Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 256-265).
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JUILLET 1918


— Notre village est envahi par un cantonnement d’infanterie, 1.400 hommes pour 300 habitants, dans un hameau déjà plein de réfugiés. Un sous-officier veut prendre la salle à manger et la cuisine d’une femme seule. Elle gémit : « Où irai-je ? » Il lui répond : « On voit bien que vous n’avez pas souffert de la guerre. » Elle éclate en sanglots. Son mari, mobilisé comme sergent d’infanterie, a été tué en Artois. Elle reste avec deux petits enfants.

— Le 7. Des socialistes allemands refusent de voter le budget. On s’étend moins sur leurs déclarations que sur celles des pangermanistes ! Quiconque ne lit pas les journaux socialistes ignore totalement cette protestation. Comment la foule serait-elle impartiale ?

— On débaptise des voies de Paris pour les consacrer à George V, Victor-Emmanuel III, Albert Ier, Pierre Ier. Le Conseil municipal de Paris, réactionnaire, a exigé ces nominations en contre-poids de celle du président Wilson. Mais comme ces noms royaux reflètent bien la guerre des démocraties !

— La rage, le dégoût m’envahissent chaque fois que les communiqués britanniques, rapportant des raids d’aviation sur des villes, appellent cette affreuse besogne : « du bon travail ».

— Milieu alsacien. Tout le monde se félicite de la stabilisation de l’offensive allemande. « Il paraît qu’on en tue énormément. — Tant mieux. — On n’en tuera jamais assez — Les salauds, etc. » Rapprochement curieux, il y a là un des fils de la maison, qui arrive de Suisse. Blessé à la Marne, il a été prisonnier trois ans à Nuremberg. Et il reconnaît qu’il a été admirablement soigné par les Allemands.

— Le 16. En allant chez les Victor Margueritte, vers midi, nous voyons Joffre passer en auto. Il bâille formidablement, à engloutir son chauffeur.

— Le 18. Kuhlmann aurait dit récemment à un Scandinave : « Que l’Entente ait un petit succès ; cela matera les militaristes allemands ; je reviendrai au pouvoir, et ce sera la paix. »

— Le 18. On apprend le soir les contre-attaques de Château-Thierry à Soissons avec Mangin, et de Gouraud entre Reims et Argonne. Ce dernier aurait repris Prunay, aux environs de Reims, mais on le cache, par prudence. Le bruit court que Soissons est dépassé, d’un élan. L’allégresse est vive dans la foule et les États-Majors.

— Le 19. La C. G. T. a clos son Congrès. À une forte majorité, elle confirme sa décision de Clermont-Ferrand de l’an dernier. Elle proteste en termes violents contre le rapport Pérès, de l’affaire Malvy, qui traîne dans la boue les militants ouvriers.

— Cette affaire Malvy prend sa vraie signification. Des vieillards chauvins et ennemis de l’évolution socialiste — c’est tout un — font le procès de la politique qui se conciliait les militants au lieu de les arrêter. Le comique (il est partout !) c’est que ce rapport Pérès, à l’imitation du Clemenceau polémiste, injurie Merrheim. Or, Clemenceau, ministre, fit appel à Merrheim pour apaiser les grèves de mai.

— Je répète qu’on veut faire entrer des événements nouveaux — le choc des peuples en armes — dans des mots anciens, qui servaient à peindre la lutte de deux petites armées de métier. C’est vouloir faire tenir la planète dans un coquetier.

— L’insensibilité (qui fait dire : « C’est bon ! » après une journée de tuerie) ne vient-elle pas, elle aussi, de la notion surannée que nous gardons de la guerre ? De même qu’on parle de victoire, d’enveloppement, d’anéantissement, comme s’il s’agissait toujours d’une armée de 40.000 hommes, de même on reste aussi insensible au massacre que s’il s’agissait de mousquetaires, de lansquenets, qui ouvraient la tranchée au violon. C’étaient des soldats de métier. Ils avaient accepté cette besogne. On ne s’émouvait donc pas des pertes. Et on continue…

— On échafaudait devant moi, aujourd’hui, cette fable : « Le Kaiser fit dans la forêt de Pinon, fin mai, un discours qu’on nous cacha. Il craint pour sa dynastie. Il a peur des pangermanistes. Mais il veut la paix. Ludendorff est dans son jeu. L’attaque sur Reims est une invitation à attaquer nous-mêmes, « Attaquez-nous donc, tas de feignants », le coup de coude de la payse dans les côtes de son amoureux trop réservé. Les Allemands feindraient de résister, mais c’est pour nous laisser toutes les apparences de la victoire. En réalité, ils s’en vont. Et ce sera la paix.

