Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 145-156).


OCTOBRE 1917


— Le 2. Dîner avec Caillaux, Laval, Victor Margueritte, Ernest-Charles. Sur les arrestations, Laval dit qu’elles ne sont pas l’exécution d’un plan, qu’elles ne répondent pas à une idée directrice : ni celle d’atteindre le pacifisme, ni celle de faire diversion aux événements de guerre. Il n’y faut voir qu’un enchaînement, un entraînement, sous la terreur constante de la réaction, qui poursuit la destruction du régime.

Poincaré est jugé sévèrement. Quelqu’un fait remarquer avec quelle habileté de vieux procédurier il manœuvre. Tous les hommes qui faisaient partie de son ministère « national » (1912-1913) ne sont-ils pas rappelés dans le Cabinet actuel ? Jamais Poincaré n’eut autant le pouvoir en mains. On rappelle qu’il adjura Painlevé d’accepter la présidence du Conseil, sans quoi il était obligé d’appeler Clemenceau.

Laval est d’avis qu’on pourrait encore opérer un « redressement » du Parlement en sacrifiant les députés d’affaires. Il y en a qui sont gênants. Paul Bonzon, l’avocat de Turmel et Bolo, menace d’en nommer quatorze. En d’autres instants, le même Laval désespère de la Chambre. « Il n’y a pas d’hommes ! »

On prévoit la chute du Ministère, soit sur le vote des crédits relatifs aux Ministres d’État et Sous-Secrétaires d’État, soit sur le document de Salonique saisi chez Almereyda.

Puis on joue aux prévisions ministérielles. On suppose successivement un Cabinet Barthou-Clemenceau, puis Albert Thomas, puis Viviani-Briand, ou encore Pams. Je demande si l’un de ces ministères aurait à signer la paix. Aucun, me répond-on. Cependant, quelqu’un dit que le nom de Pams signifierait la paix pour l’opinion.

Caillaux se retire de bonne heure. Après son départ, on admire sa crânerie, car il se sait visé derrière Bolo.

Laval conte la lecture, au Comité secret du 2 juin, de la lettre qui lui signalait les premières rébellions. Il dit son émotion, son angoisse. Les soldats se proposaient de marcher sur la Chambre, non par haine, mais pour parler aux représentants du peuple.

On s’insurge aussi contre la prédominance du pouvoir militaire. Foch et Pétain, d’éducation purement réactionnaire, mènent la France. Les députés chargés du contrôle sont écartés de la zone des opérations par les instructions du « Général en chef et du Président de la République ». Painlevé, pour s’excuser devant la Commission de l’Armée, raconte que lui-même, Ministre de la Guerre, fut écarté de cette zone par un ordre du major-général. On prétexta tardivement un malentendu.

J’expose cette vue, que, dorénavant, chez chaque belligérant, l’antagonisme s’établit entre le socialisme qui tend à abréger la guerre et le capitalisme. qui tend à la prolonger. On me donne tort. Non ce ne sera pas le socialisme qui fera la paix.

De la guerre en elle-même, il fut peu question. La politique intéressait surtout.

— Viviani raconte que Poincaré lui a offert une mission en Argentine, puis l’Académie. Il aurait décliné les deux offres.

— Le 4. Séance pénible à la Chambre. À la demande de Malvy et de l’assemblée, Painlevé lit une lettre de Léon Daudet à Poincaré, où Daudet accuse Malvy d’avoir trahi, en avertissant les Allemands de l’attaque du 16 avril et en fomentant les rébellions de mai. Malvy, entre deux syncopes, s’indigne et se défend. Painlevé hésite, demande 48 heures pour agir. Il récolte 350 voix contre 200 abstentions.

— Un général d’armée, voyant revenir 40 chasseurs à pied, seuls survivants d’une compagnie, leur dit : « Ah ! Voilà les 40 lâches qui ne se sont pas fait tuer. »

— Le 6. Nous voyageons avec quatre soldats automobilistes. L’un d’eux fait lire à ses camarades un tract, « Le génie malfaisant », extrait du discours de Jobert contre Poincaré.

