L’Escalier d’or/Chapitre XVIII


XVIII


Ici, il y a dans mes souvenirs un grand espace vide…

Trois jours après ma visite à Valère Bouldouyr, une dépêche m’appelait en province : mon frère, avoué à Nantes, venait d’être frappé d’une attaque, et ma belle-sœur m’appelait en toute hâte. Je partis sans revoir personne…

Je passai à Nantes trois mois, n’osant quitter un cher malade, chaque jour plus tendre, mais aussi plus exigeant, et sollicité par sa femme de ne pas le décevoir par un adieu prématuré. Mais je songeais à mes amis du Palais-Royal, je m’inquiétais d’eux et d’autant plus que mes lettres restaient sans réponse, et j’avais grand désir de rentrer.

Enfin, mon frère, sinon guéri, du moins hors de danger, je pus revenir à Paris. À peine arrivé, je cours rue des Bons-Enfants, je veux monter, la concierge m’appelle, tandis que je traverse la grande cour, et comme je me retourne, me reconnaît.

— Mais où allez-vous donc, monsieur ?

M. Bouldouyr n’est-il pas chez lui ?

M. Bouldouyr ? Comment ? Ne savez-vous donc pas ?… Nous l’avons enterré dans les premiers jours d’octobre.

En une seconde, je revis mon vieil ami, ses petits yeux vifs, son collier de barbe, sa lourde démarche, et ses fêtes modestes, et la douce Françoise au bras de Lucien Béchard ; j’eus l’impression d’un immense écroulement, et les larmes me vinrent aux yeux.

— Mort, Valère Bouldouyr ! Et de quoi donc ?

— On n’a jamais bien su. Au fond, monsieur, il est mort de tristesse. Depuis que sa nièce ne venait plus le voir, il ne vivait quasiment plus, le pauvre homme ! Parfois, il me disait : « M’ame Bonguieu, ça ne durera pas encore longtemps comme ça, j’ai trop de chagrin. À mon âge, on ne s’attache pas aux gens pour s’en détacher aussitôt après ! Ça va tourner mal ! » Il ne croyait pas si bien dire ! Il a pris un refroidissement et tout de suite, il a été perdu. On sentait qu’il n’avait plus de goût à vivre, il s’est laissé aller. Il est mort comme un poulet, voyez-vous, le temps de dire ouf, et c’était fini…

Avant de me retirer, je demandai à Mme Bonguieu ce qu’on avait fait de ses livres, de ses meubles.

— Comme il n’avait pas écrit de testament, son frère a hérité de tout. C’est un vilain homme, vous savez ! Il est venu avec une charrette, il a tout emporté, et on m’a dit qu’il avait tout vendu pour ne rien garder du défunt.

Ainsi il ne restait rien, rien, de cet homme obscur qui avait été mon ami et en qui, quelques années, le monde avait pris conscience de sa beauté quotidienne, presque invisible aux humains ! Il me faut ajouter ici qu’à mon chagrin se mêlait quelques regrets moins désintéressés. C’est un dur esclavage que d’être un collectionneur, un bibliophile ! Malgré moi, je songeais à ces beaux livres que j’avais vus là-haut, à ces premières éditions des compagnons d’armes de Bouldouyr, aujourd’hui si rares, aux précieux autographes de Mallarmé, à la gravure d’Odilon Redon. Tout cela aussi était perdu sans rémission !

Je me retirai, je regagnai mon appartement, je vins contempler les fenêtres closes de mon voisin. Le front contre la vitre, je pleurai à leur vue. L’injustice de cette vie et de cette mort me glaçait de colère et de tristesse. Pourquoi une telle férocité du Destin, pourquoi mon ami n’avait-il pu, du moins, conserver jusqu’au bout la seule consolation de sa malheureuse existence ?

L’automne dévastait notre jardin ; les charmilles essayaient de conserver quelques feuilles, qui s’agrippaient désespérément à elles, mais il suffisait d’un peu de vent, de moins encore, je pense, de l’ombre tourbillonnante d’une fumée, de la moiteur du brouillard, pour qu’elles se détachent tout à coup, renoncent à la lutte, se laissent tomber. Le grand bassin en était tout constellé, et le lierre, qui grimpe aux jambes de Victor Hugo, en retenait des grappes. Là-dessus traînait un ciel sans éclat, aveugle comme une vitre dépolie, et la nuit, les plaintes maussades du vent, soufflant et grommelant dans les cheminées, obsédaient mes oreilles.