— Le 20. Demartial a reçu la visite d’un Anglais qui lui a communiqué l’analyse des numéros du Manchester Guardian dont l’entrée en France avait été interdite et qui rapportaient l’affaire autrichienne. Le Gouvernement français aurait refusé les propositions de l’Autriche parce qu’elle offrait l’Alsace-Lorraine de 1871. Il voulait celle de 1814, la rive gauche du Rhin. Je n’y puis croire. Si on a écarté la paix pour suivre le vœu de quelques métallurgistes, ce geste seul a entraîné des millions de morts. Ce n’est pas possible. C’est à la suite de cette publication que Robert Dell, auteur de ces articles, fut expulsé de France.

— Le 20. Painlevé dépose au procès Malvy de la façon la plus chaleureuse. Il refait naturellement l’historique de l’offensive du 16 avril. C’est un sujet qui le hante.

— Le 21. La prise de Château-Thierry, 20.000 prisonniers, 400 canons, hyperexcitent l’opinion. La presse orthodoxe est déchaînée. « N’hésitons pas à jeter toutes nos réserves », crie l’un. Un autre veut la destruction des Hohenzollern. Beaucoup vont en Allemagne. « La joie fait peur », dit Hervé. Capus, attentif à la guerre sans fin, écrit que ce n’est pas le moment de la paix ! Ce n’est jamais le moment, ni quand on avance, ni quand on recule, ni quand on stoppe !

— Je lis à Victor Margueritte l’ordre du jour de Gouraud à ses troupes (du 7 juillet). « Chacun n’aura qu’une pensée : en tuer, en tuer beaucoup, jusqu’à ce qu’ils en aient assez. »

— Un munitionnaire qui fait des avions, des asphyxiants, des bateaux, et toutes fournitures de guerre, tient ce propos : si on lui donnait l’assurance qu’en vingt ans de guerre en écraserait ce nid de vipères, ces 30 millions de Prussiens qui ne vivent que de la guerre (sic), il signerait des deux mains. Que c’est beau, ce souci des générations futures !

— Il y a des critiques dramatiques qui se sont improvisés critiques militaires, d’autorité. Pourquoi pas, puisque cette guerre est nouvelle pour tout le monde ? Mais ils vous expliquent après coup les batailles avec tout l’arsenal des mots anciens, pilier, charnière, rabattement, enveloppement. Oh ! L’énorme bouffonnerie que ce serait, sans les deuils.

— Le 25. J’apprends la mort du général Bouttieaux, tué en auto, dans une collision avec un camion. Transporté à Meaux, il n’a pas repris connaissance. Il devait quitter le front le 18 octobre prochain, jour de ses 60 ans. On voulait le renvoyer à l’Intérieur dès mai. Lui, si discipliné, protesta, et eut gain de cause. J’ai souvent cité ses lettres. Elles peignent son esprit limpide. Malgré 40 ans de carrière, il avait su rester humain dans l’affreuse tuerie. Le cas est rare. Je perds un ami.

— Les titres des revues de Music-Hall s’inspirent des bombardements nocturnes : « C’est raid ! » ou : « C’est alerte ! »

— Le 26, matin, je prends un express au P.-L.-M. Dans le couloir du wagon, allégresse unanime à la lecture des journaux qui annoncent l’abandon par les Allemands de la rive sud de la Marne. Une phrase court, ardente : « Nous progressons partout. » Un lieutenant français montre à un Américain qu’il ne connaît pas, les titres flamboyants de son journal et lui dit : « C’est bon ! » Un monsieur dit à un capitaine : « Je vous dis qu’ils sont 800.000 dans la nasse. » Le capitaine observe timidement : « Vous êtes sûr ? » L’autre reprend : « 800.000, je vous dis. Pas un de moins. Et on les chopera tous. » Il s’écarte, et d’un doigt décisif, sur la carte du front que donne son journal, il trace la manœuvre : « Tenez. Comme ça, et comme ça. » Le capitaine est convaincu. Il dit : « Il est certain qu’ils prennent la purge. Ils doivent la trouver mauvaise. Mettez-vous à leur place… »

