L’Escalier d’or/Chapitre XX



XX


À peine arrivés à Marseille, nous partîmes pour Aubagne. Un tramway nous y conduisit, qui, pendant une heure, nous fit rouler dans les flots de poussière, entre des platanes si blancs qu’ils semblaient couverts de neige. Bientôt, nous vîmes autour d’un double clocher se serrer plusieurs étages de maisons décolorées, aux tons éteints, tassées les unes contre les autres, avec la disposition des minuscules cités italiennes, qui sont venues à l’appel de leur campanile.

Nous descendîmes au commencement d’un boulevard que signalait une fontaine et au milieu duquel un marché de melons occupait plusieurs mètres carrés. L’ombre légère des platanes allait et venait sur de bourgeoises façades, d’un bon style provincial.

— Est-il possible qu’elle vive ici ! murmura Lucien Béchard, jetant un regard de mépris aux habitants qui vaquaient de-ci, de-là, plus paysans que citadins, l’air indifférent et inoccupé.

Mais je ne partageais pas le dédain de mon compagnon de route. Quelque chose me plaisait dans l’atmosphère de la petite ville provençale, dans son aspect rustique (j’y voyais surtout des magasins d’objets aratoires), dans son silence et son désœuvrement, dans son grand soleil blanchâtre qui s’engourdissait à demi, dans ses cours ombragés et poussiéreux.

— Cours Beaumond, m’avait dit Lucien.

Nous le trouvâmes sans peine : vaste esplanade, fermée sur trois côtés par des maisons de deux étages, aux volets demi-clos, et que la rue de la République longe en contre-bas. Quatre rangs de hauts platanes poudreux y formaient deux voûtes presque fraîches, et au milieu, un grand bassin d’eau presque putride, verte comme une feuille, portait un motif en rocaille, dont la fontaine était tarie.

Nous distinguâmes tout de suite l’habitation de Victor Agniel ; c’était une façade en trompe-l’œil, peinte à l’italienne, couleur de fraise écrasée, avec de faux pilastres et de fausses corniches café au lait.

J’y sonnai hardiment.

— Monsieur Agniel est en voyage, me dit une servante mal tenue. Il ne reviendra pas avant après-demain. Madame est sortie, mais elle rentrera pour déjeuner… Si Monsieur veut revenir cet après-midi.

Je laissai ma carte et rejoignis Béchard.

— Nous avons de la chance, lui dis-je, je crois que nous verrons Françoise tout-à-l’heure.

Mais il me jeta un coup d’œil douloureux, et il ne me répondit pas. Nous flânâmes un moment encore sur le cours ; trois filles d’usine, assises sur un banc, se moquèrent de nous ; des mouchoirs de couleur, serrés autour de la tête, protégeaient leurs cheveux. La plus belle, les genoux croisés, laissait voir qu’elle avait les jambes nues, des jambes rondes, musculeuses et brunes. Un certain air d’animalité heureuse, de joie de vivre puissante, animait ces jeunes femmes, et toutes celles que nous rencontrâmes ensuite en déambulant par les rues.

Nous nous réfugiâmes pour déjeuner dans une salle de restaurant, profonde et fraîche. La personne qui nous servit, haute et singulièrement fine, mais d’une pâleur étrange, avait l’air du moulage en cire d’une vierge siennoise. Et comme intrigué, je lui demandais son origine, elle me répondit en rougissant qu’elle était de partout.

Cependant, Lucien Béchard se montrait de plus en plus nerveux. Il repoussait les plats, buvait à peine, regardait l’horloge avec désespoir.

— Nous ne pouvons tout de même pas nous présenter chez Mme Agniel avant deux heures, lui dis-je.

Il consentit à partager avec moi un peu de café et de vieille eau-de-vie. Au moment de partir, il étendit sa main maigre sur mon bras.

— Pierre, me dit-il, j’ai presque envie de n’y plus aller !

Je haussai les épaules et il me suivit. Le cours Beaumond était plus solitaire encore et plus silencieux que le matin. Au pied d’un arbre, une vieille femme y moulait son café.

— Vous verrez qu’elle ne nous recevra pas, fit Béchard.

Mais la domestique nous avertit que Madame allait descendre, puis elle nous fit entrer dans un grand salon obscur. Au bout d’un moment, nous finîmes par distinguer des meubles recouverts de housses, une garniture de cheminée ridicule et des tableaux invraisemblables dans d’énormes cadres dorés.

Et soudain la porte s’ouvrit, et Françoise parut :

— Mes amis, dit-elle, tout simplement.

Elle nous tendait une main à chacun, et j’eus envie de pleurer en y posant mes lèvres.

— Vous, vous, répétait-elle. Que je suis heureuse de vous voir ! Lucien, vous m’avez donc pardonné ?

