Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 157-169).


NOVEMBRE 1917


— Le 2. Les Allemands se replient d’un kilomètre en profondeur sur vingt de front, abandonnant le cours de l’Ailette. Une récente retraite italienne (on parle de 200.000 prisonniers et on ignore si les Italiens résisteront sur le Tagliamento) gêne l’explosion d’enthousiasme de la Presse.

— Le 3. Je visite avec Pasquet, secrétaire général des P. T. T., le Bureau Central Militaire, installé dans les combles de l’Hôtel des Postes, où un millier de femmes trient les quatre millions de lettres, qui partent chaque jour pour le front. En sortant, Pasquet m’apprend que Painlevé a chargé Foch d’enquêter sur les responsabilités de l’échec du 16 avril et des massacres consécutifs. Les généraux comme Mangin en sortent blancs comme neige et auréolés de gloire. La cause de cet échec et des massacres, conclut cette enquête, c’est l’ordre d’arrêter l’offensive, donné le 16 avril à midi.

— Le 4. Lloyd George et Painlevé filent en Italie. Vont-ils lui tenir la tête hors de l’eau ?

— Le 4. Il semble bien que l’Amérique, en juillet 1917, à Berne, ait offert à l’Allemagne la paix selon les intentions prêtées à Wilson. On prétend que les Allemands ont hésité une dizaine de jours. Mais ils voulaient que la question d’Alsace-Lorraine fût débattue autour de la table de la Conférence. La France exigea que le retour intégral figurât dans les conditions préalables de la paix. D’où la rupture.

— De la Russie : Kérensky aurait déclaré que la Russie s’en remettait aux Alliés du fardeau de la guerre ; elle avait aidé la France au début des hostilités ; son rôle était joué. L’Amérique dément ces propos. Mais on a cependant l’impression d’un armistice tacite entre Allemagne et Russie ; il ne serait caché à l’Entente que pour éviter sa colère. On en donne pour preuve l’arrêt de la marche allemande sur Pétrograd, la facilité avec laquelle les Allemands ont reporté leurs forces sur l’Italie, et, enfin, — témoignage d’un ingénieur arrivant de Russie — la mise en liberté de prisonniers austro-allemands, sous couleur d’impossibilité de les nourrir.

— Clemenceau, au front, récemment, s’écria en sautant allègrement un fossé : « C’est aujourd’hui mon anniversaire. Voilà 76 ans que je les emmerde ! »

Le même Clemenceau déclare dans ses articles que tout est pour le mieux dans le meilleur des États-Majors. Il écrivit longtemps le contraire. On lui prête l’intention de faire rentrer en grâce Nivelle et Mangin et de leur faire tenter de vastes offensives.

— Le 6. On parle d’un rapport d’Henry Bérenger, au nom du « Contrôle de la Sûreté Nationale ». Il semble que ce soit là une extension du rôle de la Commission de contrôle des étrangers. Ce rapport serait un véritable réquisitoire, posant 155 questions. demandant des poursuites contre divers grands parlementaires. Nous sommes en plein régime de suspects.

— Le 7. On distribue chaque jour aux Ministres une analyse de la Presse allemande. Elle y apparaît fort différente de ce qu’on pourrait imaginer d’après les classiques injures de nos journaux sur nos ennemis. Récemment, on y relevait de Barthou un portrait nerveux, mesuré, exact, n’oubliant rien — pas même l’accolade d’Anatole France.

— Ah ! L’impossible et bel article, sur le Crime académique, sur ce que le désir d’y entrer fait faire à un Bourgeois (Bourgeois disant à Anatole France qu’il se foutait de la Présidence de la République et qu’il n’ambitionnait que l’Académie, Bourgeois ébranlé par Poincaré qui lui promettait son influence à l’Académie au moment de la candidature de ces deux hommes à la Présidence). Et la perversion incurable des charmants talents de Donnay, Capus, Lavedan, et l’orientation à droite de tous les candidats de ma génération.

— Le 8. Déjeuner avec Anatole France, Palais d’Orsay.

La paix est facile quand elle n’est pas nécessaire et difficile quand elle s’impose, dit Anatole France.

