’elle exécutât un projet que lui avait inspiré l’amour fraternel.