Nous ne savions que répondre à ce si simple accueil, nous étions, je pense, préparés aux colloques les plus pathétiques, mais pas à cette sincérité !

— On n’y voit pas beaucoup, fit-elle, en s’asseyant. Mais cela vaut mieux !

Je ne la distinguais pas très bien, mais elle me parut changée : j’eus l’impression d’une nymphe de marbre, soumise à l’incessante action de l’eau et qui en demeure comme voilée.

Et nous parlâmes du passé ; elle m’interrogea longuement sur l’oncle Valère et sur ses derniers jours. Elle n’avait appris sa mort que longtemps après, par un mot de Marie Jasmin-Brutelier.

— J’ai craint d’abord que ma disparition n’ait contribué à sa mort. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

Nous n’osâmes pas la détromper. Et tout à coup, Lucien éclata :

— Oh ! Françoise, Françoise, pourquoi m’avez-vous traité ainsi ?

Elle parut stupéfaite et hésita un moment.

— Hélas ! répondit-elle, enfin, j’ai peur de ne pas savoir m’expliquer… Si vous m’aviez vue dans ma famille, vous comprendriez mieux. Je suis une pauvre petite bourgeoise, au fond, vous savez. Quand j’ai rencontré l’oncle Valère, il m’a fait croire des choses trop belles sur mon caractère, il m’a expliqué que j’étais sa fille spirituelle, que je serais sa revanche sur la vie. Il me rendait pareille à lui, romanesque, exaltée, n’aimant que ce qui est poétique et sublime. Et quand j’étais avec lui, il me semblait qu’il avait raison et que je ne serais heureuse qu’à condition de lui ressembler. C’était cette Françoise-là que vous rencontriez, Lucien… Et puis, je le quittais, et je rentrais chez moi, dans cet intérieur morne, pratique, terre à terre, et alors il me fallait bien reconnaître que j’étais surtout une Chédigny. Je ne comprenais plus rien aux magnifiques illusions de l’oncle Valère, ces instants passés auprès de lui, auprès de vous, me semblaient un rêve, un rêve que j’aurais voulu faire durer, mais dont je savais bien qu’il s’évanouirait un jour…

Elle se tut quelques secondes puis continua :

— Il s’est évanoui ! Un jour, je me suis trouvée seule, sans espoir de m’évader, odieusement traitée par une famille impitoyable et n’ayant d’issue que dans un mariage moins pénible encore que la vie que je menais. Comment aurais-je lutté, Lucien, et avec quels éléments de succès ? Si vous aviez été en France, j’aurais pu m’échapper, vous rejoindre peut-être… Mais en Amérique du Sud ! Vous attendre ? Mais vous-même n’auriez plus su me découvrir, ni m’appeler ! Et puis, la petite Françoise était morte. Je savais que je vous aimais, que je vous aimerai toujours, mais avec la meilleure part de moi-même, et cette part-là n’avait plus le droit de vivre, elle est toujours quelque part, qui rêve, enfermée au cœur de ma conscience. C’est comme si une morte vous aimait… Moi, je suis Mme Victor Agniel, et l’autre, là-bas, tout au fond, n’a plus de nom : c’est un fantôme…

— Au moins, dis-je, ému, n’êtes-vous pas malheureuse ?

— Ni heureuse, ni malheureuse. J’ai une fille, j’ai un ménage à diriger, j’ai une maison à surveiller. Victor est gaspilleur et désordonné, il faut que je sois toujours présente pour avoir l’œil à tout.

— Lui, m’écriais-je, l’homme si raisonnable !

— Raisonnable ? fit-elle, en souriant. C’est un vrai enfant ! Il n’a que des projets absurdes et des inventions excentriques. Il faut sans cesse que je le ramène au bon sens. Non, je ne suis pas malheureuse, ajouta-t-elle, avec énergie. Victor est bon, avec ses airs suffisants et solennels, et je suis assez libre. Nous passons de longs mois à la campagne, — c’est par hasard que vous me trouvez ici en ce moment, — j’ai beaucoup de bêtes et je les aime. Je ne suis pas malheureuse, mais il y a l’autre, là-dedans, qui se plaint toujours, elle ne pense qu’au passé…

Il y eut un long silence.

— Voyez-vous, dit Françoise, il ne faut jamais prendre l’escalier d’or. Les grands poètes l’ont en eux-mêmes, dans leur propre pensée, mais le rêve des grands poètes, on ne le réalise pas dans ce monde, en tournant le dos au réel. Je crois que l’oncle Valère se trompait sur le sens de la poésie… Je vous demande pardon de vous dire ces choses, ajouta-t-elle, confuse. Vous les comprenez mieux que moi.

Et se tournant vers Lucien :

— Il faut vous marier, Lucien. Donnez-moi la joie d’être heureuse de votre bonheur !