— On publie des communiqués allemands afin de montrer comme ils travestissent l’aveu de leur recul. « Nous avons traversé la rivière à l’insu de l’ennemi… Nous nous sommes repliés sur de meilleures position. » Phrases connues. Le fâcheux, c’est que la publication du communiqué ennemi fut interdite depuis quatre ans et qu’il a fallu cette circonstance exceptionnelle pour lever la consigne.

— Une jolie nouvelle à écrire. La rue, à Paris. Les jupes n’ont jamais été si courtes et si légères. Il faisait du vent. Les femmes n’avaient pas assez de leurs deux mains pour retenir de-ci de-là l’étoffe envolée. L’ami qui m’accompagnait était gai, parce qu’il avait reçu le matin de bonnes nouvelles de son fils, sous-lieutenant. Aussi contemplait-il avec complaisance une jeune femme qui, devant nous, n’était plus, jusqu’à la taille, que vêtue d’aquilon. On voit le conte, sur les papas qui ont un gosse aux armées et qui se permettent un regard aux jambes féminines, quand ils ont de bonnes nouvelles du front.

— Les casques inscrivent les races. L’Allemand tient de l’alambic. Le Français est religieux. L’Anglais est colonial. L’Américain complète une silhouette d’athlète antique.

— La femme d’un mobilisé est retenue à Lille, puis libérée. Elle vante l’attitude correcte des officiers allemands, devant son mari. Celui-ci la tue à coups de rasoir. Acquitté aux applaudissements du public.

— On me signale l’énorme afflux de blessés à Paris, surtout la nuit. Et les affreux ravages de la gangrène gazeuse.

— Le 28. Mon fils, qui était à la montagne de Reims, est envoyé le 18 juillet à Esnon près Laroche. Un de ses camarades nous dit l’incroyable misère du soldat, l’infâme nourriture, le riz, les haricots au lard rance. Quand arrive la viande, les cuisiniers prélèvent les meilleurs morceaux pour les officiers, puis pour les sous-officiers et enfin, pour ceux qui les payent. Les hommes ont le reste, le déchet. Comment réagir ? Une plainte régulière est mal vue. Molester les cuisiniers ? Ils sont couverts par leurs chefs. On me signale aussi un téléphoniste illettré. Il ne peut ni transmettre un message écrit, ni fixer un message verbal. Toute la vie militaire est là-dedans.

— Aux cinémas des boulevards, maintenant, on acclame follement Wilson. Toute la salle se lève quand, au son de l’hymne américain, on le représente prononçant ses récentes déclarations. Ah ! C’est qu’aujourd’hui, il a eu la victoire par les armes. Il a cessé de « poursuivre sa chimère », d’être « plus boche que les boches ».

— Le 28, Viviani, extrêmement éloquent, Briand, Ribot, ont couvert Malvy devant la Haute-Cour.

— Le 30. À propos des dépositions des trois présidents du Conseil, l’Œuvre imprime en manchette : « Malvy a abattu son jeu : brelan d’as. » Le Journal du Peuple ajoute : « L’adversaire n’a que deux valets. »

— Il y a 158 officiers au Cabinet du ministre de la Guerre, dont 61 au dépouillement du courrier. Le ministère emploie d’ailleurs 40.000 personnes (chiffre du personnel à transporter en cas d’évacuation). Récemment, un fonctionnaire a été pris en flagrant délit de détournement. Il avait touché 140.000 francs des tenanciers de maisons de tolérance pour qu’on leur donnât la firme officielle. Partout la guerre déchaîne la même avidité sans frein. Elle tue jusqu’aux consciences.

— Le 31. Vers 6 heures, nombreuses queues, surveillées par des sergents de ville devant les boulangeries de certains quartiers. D’autres ont fermé, ainsi que des boucheries. Le pain devient spécialement mauvais. Dans l’Yonne, c’est un mastic gluant, d’un gris sale. Beaucoup de paysans sont malades. Le ministre Boret, à qui on montre un échantillon de ce pain, en reste estomaqué.