Il y a, dans ses lettres, des phrases précieuses qui valent d’être montées en bijoux. En voici un fragment, daté de la Toussaint : « Je vous écris par un jour de fête et de pluie d’une tristesse infinie. Le facteur ne vient pas et j’en suis à l’occupation d’Udine. C’est une ville charmante où j’ai passé des heures tranquilles et délicieuses. J’ai écrit à Mme T… une lettre qui ne lui plaira guère. Je ne peux pas pourtant lui dire, comme le brave colonel Rousset, qu’il faut que les Austro-Allemands soient bien épuisés pour pousser une si furieuse offensive et que ce manque de modération est un grand signe de faiblesse… »

D’une lettre du 4 novembre. « Tours est heureuse… Elle donne des signes éclatants de joie et de prospérité. La Censure et les assignats sont deux bonnes choses. La crainte des Sénégalais en est une troisième. La guerre peut durer dix ans. Clemenceau peut venir.

« Au milieu, toutefois, des sujets de douleur ou d’inquiétude qui m’environnent, je n’oublie pas que Ribot est tombé et qu’une lueur d’espérance s’est allumée au moment de sa chute, »

— Le 8. On rend officielle l’arrivée au pouvoir des maximalistes russes, réclamant une paix « immédiate et juste ». Mais on ne dévoile pas encore une autre prétention du nouveau gouvernement, qui veut, pour tous les belligérants, un armistice de quinze jours. J’imagine qu’on va en rire ou se taire.

— Tristan me conte qu’avant l’entrée en guerre des États-Unis, il vit cette caricature pacifiste d’un journal américain. Schwab, le roi de l’acier, présentait des canons à Wilson : « Achetez-moi ces canons. — Mais je n’ai pas d’ennemis ! — Achetez toujours ces canons. Je vous procurerai ensuite des ennemis. »

— Au Lycée Louis-le-Grand, une Ligue distribue des tracts aux élèves avec prière de les répandre dans leur entourage. On y montre comme buts de guerre la rive gauche du Rhin, le démembrement de l’Allemagne, la Prusse réduite à ses bornes primitives, des indemnités.

— Leymarie est inculpé de complicité de commerce avec l’ennemi. Le président Monnier est frappé par la Cour de cassation de la plus haute peine, la déchéance. C’est toujours la guillotine sèche.

— Le 9. Nouveau déjeuner avec Anatole France. Barthou lui a récemment écrit qu’on a trouvé le secret des offensives sans perte d’hommes. Souvent revient sur les lèvres de France ce propos « qu’avec des assignats et des Sénégalais, on peut maintenir le moral ». Il dit aussi qu’on arrêta Turmel pour avoir vendu le Comité secret et qu’on s’aperçut ensuite qu’il n’avait vendu que des bœufs. Ce trait s’applique à nombre d’arrestations. On inculpe d’abord ; on justifie ensuite, sur de nouveaux chefs d’accusation.

— Tristan Bernard, par analogie avec le terme « Limogé », dit que Cadorna a été « Palermé ».

— C… trace le tableau de l’Internationale des hauts métallurgistes qui, pour accroître les armements, avant la guerre, jetaient l’alarme dans la presse stipendiée. C’est ainsi que Krupp arrosait le Figaro. Et si ces traits se dévoilent et s’affirment après la guerre, quelle affreuse nausée soulèvera ces peuples jetés au carnage avec de grands mots, pour de bas intérêts !

— Le 9. Rencontré chez Victor Margueritte un sculpteur qui fut sous-lieutenant mitrailleur. À l’entendre, le militarisme allemand voulut se justifier en déclenchant la guerre. Il m’avoue qu’il ne peut plus produire, que la vue de son atelier le surprend : « Quoi ? C’est moi qui ai fait tous ces bonshommes aux gestes convenus ? » Il rêve d’un art épuré. Enfin, il crie son amour de la paix, qu’il a surtout senti la nuit, dans les tranchées, sous les étoiles.

— Le 10. La retraite italienne, la victoire maximaliste, exaspèrent les sentiments des chauvins. Ils offrent le spectacle pathétique de leur crainte furieuse et de leur désespoir résolu. On se croirait en août 1914. Plus que jamais, ils veulent « aller jusqu’au bout ». Et jamais ils n’ont moins vu le bout. « Quoi ? dit un chauvin devant moi, tout galonné, le teint verdi d’angoisse, quoi ? Si nous signions la paix maintenant, l’Allemagne sortirait grandie de cette guerre. Il faut donc poursuivre, jusqu’à pouvoir lui imposer des conditions économiques draconiennes. » Et pendant le repas, ce chauvin, tout en mangeant des grives, brandit la torche funèbre de la guerre inextinguible.

— Anatole France dîna avec Barthou chez Lapérouse, le 9. Barthou parla peu des scandales. Il dit cependant qu’il avait rédigé le communiqué qui absolvait Malvy. Il reconnut que la situation était plus grave que jamais.