— Bolo entendait, paraît-il, subventionner des journaux pacifistes d’une part, et de l’autre le Journal, qui demandait « des canons, des munitions », le Rappel, moniteur de « La Rive gauche du Rhin ». On lie les deux manœuvres. En appelant la paix, il déprimait le moral français. En exaltant les ambitions françaises, il renforçait le moral allemand. En fait, beaucoup pensent que les Allemands entendaient mettre la main sur des journaux pour s’y réserver la publicité et une campagne économique favorable après la guerre. Et Bolo ne serait qu’un vulgaire aventurier, qui reçut nombre de millions, en distribua quelques-uns, et garda le reste.

— D’après Humbert, toute l’affaire des scandales est montée pour atteindre Caillaux et lui (Poincaré nourrit de vieilles rancunes contre Humbert. Se rappeler la lettre d’Humbert à Poincaré à propos de la décoration de Verdun).

— Le 9. Mon fils m’écrit du front que ses camarades — tout en accusant les journaux de n’être que mensonges et de leur « bourrer le crâne » — avalent tout rond l’accusation contre Malvy. Hélas ! La trahison, en France et en guerre, est toujours accueillie goulûment. Elle calme les blessures de l’orgueil chauvin : « Ce n’est pas étonnant qu’on ait échoué le 16 avril. Malvy avait prévenu les Allemands ! » Comme c’est simple… Et les chefs militaires eux-mêmes ne doivent pas être fâchés de voir l’atroce fable trouver crédit.

— À la Sûreté générale on dit bien que des agents fomentaient des rébellions et que, interpellés par des officiers, ils montraient leur carte. Agents provocateurs, évidemment, qui cherchaient à connaître les vrais révoltés.

— Voici des fragments d’une lettre d’Anatole France où il répond à mes remerciements de notre séjour à la Béchellerie.

« La lettre de Léon Daudet a réveillé les républicains de la Chambre. De l’avis de tous, notre ami a été faible et, si les jours de son ministère étaient comptés avant cette grave séance, le nombre en a encore diminué. Aux successeurs que vous m’énumérez, j’ajouterai un ministère Briand-Caillaux. Je vous le signale uniquement parce qu’il est annoncé par l’âme damnée de Briand et que cela seul est matière à réflexion.

« On me dit que le Pacha avait des amis jusque dans ces Champs où les Anciens mettaient le séjour des ombres heureuses et qu’une parole de ce pacha peut ébranler le plus haut des fauteuils.

« Mais ne pensons qu’à la guerre. On veut trop prouver. Un Tourangeau, pour me démontrer que les Américains vont se battre furieusement, me contait hier que quelques-uns d’entre eux établissent en France une grande fabrique de jambes articulées. »

— Le 13. Chez Gheusi. C’est le 13 qu’on a fusillé la belle Mata-Hari. Le général Vidalon, qui vient voir Gheusi à l’entr’acte, annonce la nouvelle. L’Allemagne offrit, pour sauver la vie de cette femme, la libération de 10 ou 20 officiers français prisonniers. Son avocat, un vieillard, Clunet, touché par sa beauté, plaide sa cause pathétiquement, invoque la mémoire de son propre fils, mort de la guerre. Des fonctionnaires, qui auraient été ses amants, auraient aussi sollicité en sa faveur. Quelqu’un dit qu’un général commandant de corps d’armée lui aurait donné la syphilis, il y a sept mois, au Grand Hôtel, et qu’on l’aurait soignée d’accidents graves, ce qui aurait retardé son exécution !

Je me renseigne : l’est bien à Poincaré qu’aboutissaient toutes les suppliques. C’est lui qui décidait en dernier appel. La commission des Grâces n’est qu’un organe d’enregistrement et d’information.

— Séance du 12 à la Chambre. Leygues interpelle sur les affaires extérieures. On remarque surtout la rentrée de Briand. Dans son discours il proclame « que nous avons la victoire ». Cela me frappe.

— Le 15. De trois côtés m’arrive le même récit, sous des aspects différents. Après la séance du 12, dans les couloirs de la Chambre. Briand lit, devant 60 ou 80 députés, des déclarations dans ce sens : Ribot, dans son discours, avait fait allusion à des manœuvres, au piège grossier que nous tendait l’Allemagne en nous promettant l’Alsace-Lorraine. Or, ces offres, dit Briand, étaient sérieuses. C’était lui-même qui les avait accueillies. Le Kaiser voulait la paix. Il avait peur de la Révolution, peur d’une paix lointaine, qui pouvait être plus sévère. Il était prêt à évacuer les pays envahis, à discuter de l’Alsace-Lorraine, à donner un semblant de réparation. Que penser de Ribot qui avait fait fi de ces propositions ? Car Briand eût été, avec son assentiment, en pays neutre et cet assentiment lui avait été refusé. Et il lut la lettre du 20 septembre 1917, où il mettait Ribot au courant des faits. Mais Ribot avait présenté si maladroitement ces offres aux Alliés qu’elles avaient été repoussées.