— Le 31. Demartial me communique un résumé, par Alexandre, professeur à la Faculté de Grenoble, des quatre articles du Manchester Guardian (avril-mai 1918) qui exposaient l’affaire autrichienne. Voici les traits principaux de cet exposé :

« Nombre des membres de la Commission des Affaires Extérieures ne mettent pas en doute la sincérité de Charles Ier.

« Sixte de Bourbon demande à Poincaré, le 31 mars 1917, sa parole de ne montrer à personne la lettre impériale et de ne jamais révéler publiquement la tentative. Poincaré consent, mais ne peut accepter la lettre que s’il la montre à Ribot. Le prince accepte mais insiste sur l’importance du secret. Toute révélation exposerait la vie du jeune empereur.

« Poincaré a conduit personnellement les négociations. Il rédige un compte rendu de son entrevue avec Sixte de Bourbon (Dossier de la Commission des Affaires Extérieures) et il l’envoie à Ribot absent de Paris. Il y écrit : « le prince Sixte de Bourbon a été chargé de dire à l’Empereur que la question pour nous n’est pas de recouvrer l’Alsace-lorraine de 1871. Ce que la France réclame, c’est l’Alsace-Lorraine dans ses frontières de 1814 et de 1790, la vallée de la Sarre ; des restitutions, des réparations, des garanties sur la rive gauche du Rhin. » Ce sont les conditions inscrites au traité secret porté à Pétrograd par Doumergue en mars 1917.

« La lettre impériale n’a été connue d’aucun parlementaire, ni ministre, sauf Albert Thomas, à qui on révéla son existence à son retour de Russie en juin 1917.

« Plus tard, en 1918, Violette proteste que Ribot n’avait pas le droit de prendre l’engagement du silence, ni Poincaré de le réclamer.

« Le gouvernement belge ignore la lettre, Wilson aussi. Les deux gouvernements russes du prince Lvof et de Kerensky également.

« Le prince Sixte vit deux fois Lloyd George, qui reconnut l’importance des propositions et les accueillit avec faveur. Aussi, de Suisse, le prince Sixte peut-il écrire en termes optimistes à l’Empereur, malgré les divergences des gouvernements anglais et français. D’où la deuxième lettre de l’empereur. (Elle est au dossier des Affaires Extérieures. Clemenceau et la Commission en ont refusé la publication.) L’Empereur se félicite de l’accord de principe entre lui et les deux gouvernements. Il compte réussir à entraîner l’Allemagne à la paix si les conditions sont raisonnables — c’est-à-dire l’Alsace-Lorraine de 1871. Si l’Allemagne refuse, lui les acceptera et il sera suivi par la vallée du Danube. Il a le consentement bulgare. Il réitère sa demande de secret.

« Lloyd George insiste sur la portée de l’offre et le désir de ne pas laisser échapper l’occasion favorable. Il se heurte à l’opposition de M. Poincaré et il eut y entre eux un véritable conflit d’opinion.

« M. Poincaré fut hostile par raisons de principe. La guerre ne pouvait s’achever que par une complète victoire militaire des Alliés. La résolution de Lloyd George a été influencée, ébranlée par Poincaré et Ribot à Paris. Il le reconnaît.

« À Saint-Jean-de-Maurienne, Sonnino fut hostile à l’arrangement et, aidé par Ribot, l’emporta sur Lloyd George. On décida que les offres de l’Empereur ne fournissaient aucune base pour la paix.

« En mai 1917, Kerensky proposa à l’Entente de prendre l’initiative de la paix. Il ignorait la lettre impériale. Il y eut refus unanime des Alliés.

« En mai 17. Ribot promit les passeports pour Stockholm, puis les refusa devant l’opposition du Sénat, Clemenceau en tête. Lloyd George était favorable à cette conférence, à cause des lettres de l’Empereur. Elle eût joué un rôle décisif en révélant ces négociations, ignorées des socialistes de tous pays. »

— Sur les volets de fer des boutiques fermées — et il y en a environ une sur deux, en moyenne — des gamins ont écrit : « fermé pour cause de frousse », ou « fermé pour cause de Bertha ».