Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 266-272).


AOÛT 1918


— Les journaux marquent l’entrée dans la cinquième année de guerre. Tous prêchent la résignation, les sacrifices, dans un esprit et sur un ton religieux. Tous promettent la victoire sans, naturellement, la définir.

— La réoccupation des villages entre Marne et Aisne grise les cervelles. L’ancien ministre Puech écrit : « Maintenant, c’est la victoire, tout est changé, pas de paix de compromis, il faut l’écrasement. »

— Le 2. On dit que les deux groupes du Sénat pour ou contre Malvy s’équivalent à 10 voix.

— J’entends des constructeurs déclarer qu’ils établissent des moteurs de 800 chevaux pour les avions qui doivent aller sur Berlin.

— Anatole France m’écrivait il y a quelque temps : « Cette guerre m’inspire une indicible horreur. » Et plus récemment : « Les témoignages à la Haute-Cour des trois Présidents m’ont donné quelque joie au milieu de mes tristesses. Mais l’affaire Caillaux me pèse encore. Que d’efforts criminels pour le perdre ! J’en frémis. »

— Le 4. Les travaillistes américains sont reçus par le groupe parlementaire socialiste. Tous sont contre la reprise des rapports internationaux. Un de leurs journalistes dit : « Une courte lutte serait suivie d’une courte paix. » Courte lutte est délicieux. Ainsi, la cinquième année de guerre, le 3e million de morts, le 150e milliard, c’est une courte lutte !

La vérité, c’est que, pour ce journaliste, la guerre commence au moment où l’Amérique entre dans le sang.

— Le 6. Foch est nommé maréchal.

— Le 6. Malvy est condamné à cinq ans de bannissement. Il est reconnu innocent des accusations de trahison et complicité de trahison, pour l’examen desquelles la Chambre avait levé l’immunité parlementaire, mais le sénateur Flandin, ancien procureur, a suggéré l’accusation de forfaiture. La Cour s’est déclarée souveraine. La forfaiture l’a emporté par 96 voix contre 86. Il y a une stupeur parmi les républicains. La C. G. T. proteste. Mais la Chambre est en vacances jusqu’en septembre.

— Le 6. Lord Lansdowne dit, dans une nouvelle lettre : « Cette guerre a coûté trop de vies humaines. Ne pourrait-on pas traiter ? » Churchill, ministre anglais de l’Armement, répond : « Nous avons jeté dans la fournaise la fleur de l’humanité. Et ce serait pour traiter à l’amiable ? Non. » Sacrifier les générations actuelles aux générations futures, toujours ! Tant de formidable inconnu nous cache l’avenir ! Cela me paraît de plus en plus stupide et odieux.

— Le 6. Le super-canon. Beaucoup de points de chute vers Vanves. Près de 50 coups dans la journée.

— Le 7. Départ pour la Béchellerie, chez Anatole France. La veille on refusait de louer des places, car le super-canon a provoqué un nouveau flux de départs. Je voyage avec un officier aviateur. Il arrive de Champagne. Les Allemands, dit-il, ont strictement ordonné leur retraite, fixant la date et l’heure où chaque centre de résistance doit céder. Les troupes qui se heurtent à ces centres sont très éprouvées. Celles qui avancent dans les intervalles ne le sont pas. D’où les impressions opposées des lettres de combattants.

Anatole France m’attend à la gare. Il est atterré par la condamnation de Malvy, qu’apportent les journaux de Paris par mon train.

Nous parlons de son projet d’écrire une lettre ouverte à un personnage en place. Poincaré ? Il en fera moins de cas que de la lettre de Léon Daudet ! Wilson ? Il ne comprend pas le français. J’opine pour Bourgeois, l’homme de La Haye, de la Société des Nations, qui a pour France une admiration agenouillée.