— Qu’est devenu Pizzicato ? me demandais-je alors.

Et qu’était devenue Françoise ? Je ne pouvais m’en informer chez elle, mais il me restait l’appartement de Victor Agniel, rue de la Femme-Sans-Tête. On m’y apprit que M. Victor Agniel, après son mariage avec Mlle Chédigny, avait donné congé sans laisser d’adresse.

— Il n’a pas même voulu qu’on fasse suivre sa correspondance, ajouta la jeune fille lymphatique qui me communiqua ces renseignements. Personne ne sait ce qu’il est devenu !

Cette fois, c’était bien fini ! Il ne me restait aucun espoir de revoir la claire enfant aux yeux de naïade. Ces êtres charmants que j’avais approchés un moment, — juste celui de m’attacher à eux ! — avaient glissé de ma vie sans laisser de traces. Jamais une petite société ne s’était évaporée aussi vite, et déjà ce passé redevenait à mes yeux irréel et fantômatique.

Le soir, j’allais souvent à ma fenêtre et je regardais l’immeuble d’en face, muet maintenant, obscur. Savais-je quand j’étais l’hôte de Valère Bouldouyr que son amitié, que celle de Françoise m’apportaient un tel bonheur ? Hélas ! il en est toujours de même, nous ne regrettons nos biens véritables que lorsque nous les avons perdus, et à l’heure de leur possession, nous en convoitions d’autres d’un bien moindre prix !

Ces regrets et ces remords me troublaient dans mon sommeil. J’y revoyais mes chers disparus. Tantôt, Valère Bouldouyr m’apparaissait dans son gros paletot de bure marron, il tenait par la bride un Pégase tout blanc et me disait :

— Venez-vous avec moi, Salerne ? Je vais vous conduire à la vérité !

Mais je le perdais aussitôt après, au milieu d’une foule compacte. Une fois cependant, je réussis à le suivre.

Il allait comme le vent à travers une plaine ronde, aride et nue, où j’avais toutes les peines du monde à ne pas me laisser distancer. Des nuées basses, spongieuses, traînaient au ras du sol. À l’horizon, tout proche, de longues vagues boueuses arrivaient, avec un déferlement sinistre, sous un floconnement d’écume. Bientôt, nous aperçûmes dans la campagne une haute tour énorme, noire, carrée, au seuil de laquelle vacillait une sorte de portique égyptien de marbre blanc. Et soudain, j’eus un éblouissement, car je voyais se dérouler devant moi et s’élever vers la hauteur du monument les marches gigantesques d’un escalier d’or. Murailles, rampes, paliers, tout scintillait, tout était fait de ce fulgurant métal. Aveuglé par une telle splendeur, je n’osai avancer.

— Montez ! Montez ! cria Valère Bouldouyr.

Pégase, qu’il avait attaché à la porte, hennissait furieusement. Nous volions presque de marche en marche, éclairés par des statues d’or qui portaient des torches. Au sommet de l’escalier, Valère Bouldouyr me cria :

— Nous entrons chez le Roi du Monde !

Nous étions dans une immense salle, tendue de noir. Partout encore des statues et des torches fumeuses. Au milieu, sur un trône de pierreries, nous vîmes Florentin Muzat. Couronne en tête, tenant d’une main un globe terrestre, de l’autre, le glaive de justice, il portait un manteau d’hermine qui descendait jusqu’à ses pieds. Il nous reconnut et nous sourit gracieusement, puis il nous dit :

— Je règne sur l’humanité entière, mes bons amis. Vous voyez bien que je n’étais pas idiot ! Mais les hommes, est-ce vivant ? Est-ce mort ? Je voudrais bien connaître mes sujets.

Alors j’entendis des sanglots. Je m’aperçus que Françoise, agenouillée à ses pieds, versait d’abondantes larmes. Une blessure béante souillait son épaule nue, dont suintaient de larges gouttes de sang, qui tombaient, une à une, dans un plateau, jonché de fleurs…

Mon angoisse fut telle que je me réveillai, le cœur serré, tremblant encore.

Et ce fut ma dernière entrevue avec Valère Bouldouyr. À dater de ce cauchemar, Françoise et lui désertèrent même mes rêves. La porte de l’escalier d’or était close à jamais pour moi !