Le 16. Le député anglais L… dit que les journaux anglais mentent comme les autres, que les raids d’avions sur Londres sont dix fois plus meurtriers qu’on ne l’imprime.

— On parle d’un nouveau recul stratégique des Allemands : « Pourvu qu’on ne les poursuive pas ! s’écrie Tristan Bernard. Nous les empêcherions de s’en aller. »

— Je cherchais à faire comprendre à Tristan, au téléphone, le nom de Franklin-Bouillon, sans le prononcer. (Cette guerre, dit Tristan, a développé en nous le goût de la métaphore.) Je lui parle d’un nom en deux mots. Le premier, c’est le nom de la rue où habite Clemenceau. Tristan l’ignore. Le second désigne le potage le plus répandu. À quoi Tristan : « Petite-marmite ? »

— La Chambre a discuté l’affaire Ribot-Briand en Comité secret. Briand aurait reçu de M. de Lancken, envoyé par M. de Brocqueville, communication des buts de guerre allemands : évacuation immédiate des territoires envahis, intangibilitè de la Rive gauche du Rhin, discussion ouverte sur l’Alsace-Lorraine, liberté économique absolue. Les signatures du Kaiser et d’Hindenbourg étaient promises au bas de ces offres. Briand s’en ouvrit à Painlevé, qui le renvoya à Ribot. Briand s’offrit à donner suite en personne à ces propositions. Ribot consulta les Alliés, de telle manière que ces ouvertures furent repoussées et tout mandat refusé à Briand. Ce dernier déclara qu’il avait voulu taire cette histoire. Mais Ribot avait fait allusion dans son discours du 12 à une « offre louche », et Clemenceau avait dénoncé dans son journal « une paix ignominieuse ». C’est pourquoi Briand a rompu le silence.

On veut voir là uniquement la rivalité de deux politiciens. À mon sens, il se dégage ceci : Ayant cru la paix possible, Briand devient l’homme de la paix future. Fait important, à cause du prestige de Briand par le monde.

— Que doivent penser les « chasseurs » de restaurants, tout chamarrés de fourragères et de croix de guerre, quand ils ouvrent les portières à ces formidables appétits qui se ruent vers les goinfreries ?

— La résignation au quatrième hiver est encore plus docile qu’au troisième. La vie à Paris est plus ardente que jamais. Tout regorge. Tout s’enlève, tout s’arrache, malgré la hausse folle. Le profiteur est légion. Le type est nouveau. Beaucoup de ces enrichis ont été séduits par la facilité de gagner, de dépenser, de jouir. Ils n’y ont pas apporté cette discrétion, cette décence, cette prudence, ni même cette générosité, qui devraient être la rançon de la fortune.

— Nous sommes en période révolutionnaire. La seule différence avec 1793, c’est qu’on ne tue pas encore. Mais on tue moralement. La lettre contre Malvy, c’est la guillotine sèche. On dit : il a touché. Le coupon remplace le couperet.

— On différa, paraît-il, l’exécution de Mata-Hari, afin de lui tirer des révélations sur l’affaire Bolo. Elle parla. Sans doute espérait-elle… On l’exécuta.

— Le 20. Encore une chaude séance de la Chambre, le 19, où Painlevé s’expliqua sur l’affaire Malvy. Il fit un discours honnête, travaillé, bon comme du pain du temps de paix. Cependant, son sort vacillait. Mais un incident se produit — que les journaux ne relèvent pas — pendant la discussion des ordres du jour et qui décide du vote. Le député Labroue demande à Painlevé s’il est vrai que le colonel Helbronner, secrétaire du Comité de guerre, est fils d’Allemands. Mouvement indigné de Painlevé : frère tué à l’ennemi, parents alsaciens-lorrains, assez de boue, etc. Cinq lignes à l’Officiel. Mais c’en fut assez pour changer la couleur des bulletins. Il est vrai qu’on dressait aussi, en épouvantail, le spectre du remplaçant possible : Clemenceau.