Le 8, nous allons à Tours, où le fidèle Dubiau tient courageusement, contre ses concitoyens, le langage de la raison. Nous apprenons la nouvelle offensive franco-anglaise à l’est d’Amiens. Et on sent que les plus pacifistes, tout en songeant aux pertes, sont mordus par le démon de la guerre…

Le soir, de retour à la Béchellerie, France me dit, avec cette hésitation timide d’auteur débutant, si surprenante chez ce maître de la pensée, qu’il vient d’écrire une conversation sur Dieu. Ce sont des entretiens qu’il publierait après la guerre. Oh ! Elle n’est pas achevée, sans quoi, il me la lirait. Il y développe cette idée que si Dieu existait et qu’il eût permis cette boucherie, ce serait vraiment le plus abominable des êtres.

— Le 9. On annonce l’avance de 10 kilomètres du premier jour de l’offensive d’Amiens. Balfour a avoué dans un discours que l’Angleterre ne rendra pas les colonies allemandes à l’Allemagne actuelle, parce que les Allemands tyranniseraient les populations (!)… Et la guerre du Droit ? Et la formule « pas d’annexions ? »

— Et que de pertes, hélas ! dans ces contre-offensives. Oui, partout des pertes sans nom, partout des deuils, une frénésie, une recrudescence de sauvagerie, vraiment la guerre telle que l’ont voulue nos maîtres actuels.

— Dans les 500 millions d’humains en guerre, y en a-t-il un qui se soit sereinement demandé pourquoi le sentiment patriotique doit passer avant tous les sentiments, même le sentiment paternel ?

— Le 9. Six heures soir. Gare Saint-Lazare. Une énorme dame achète des magazines et dit à la vendeuse, en parlant du communiqué, d’un ton de fête, d’une voix fleurie : « Eh bien ! ce soir c’est splendide, c’est superbe ! » Toujours l’oubli total des morts que cela coûte. Et on s’émouvait, jadis, pour les 25 victimes d’un sous-marin coulé, pour un puisatier enseveli !

— Le 10. Dans mon train, quatre Américains et un officier français tout habillé de signes d’honneur. Les Américains l’interrogent sur ces emblèmes glorieux. Il explique les brisques de présence et les brisques de blessures, la différence avec les galons de grade, puis la croix de guerre, ses palmes, ses étoiles d’or, d’argent, de bronze, puis l’insigne de blessure, différent des brisques, la fourragère, qui peut être verte, panachée, rouge, simple, double et qui est une distinction collective. Cela nous mène de Paris à Montereau.

— Le 12. Départ de Malvy pour Saint-Sébastien. De rares journaux avancés dépeignent les compartiments pleins de fleurs, hommages de corporations ouvrières. Dans sa lettre à Deschanel, Malvy dit que les patrons se vengent sur lui d’avoir soutenu les demandes des grévistes au printemps 1917. Ces rancunes ont évidemment été servies par le chauvinisme de certains sénateurs, leur haine du socialisme, la dépendance où les tient Clemenceau.

— Le 13. Comment le public saurait-il la vérité ? Barrès écrit qu’il y a peu de pertes dans l’offensive du 8 août. Or, de toutes parts, en apprend des deuils nouveaux.

— Un chroniqueur de l’Information interdit aux Allemands de reparaître à Paris après la guerre. Pour cela il propose qu’on marque d’une plaque commémorative les maisons de Paris atteintes par des projectiles allemands. Il suffira de leur montrer ces plaques pour qu’ils s’enfuient. À la colonne suivante du journal, on lit : « Le raid sur Carlsruhe fut très efficace. » Et dans le texte : « Les aviateurs britanniques ont détruit une aile du palais de la grande-duchesse Sophie. Une bombe tombée près d’une fabrique a tué 11 personnes et en a blessé 26. » Puis à la page suivante : « Le raid sur Francfort a fait 12 morts et de nombreux blessés. » Alors, ils vont aussi mettre des plaques ?… Ô stupidité de la guerre et de ses fanatiques…

— Le retour à l’âge des cavernes. Dans chaque famille, même les plus unies, chaque membre a son pain, son sucre. On l’enfouit jalousement dans des cachettes. Cela rappelle les bêtes qui, lorsqu’elles ont attrapé un peu de pâture, vont vite la grignoter dans un coin, à l’écart.