— Quand des délégués anglais visitèrent le front russe, depuis la Révolution, on leur demanda fréquemment : « Que ferez-vous des colonies allemandes ? » Ils répondirent d’abord qu’ils les garderaient. Puis, devant le fâcheux effet de cette déclaration, ils rectifièrent : ils les garderaient en gage, jusqu’au paiement des indemnités dues par l’Allemagne.

— Le 12. On publie la demande d’armistice des maximalistes, assaisonnée de commentaires injurieux et méprisants.

— Un curé du faubourg Saint-Germain dit la férocité des vieilles douairières de 80 à 90 ans qui, tout en fourgonnant leur feu, clament « qu’il faut en tuer, en tuer ». Celles qui ont perdu leur petit-fils exigent que celui de la voisine périsse aussi. Un déluge de méchanceté, de cruauté, qui n’a jamais été atteint, est déchaîné par la guerre.

— Le 12. Jean L… fait « popote » chez une institutrice près de Villers-Cotterets, qui est restée humaine comme auraient dû l’être toutes les femmes dans cette guerre. (Car, elles, on ne pouvait pas les accuser de lâcheté.) Elle a vu des rébellions de mai. La main étrangère n’y était pour rien. Simplement des gens à qui on promettait des permissions depuis onze mois et qu’on maintenait en ligne. Si loyaux, que certaines troupes mutinées prirent part à des assauts et contre-attaquèrent. Cette femme vit des soldats déculotter un commandant, le fouetter et le renvoyer. Un général passa sous les huées d’une double rangée de soldats.

— Le 13. Caillaux est toujours très attaqué. Les « Couloirs » de la Chambre se soucient plus de son arrestation possible que des événements italiens et russes. Il se défend dans la presse, répond à Clemenceau, Barrès, ses deux grands adversaires. Sa première lettre à Barrès, exposé complet de sa politique, est fort belle, bien qu’il y prenne vraiment trop de formes courtoises envers un si féroce et néfaste ennemi. Oublie-t-on que Barrès a demandé la vie même de Caillaux ? Et que si on eût écouté Barrès, la France seule aurait risqué la Revanche, avant 1914 ?

— Au café, j’entends derrière une cloison ces lourds lieux communs où l’on décide du sort des peuples : « Le Japon va leur tomber dessus. — Ça ne se passera pas comme ça. — La Russie se ressaisira. — Quand les Américains commencent une affaire. — Les Italiens, sur l’Adige… » Et là-dessus, la voix aigrelette de la petite fille de la maison, qui rédige ses devoirs et qui symbolise d’une phrase notre insondable et sereine ignorance : « Maman, Jérusalem, c’est en Italie ? »

— Le 14. Hier, gare du Nord, je demandai à louer une place. « Où allez-vous ? — À Dunkerque. » Cette ville est souvent bombardée par avion. Aussi l’employé de me répondre d’un ton détaché : « Oh ! Ce n’est pas la peine de louer. »

— Le 14. Le ministère Painleve est tombé le 13, à dix heures du soir. C’est le premier Cabinet mis en minorité depuis la guerre. Painlevé tombe victime de ses amitiés.

— Les enquêtes militaires sur les conversations « défaitistes » de Caillaux en Italie et sur le rôle de Malvy dans les mutineries du front concluent à l’inanité de ces deux accusations. Mais on tient cette impression secrète. Pour la seconde affaire, c’est bien la présence d’agents provocateurs qui a pu donner une apparence de vérité à cette calomnie.

— On a fait ce distique sur Briand :

Aristide s’est fait une virginité
Il revient de Stockholm sans y avoir été.

— On appelle Ribot : « Regrets éternels. » Anatole France l’appelait : « L’orgue de Barbarie. »

— C’était fatal, on accuse Merrheim d’avoir touché je ne sais quel chèque. La Sûreté générale elle-même a toujours proclamé son intégrité.

— Encore la mort de Mata-Hari. Elle demande sa plus belle robe décolletée, le corset sans lequel cette robe allait mal, ses bas violets, son joli chapeau. Et elle envoya de la main un dernier baiser à Clunet.

— Huit heures du soir. Un homme, pardessus, chapeau mou, m’accoste rue Saint-Lazare : « Voulez-vous faire une bonne affaire ? Je viens du front. Je vous vends une pierre, un brillant… » Est-ce une verroterie, un diamant pillé, ou volé sur un cadavre ? Je ne cherche pas et je cours encore. Mais quel symptôme de l’avidité de jouir, de cette fièvre d’argent, qui chaque jour gagne en étendue, en profondeur…

— Le 17. Le Cabinet Clemenceau est constitué. Il était appelé par les désirs de la bourgeoisie, de la réaction, la clientèle des cafés, en haine du socialisme, en espoir d’un chef, d’une poigne et d’un coup de balai. Et puis on avait fini par le rendre inévitable, comme la guerre, à force de le proclamer inévitable.