— Au restaurant, un convive poivre, citronne, gobe des Marennes et, entre deux dégustations, déclare à ses compagnons : « Ah ! C’est les Russes, qui ne vont pas. » Cela finit par sembler tout naturel. Mais, à la réflexion, c’est effroyable, ces gens qui nagent dans le bien-être, dans la sécurité, et qui, tout en gobant des huîtres, se plaignent sévèrement que les Russes ne se fassent pas tuer !

— Le 21. À minuit, Tristan m’apprend l’équipée des zeppelins qui, dérivés d’Angleterre, sont obligés d’atterrir ou sont abattus en France. On leur prête des buts mystérieux, l’attaque du Creusot, de Lyon, bien qu’ils n’eussent plus d’explosifs à bord. Tristan sourit des paisibles habitants de Sisteron, de leur angoisse, à l’idée que l’équipage d’un zeppelin s’est enfui dans les environs, qu’il y a des Allemands en liberté dans la région.

— Vainement on souffle à Ribot qu’il devrait bien s’en aller, que sa politique déplaît aux socialistes, que l’incident Briand l’a atteint… Il répond que, sur cette affaire, au dernier Comité secret, il eut une majorité plus forte que celle de Painlevé sur l’affaire Malvy.

— Le 21. Le ministère a démissionné. Poincaré refuse d’abord cette démission, puis charge Painlevé de le reconstituer. Cette nouvelle glissade — car il n’y a pas chute — est due à l’hostilité des socialistes contre Ribot. Ils lui tiennent rigueur de ne pas répudier franchement les annexions, d’avoir refusé Stockholm. Il a fallu une démission en bloc pour arracher Ribot à son portefeuille. Mais que fera Painlevé ? Il est trop scrupuleux pour être autoritaire. Il donne trop de poignées de main pour avoir de la poigne.

— Dans Les Hommes du Jour, hebdomadaire d’avant-garde, le dessinateur Gassier a créé une série fort plaisante où il met à la charge d’une tribu sauvage, les Empapahoutas, tous nos tragiques ridicules. Aussi la Censure les tolère-t-elle le plus souvent. Voici un exemple de ces caricatures : deux notables Empapahoutas, nus, noirs, chapeau haut de forme, se montrent du doigt un vieillard qui fume la pipe, assis sur un roc : « Li c’est un type dangéieux, li c’est un pacifisse ».

— Painlevé a reconstitué son ministère. Barthou remplace Ribot.

L’Information publie un article de tête en faveur de la Victoire Économique, avec documents à l’appui de cette thèse féconde. Mais cela laisse indifférent. Il faut à l’opinion du canon, du drapeau, du sang.

— Dans les rues, les gens font des projets. Ils disent souvent : « Après la guerre, moi je… » du même ton que « après l’ondée ». Ils classent cette catastrophe humaine parmi les catastrophes naturelles. Ils ne soupçonnent pas qu’ils pourraient l’arrêter, qu’elle vit de leur consentement.

— Le 25. Arrestation de Lenoir et Desouches, accusés d’avoir voulu acheter le Journal pour l’Allemagne. Desouches, ancien avoué, était fort répandu dans la bourgeoisie parisienne, et je vois de ses relations s’attendrir et s’indigner. Il semble que ce soit sur la dénonciation d’un ancien chauffeur que ces arrestations furent décidées. Les maîtresses sont mises en cause. Que de drames intimes…

— On dit aussi qu’on va arrêter Charles Humbert. Mais il faudrait lever son immunité parlementaire. D’ailleurs, il se défend, menace Le Matin, les confrères, les Ministres, dans ses conversations.

— Le 26. Début de Barthou à la Chambre, le 25. Augagneur, Jobert, ont vainement essayé d’arracher à Painlevé le secret de la substitution de Barthou à Ribot. Le duel fut entre A. Thomas, champion du droit strict, et Barthou, partisan subtil de la politique des « possibilités », d’une paix élastique s’adaptant à la grandeur de la victoire. J’écris à mon fils : « Moralité : c’est Briand qui tirera les marrons… et les soldats du feu. »

Cependant la lecture de l’Officiel montre tous les partis d’accord pour exiger « la victoire par les armes », et le retour pur et simple à la France des trois départements alsaciens-lorrains. Au centre, à droite, tout cela est ponctué de furieuses exclamations : « La parole est au canon !… Rien qu’au canon… Le canon ! »

Un député m’explique qu’un parlement et un gouvernement ne peuvent pas tenir un autre langage. Ils ne peuvent pas dévoiler leurs prétentions minima. Mais ce bluff mutuel coûte 1500 jeunes existences françaises par jour.

