L’Escalier d’or/Chapitre XIX


XIX


Du temps passa. Des semaines d’abord, puis des mois me séparèrent de ce morceau de ma vie où j’avais connu Valère Bouldouyr et ses amis. Je pensais souvent à eux et à Françoise, mais le souvenir que j’en gardais devenait chaque jour plus vague, plus indistinct. Il me semblait avoir rêvé cet épisode plutôt que l’avoir vécu. Parfois, le soir, au coin de mon feu, au retour d’une expédition sur les quais ou chez un lointain bouquiniste, — plus ou moins fructueuse ! — j’essayais de me représenter les traits de mon vieil ami ou de sa nièce. Déjà, leur image me fuyait : je croyais toujours que j’allais saisir leur physionomie dans sa réalité, dans son relief, mais ce n’était jamais qu’une image à demi perdue, comme un daguerréotype, et qui fondait, pour ainsi dire, sous mon regard.

Le printemps ramena la vie et la gaieté sous les charmilles du Palais-Royal que l’hiver avait rendues âpres et nues. Je vis de nouveau le paulownia, tout contracté, ouvrir dans un bois charbonneux ses étoiles d’un violet pâle, de riches couleurs coururent sur les parterres, les cris des enfants montèrent jusqu’à ma fenêtre ; puis l’été combla de son haleine de fournaise le tranquille et noir quadrilatère aux pilastres réguliers.

Et ce fut l’anniversaire de la disparition de Françoise, puis de mon départ pour Nantes.

Un soir d’août, je lisais un de ces livres métaphoriques, obscurs et musicaux, qui me rappelaient la jeunesse de Valère Bouldouyr, quand la sonnette de mon appartement tinta. Peu après, on introduisit un grand jeune homme blond. Je me levai, et soudain je dressai les bras en signe de surprise : c’était Lucien Béchard.

Il avait beaucoup changé, il avait maintenant quelque chose de plus viril et de plus triste. Ses favoris étaient rasés, ses cheveux courts ; une moustache en brosse se hérissait au-dessus de ses lèvres. Hâlé, les épaules élargies, la voix sonore, il me rappelait à peine le voyageur de commerce romantique, qui m’avait dit adieu, voici plus d’un an !

Tant de souvenirs douloureux entraient avec lui dans la pièce que je ne savais que lui dire et qu’il se taisait pareillement. Enfin il vint s’asseoir dans un fauteuil bas, de l’autre côté de mon bureau.

— Je suis arrivé, il y a cinq jours, me dit-il, sans hausser la voix. Ma première visite est pour vous. Je suis si ému de vous voir, Pierre ! Il me semble que tout n’est pas fini…

Il ajouta :

— Vous vous en souvenez, mon voyage ne devait être que de six mois. Mais j’ai demandé à le prolonger. Je savais que je n’avais plus rien à faire ici. Je reviens avec la situation brillante que l’on m’avait offerte et que le succès de mon voyage a justifiée. À quoi bon, maintenant ? Elle ne peut plus me servir de rien ! Étiez-vous là quand Valère est mort ?

Je lui racontai ce que vous savez déjà, mon absence de Paris, mon retour, ma désolation.

— Et elle, savez-vous pourquoi elle m’a quitté sans un mot, sans un adieu, pour épouser ce Monsieur Agniel ?

Je lui dis ce que j’avais appris, ce que je soupçonnais. Béchard, machinalement, mettait en équilibre de menus bibelots sur une pile de brochures. Soudain, l’un d’eux s’effondra et l’édifice entier roula sur le sol.

— Personne ne saura jamais ce que j’ai souffert là-bas ! Moi-même, je ne me doutais pas que je l’aimais à ce point. Un soir, à Sao-Paulo, j’ai pris mon revolver et je l’ai armé… Ce qui m’a sauvé, je crois, c’est le désir de savoir la vérité. Il n’est pas possible qu’elle m’ait menti, qu’elle ait joué la comédie pour moi. Alors ?

Il leva la tête, sa belle tête brunie et mélancolique.

— Il faut que vous me rendiez un service, dit-il. Nous irons la voir…

— Mais personne au monde ne sait où elle est !

— Allons donc ! On ne disparaît pas comme cela. Ne vous occupez de rien, je ferai les recherches nécessaires. Je ne vous demande que de m’accompagner le jour où je saurai le lieu où elle se cache. Comme vous connaissez son mari, vous pourrez tout de même entrer chez elle et vous lui demanderez une entrevue en mon nom. Je veux la revoir encore une fois, une dernière fois…

Je le lui promis. Il répétait :

— Je veux savoir, savoir… Je ne peux pas croire qu’elle m’ait trahi. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

J’admirai cette sorte de foi en Françoise et je me demandai si j’aurais eu la force de la garder ainsi, dans le cas où cette mésaventure me fût advenue. Et cependant, au fond de moi-même, je conservais la même conviction que lui ; j’étais, il est vrai, plus désintéressé dans la question.

Il m’apprit, avant de me quitter, que c’était par son ami Jasmin-Brutelier qu’il avait été tenu au courant de tous ces événements. Il ajouta que Jasmin-Brutelier était marié aujourd’hui avec Marie Soudaine.

— Il est heureux, conclut-il. Il n’est pas seul au monde…

Pendant quinze jours, je fus sans nouvelles de Lucien Béchard. Il reparut au bout de ce laps de temps.

— Êtes-vous toujours décidé à m’accompagner ? me dit-il en entrant.

— Plus que jamais !

— Eh bien ! j’ai trouvé la piste de Françoise. Son mari a acheté une étude de notaire à Aubagne, qui est une toute petite ville, près de Marseille. Ils y vivent tous les deux. J’ai leur adresse. Quand partons-nous ?

Le surlendemain, Lucien Béchard et moi nous prenions à la gare de Lyon le train de 8 heures 15.