C’est égal, je voudrais voir la tête de Poincaré, au Conseil des Ministres, devant son ennemi d’hier Clemenceau et son compétiteur d’avant-hier, Pams.

— On avise récemment le personnel des Inventions que tel jour, entre 11 heures et 11 h. 7, on a téléphoné de ces bureaux au G. Q. G. pour demander si 30 régiments étaient bien envoyés en Italie. Réprimande. Moralité : les conversations sont officiellement écoutées.

— On déplace fréquemment les troupes du front par crainte de fraternisation avec l’ennemi. Quel jour jeté sur la guerre !

— Une dame, à qui l’on contait que jadis, Joffre avait été trouvé, dans la forêt de Fontainebleau, le front brisé, interrompit : « Déjà ? »

— Des lettres de soldats découragés par les scandales : « À quoi bon ces souffrances et ces risques, si nous sommes trahis ? » Voilà le plus clair effet de ces poursuites. Si elles se justifient — et je ne suis pas encore convaincu qu’un seul Français ait trahi, — il fallait les étouffer tant que durait la guerre.

— Le 18. On me signale la joyeuse prise de possession de l’hôtel du ministre de la Guerre, par Clemenceau et sa cour, sous l’œil des photographes, une gaîté de troupiers en pays conquis, parmi la fusillade inoffensive des objectifs et la mitrailleuse des films.

— Le 19. On arrête deux institutrices accusées de propagande pacifiste. Ce sont les premières militantes contre lesquelles on sévit. L’instruction durait depuis deux mois. L’arrestation, c’est le don de joyeux avènement à sa Majesté Clemenceau.

Comme son journal, L’Homme Enchaîné, a repris son titre primitif de L’Homme Libre, je dis à Marcelle Capy, qui envisage d’être inquiétée, que nous aurons bientôt « l’Homme Libre » et la « Femme Enchaînée ».

— En Angleterre, la campagne contre Caillaux est menée par lord Northcliffe. C’est l’antagonisme de l’homme de guerre et de l’homme de paix.

— On me dit les effets des gaz toxiques qui brûlent même à travers les vêtements, qui empoisonnent une fois sur deux les vivres apportés aux tranchées (et qu’on est alors obligé de jeter en route), ces gaz dont les atteintes ne pardonnent pas, même après de longues rémissions… Alors, on se rend compte, en écoutant, qu’on ignore la guerre et que le futur récit de ses horreurs devrait en rendre le retour impossible.

— Troisième emprunt, lancé cette fois par Klotz. Chaque établissement financier y va de son affiche. Un concours. On voit la paysanne qui tient le fusil du soldat-laboureur. Le soldat qui plante le drapeau de la liberté sur le globe. Une chaîne d’écussons aux armes des provinces. Une furieuse harka. La statue de la Liberté à demi submergée. Le bon tirailleur algérien qui engage sa smala à souscrire « pour hâter son retour et la victoire ». Enfin la mère qui étreint son enfant au berceau : « Souscrivez pour qu’il ne connaisse pas les horreurs de la guerre. » Ainsi cette gribouillade s’étale, illustrée, sur les murs. Mais, nom de Dieu ! il faudrait aussi représenter la mère dont le fils est soldat. Celle-là, on va lui tuer son enfant tout de suite.

— Clemenceau lut le 20 sa déclaration. Comme éloquence chauvine, Viviani faisait mieux. L’affreux, c’est cet idéal attardé qui nous perdra, c’est cette basse vue de vieillard, la foi unique dans les armes, ce but inconsistant « être vainqueur », le mépris des autres influences en jeu dans cette guerre nouvelle, le dédain de la Société des Nations, de l’espoir de la « dernière guerre », de tout ce qui pourrait soutenir la douloureuse résignation des masses. Seuls, les socialistes se cabrent. Le reste applaudit : « Enfin, on a un maître ! » Une révélation, en cours de la séance : le don oratoire d’un jeune député, Pierre Forgeot.

— La section photographique de l’armée prit des films des villages détruits qui furent réoccupés dans la Somme. Quand on déroula ces bandes, le préposé à la Censure fit supprimer les parties encore intactes de ces villages, ordonnant chaque fois « Raccord ! » c’est-à-dire suppression, afin de rejoindre les ruines aux ruines et de donner au public l’impression d’une dévastation continue.