— Un ami me reproche au téléphone d’être dans l’absolu, de vouloir la paix immédiate — immédiate après quarante mois ! — de ne point me rendre compte qu’il faut au moins cinq mois pour y préparer l’opinion. Réponse : les grandes masses pensent comme moi, car leur lassitude est générale. Mais, me réplique-t-on, il ne s’agit pas des masses, mais des 200.000 personnes qui les mènent. Charmant.

— Au début de la guerre, Charles Humbert conclut un marché de couvertures utilitaires en Amérique. Aussi dit-on qu’il s’occupait de couvertures de troupes au lieu d’être dans les troupes de couverture.

— Bruit d’une nouvelle rectification du front allemand, abandonnant soit Laon, soit Saint-Quentin. On entendrait des explosions significatives, correspondant à des destructions d’ouvrages.

— Voici, d’après ses amis Gauthier et Tissier, le récit de la tentative de Briand en faveur de la paix, tentative que je continue de juger capitale.

C’est dans un salon — celui de Mme Greffulhe ? — que Briand fut d’abord pressenti par Mme de Mérode, fort grande dame belge, que les Allemands avaient consenti à laisser passer en France à la condition qu’elle se chargeât d’offres à Briand. Elle lui représenta que, par sa situation actuelle et passée, il était le seul qui pût faire la paix. Elle lui en énuméra les articles. On les a vus plus haut. Puis un industriel belge, M. Coppée, relaxé dans les mêmes conditions, renouvela la tentative. Cette fois, Briand se renseigna sur l’émissaire près du roi des Belges et de M. de Brocqueville. La réponse fut très favorable. Briand commençait d’être troublé. Peu après, M. de Lancken, délégué par M. de Brocqueville, se substituait à ces émissaires d’avant-garde. Briand correspondait avec Lausanne. Les Affaires Étrangères surprirent le chiffre et suivirent l’affaire avec curiosité. Les offres se précisèrent. On assurait Briand que, si l’interlocuteur désigné ne lui suffisait pas, on lui enverrait à Lausanne Michaelis, ou Bethmann-Hollweg, ou de Bülow, ou un personnage plus haut placé. Il s’agissait d’Henri de Prusse. Briand posa ses conditions, stipula qu’il ne s’agissait pas d’une paix séparée, que le pacte de Londres serait respecté. On lui répondit affirmativement, en demandant toutefois de traiter de gré à gré avec les Russes. Ainsi prémuni, Briand vit Painlevé qui s’affola et le renvoya à Ribot. Ce dernier engagea Briand à rédiger une note anonyme. Méfiance de Briand qui écrivit une lettre — qui sera peut-être historique et qu’on dit fort belle — où, après des considérations générales, il exposait à Ribot l’affaire et la suite qu’il y voulait donner.

Mais Ribot, convaincu qu’on jouait Briand, et peut-être aussi partisan d’une longue guerre — le sang est le lait des vieillards — commit une sorte de faux. Il communiqua aux Alliés un résumé où il oubliait de nommer Briand et de spécifier que le pacte de Londres serait respecté. Les Alliés repoussèrent du pied ce vague chiffon. Trois jours après, de dépit, Von Kuhlmann déclarait que jamais l’Allemagne ne rendrait l’Alsace-Lorraine.

Le Parlement, décidément aveuli, ne s’est guère indigné du rôle de Ribot. Il s’est contenté de le glisser dehors.

— Il y a maintenant la fourragère rouge, couleur Légion d’Honneur. Quelle joie pour les passementiers, cette floraison diaprée de distinctions !

— Cependant, les revues théâtrales, fort à la mode, étalent des titres comme : La Revue excitante, La Revue des Mollets. On parle de rouvrir le restaurant nocturne de l’Abbaye de Thélème.

Et on voit sur les murs l’affiche d’une pièce du Grand Guignol : La Grande Épouvante. Mais il ne s’agit pas de la guerre. On a tout à fait oublié que la guerre est la Grande Épouvante.