— Oui, oui, répondit-il.

Mais je vis qu’il avait hâte de prendre congé de Françoise.

— Vous reviendrez, dit-elle. Victor sera content de vous voir ! Ce n’est pas un ogre, vous savez !

Nous lui promîmes de revenir et nous la quittâmes.

Au moment de franchir le seuil, je me retournai. Comme la naïade semblait usée derrière le voile d’eau, qui l’avait séparée de nous et qui l’en isolait encore !

Le battant de la porte se referma doucement.

Nous fîmes quelques pas en silence. Lucien marchait sans rien voir.

— Excusez-moi de vous laisser un moment, me dit-il soudain. J’ai besoin de me sentir seul. Voulez-vous que nous nous retrouvions au restaurant, ce soir, à sept heures ? Nous reprendrons le tramway ou le train, après le dîner.

Il s’en alla, au hasard, à travers les rues, et je le regardai longtemps qui s’avançait à grand pas, abandonné à sa tristesse, à ses chimères défuntes.

Et je m’en fus aussi, dans une direction différente, n’ayant guère d’autre but que lui et songeant à mon tour au passé. Un boulevard ombragé me jeta dans un chemin raboteux, montant, escarpé. Je le suivis, entre des maisons jaunes, pavoisées de linges pendus, et des murs décrépits. Puis, au-delà d’un jardin d’aloès et d’arbres de Judée, je vis s’ouvrir un gouffre d’azur, et quelques pas de plus me portèrent sur un vaste espace.

C’était une grande aire ensoleillée qui dominait la ville et ses alentours. Des brins de paille brillaient encore entre ses cailloux ronds. Deux chapelles de pénitents s’y succédaient, toutes deux ruineuses, aveuglantes de blancheur, portant avec orgueil des façades Louis XIV, dans une sorte de désert où retentissait une école de clairons. À l’un des bouts du vaste espace, montait le clocher pointu de l’église, dont la cloche pendait comme un gros liseron de bronze. Plus haut que l’esplanade même, le cimetière multipliait ses édifices et ses croix.

Une paix magnifique, un grand conseil d’acceptation et de sagesse, tombait de ce lieu éblouissant et poussiéreux, comme retiré en dehors du siècle, entre la Nature et la Mort. J’allai jusqu’à la pointe du promontoire.


Il s’en alla au hasard, et je le regardai longtemps abandonné à sa tristesse

Des deux côtés, des étages de terrasses montaient, avec un mouvement insensible, d’insaisissables ondulations de terrains, courant d’un élan unanime jusqu’au pied des hautes falaises, couleur de l’air, qui fermaient le pays. Des oliviers, des agglomérations d’arbres sombres, des saules à éclairs, des pyramides de cyprès se suivaient, se mêlaient, laissant, de-ci, de-là, transparaître une muraille pâle, une maison comme élimée par le temps, une usine écrasée de soleil. Tout cela allait, comme une seule masse, mourir au bas d’un contrefort de la colline, rond et puissant comme la tête de l’humérus, et au-dessus d’une ligne droite de roches, le sommet de Garlaban émergeait à la façon d’une large table.

En me retournant, je voyais, au premier plan, le vaisseau d’une des chapelles Louis XIV, au flanc de laquelle un clocher lézardé était accolé. Cette longue nef se continuait par un mur fait d’oranges et de roses sèches, semé de cailloux blancs, qui portait à son front des genêts desséchés et des pins bleuâtres et qui tombait à pic sur un gazon pelé et sur un jaillissement tout vibrant d’arbres jeunes.

Les moindres détails de ce paysage classique se gravaient dans mon esprit. Tout respirait ici l’amour de la terre, la fête silencieuse des saisons, les essences aromatiques, qui s’exhalent de l’âme sereine et purifiée, quand elle a accepté de faire corps avec le réel.

En me retournant, j’aperçus, s’enfonçant sous les voûtes à demi effritées des vieilles maisons, une rude pente de pierre, qui, par un autre détour, menait aussi à ce plateau spacieux. Cela me remit en mémoire l’étrange escalier de Valère Bouldouyr et les paroles de Françoise. Je levai de nouveau la tête vers Garlaban. Une buée bleuâtre flottait sur toute chose, voilant même le soleil brutal. Une poésie sacrée, un lyrisme religieux, montaient du sol brûlant et dur, tout tramé de morts et de racines. Les arbres fumaient dans l’or de l’après-midi. Les champs tranquilles se soulevaient avec béatitude, et l’on entendait, malgré les cigales, des bruits de scierie monter des paisibles vallons.

Je compris alors que l’on n’atteint pas la sagesse en gravissant un escalier d’or et que la vérité importe seule au monde.


Edmond JALOUX.