Cette même Censure supprima des clichés qui représentaient des blessés légers français assistant des blessés allemands. Pas de rapprochement !

— Le 23. Le Kaiser aurait fait dire au Roi d’Espagne que les Parisiens aient à évacuer femmes et enfants, car un essaim d’avions « Gotha » va pulvériser la ville du 15 au 25 novembre.

— Le 23. Départ pour Armsbout-Capell, en Flandre, où mon fils est cantonné…

— Un député me disait que si on faisait des élections, elles enverraient à la Chambre 500 députés pacifistes. « Donc, lui dis-je, le Parlement actuel ne représente pas la Nation ? » Il en convint.

— Lorsqu’on proposa à Clemenceau divers personnages pour le Sous-Secrétariat du Ravitaillement, il les repoussa tous : « Il est trop bête. » Enfin, on lui nomme Vilgrain. Il s’éclaira : « Vilgrain… Grain. Ravitaillement. Parfait. » On appela Vilgrain par téléphone. Quand il entra, cinq minutes plus tard, Clemenceau lui dit : « Monsieur, vous êtes sous-secrétaire d’État. »

— Qui dénombrera les enrichis par la guerre, en dehors des fournisseurs avérés ? Innombrable légion des accapareurs, des intermédiaires, marchands en gros, demi-gros, traitants et sous-traitants ! Nul commerçant ne résiste à la tentation d’élever ses prix, bien au-dessus du taux de la vie. Effroyable horde, qui s’enrichit vraiment de la stupide catastrophe… Ils sont trop. Il serait plus simple de compter les exceptions, ceux dont les salaires ne montent guère, ceux dont les salaires ont fléchi : professions libérales, fonctionnaires mobilisés qui n’ont que leur solde, ou l’allocation pour leur famille. Voilà les seules victimes. Elles se taisent.

Information du 23. On y lit ce titre : « Ils bombardent Venise. » Et ce texte : « Aucun obus n’est tombé dans l’enceinte de la ville. » Voilà comme nous sommes dupés depuis quarante mois.

— Il y avait aux Affaires Étrangères un dossier Caillaux sur ses conversations en Italie. C’est sur l’insistance de Clemenceau, alors polémiste, que ce dossier fut versé au capitaine Bouchardon. Celui-ci le rendit en disant qu’il n’y avait rien. Il est vrai qu’on dira : « Il n’y a rien intéressant l’affaire Bolo. »

— Le 26. Les maximalistes russes publient les traités secrets de l’Entente. L’intention annexionniste y éclate. On y retrouve les tractations Poincaré apportées par Doumergue au tsar. L’Italie agrandit ses colonies, l’Angleterre et la France prennent les colonies allemandes, etc.

— Augagneur, rencontré chez Accambray, raconte son entrevue avec le roi des Belges. Il venait l’adjurer, avant la bataille de l’Yser, au nom du Gouvernement, de tenir deux jours en attendant les renforts français. À l’État-Major belge, il croise un grand diable d’officier, lui dit qu’il veut parler au roi : « C’est moi », dit le grand diable. Ce roi lui a fait l’effet d’un brave homme, bien qu’on cherche vainement son regard derrière son lorgnon.

Augagneur me reconduit. Je le félicite de son discours de juin dernier, au Comité secret, le premier discours pacifiste applaudi. Il rectifie. Non. Pas un discours pacifiste, mais le premier discours sur la guerre raisonnée, où l’on réglerait les buts sur les disponibilités. Discours, en effet, applaudi unanimement. Mais au moment du vote, nul ne le suivit, selon un phénomène habituel à cette Chambre.

— Le 28. Après une nouvelle intervention frénétique de Malvy, la Chambre le renvoie devant la Haute-Cour, selon ses vœux. Clemenceau n’intervint pas, malgré l’insistance de Renaudel. Barrès renouvela ses attaques contre Malvy, s’efforçant de déplacer l’accusation, mêlant le roman chez la portière à la perfidie.

— Le 28. Les maximalistes entrent en pourparlers avec les Allemands. Les journaux les couvrent d’injures. Une faible minorité tend à comprendre la Russie et à n’en pas désespérer.

— Le 29. Ouverture de la Conférence interalliée. Quelques badauds devant les Affaires Étrangères. La plus notable répercussion de cette conférence, c’est la lettre de Lord Lansdowne, ancien ministre anglais des Affaires Étrangères, qui propose de montrer à l’Allemagne qu’on n’en veut pas à son existence politique et économique, qu’il s’agit simplement d’établir le Droit. Ce langage provoque en Angleterre la fureur de la presse orthodoxe. J’estime l’événement d’importance.