— Le soir du 15, alerte de 10 heures 50 à minuit 36. Nous sortions de chez les Guillaumet et, avec d’autres convives, nous passons ces deux heures dans la station du métro Trocadéro. Des Américains dansent des « two-steps » avec des voyageuses, en s’accompagnent de chants ou de sifflets…

— On me dit qu’une des raisons de l’appel hâtif de la classe 20, malgré les apports américains inespérés, c’est le désir du G. Q. G. d’avoir de gros effectifs français, pour remporter des victoires françaises, ne pas passer au second rang militaire.

— Le 21. Les journaux publient, d’information officielle, des lettres prises sur des Allemands, où les habitants des villes du Rhin peignent leur terreur des bombardements par avions. Je m’étonne qu’on s’étende sur ces effets d’horreur, puisque nous prétendons faire une guerre chevaleresque qui épargne femmes, enfants, vieillards, et laisser à l’ennemi le monopole des atrocités. Mais on me répond qu’on entend donner ainsi satisfaction à l’opinion et lui montrer qu’on exerce des représailles.

— Depuis le 18, ce sont des avances de quelques kilomètres, de-ci, de-là, des sacrifices dont l’évocation serre le cœur, la guerre telle que la voulurent Clemenceau et les généraux de son choix. On annonce la reprise de Lassigny à la date du 22.

L’allégresse est unanime. Tout le monde est stratège. Au seuil de sa boutique, une bouchère, énorme, blonde et rose vif, se penche sur son journal et dit à son commis : « Mais alors, du moment que nous avons débordé Coucy-le-Château… »

— Il y a parenté entre les diverses formules des prolongeurs de la guerre. Poincaré veut « dicter la paix ». Les Américains veulent « gagner la guerre ». Renaudel prétend que la guerre ne peut s’achever que par une victoire, ne fût-elle pas uniquement militaire. Beaucoup veulent que « l’Allemagne cède ». Toutes ces formules exigent au fond une Allemagne qui se rende à merci, qui s’avoue vaincue, qui dise « faites de moi ce que vous voudrez », qui soit humiliée. Et penser que tous ces gens prétendent vouloir éviter « la guerre dans trois ans » ! Jamais la paix qu’ils souhaitent n’enfermerait plus âcre ferment de revanche.

— On continue de sentir chez nous une résistance à la création d’une Société des Nations. Rien ne peint mieux l’obscur désir de continuer la guerre, car la Société des Nations représente le meilleur moyen de hâter la fin.

— On a commandé aux enfants des écoles des affiches qui prêchent les restrictions. On en a mis partout. Dessins candides. Que c’est pénible, ces conseils des petits aux grands « Économisez ceci. Privez-vous de cela, etc. ».

— Le 30. Reprise de Noyon. Clemenceau va être bien content. Bapaume est également réoccupé. Depuis l’offensive du 18 juillet, j’ai appris quatre morts dans notre petit cercle. Jamais autant de deuils dans un temps si court. Il est certain que les sacrifices de ces opérations, menées selon le vœu de Poincaré, Clemenceau et leurs généraux, sont sans exemple depuis le début de la guerre. Mais je n’entends personne le remarquer. Et nul cri d’alarme, de pitié, de prudence, de patriotisme véritable.

— Le 30. La troupe au village. Tous ces malheureux enfants (classe 19) se plaignent de la nourriture. C’est la viande verte de pourriture et sanglante faute de cuisson. C’est la conserve de bœuf qui sent le minium parce que la couleur a pénétré dans les boîtes. Ce sont les lentilles pleines de cailloux. Ceux qui ont quelques sous vont acheter de la charcuterie. Souvent les soldats n’ont que 120 grammes de pain. Il y a des jours où le ravitaillement manque (à 100 kilomètres du front) Un jour, comme légumes, on distribua des citrons…

Les « feuillées » débordent. Dans ce village construit pour 300 habitants, 1.500 hommes défèquent à fleur de terre. Un paysan dit qu’il y a partout une odeur de « merde fanée ».