Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 66-72).
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FÉVRIER 1917


— Le froid long et dur, l’absence de charbon, contraignent nombre de gens à se chauffer au bois dans les campagnes. Ainsi, on déboise en même temps qu’on dépeuple. C’est l’irréparable pour la terre et pour la race.

— Le 2. La crise du froid dure depuis quinze jours. Dans les journaux, pas un mot sur l’effroyable misère des tranchées, par 20° de froid. Le plus vaniteux et le plus facile parti pris ignore ces souffrances. Commode ! On cache si bien ces martyres à l’ennemi qu’on se les cache à soi-même.

— Le 5. Dîner avec Painlevé. Il reconnaît qu’en ce moment c’est Ribot que Poincaré souhaite comme Président du Conseil.

Il critique âprement ce qu’il appelle « la politique des bras croisés ».

— On parle beaucoup de la rupture diplomatique entre les États-Unis et l’Allemagne, qui date du 4. Gros émoi. Avis partagés. Pour les uns, raccourcissement, pour les autres allongement de la guerre. (Cette rupture est due à la déclaration de guerre sous-marine à outrance de l’Allemagne.)

On s’émeut sur le ravitaillement des populations envahies, qu’assurait l’Amérique. Mais G…, lieutenant belge, me dit que la question est réglée depuis un an et que ce ravitaillement se fera sous pavillon espagnol.

D’aucuns disent que les Allemands, voyant le monde dressé contre eux, vont y trouver prétexte à céder ?

Il est exact que les Allemands se complaisent à dénombrer le chiffre énorme de leurs adversaires. Ils disent qu’ils sont 170 millions contre 800 millions, qu’ils sont 4 peuples contre 11, qu’il y a 51 % de la planète contre eux, etc.

— On a ajouté aux titres de permissions de Salonique cette note : « En cas d’armistice, rejoindre le dépôt ». Mesure bureaucratique, sans doute. Mais elle émeut follement les soldats et leurs familles, qui voient luire là l’espoir de la fin.

— Le 7. On annonce pour le 8 la suppression des théâtres et cinémas quatre jours sur sept, pour raison d’économie. La mesure est inopérante : des gens réunis par milliers dépensent moins de chauffage et de luminaire que chacun chez eux.

— À la page de tête de l’Illustration du 3 février : une vieille femme traîne dans un chariot un maigre sac de charbon. Son fils, soldat, l’accompagne. Titre : « Bonheur complet… »

— Le cas de Ford montre la frénésie qui s’empare d’un peuple gagné par la guerre. Cet homme, traîne dans le ridicule et la boue pour sa campagne pacifiste, offre maintenant, dit-on, de construire 1.000 petits sous-marins par jour.

— Les amants de la guerre qui la trouvent belle, glorieuse, magnifique, héroïque, décisive, féconde, se doutent-ils qu’ils adoptent les idées des pires pangermanistes ?

— La rupture américaine réconforterait les soldats. Elle donne de la jactance aux chauvins, dont augmentent les exigences conquérantes.

— Galerie d’Orléans, au Palais-Royal. 200 femmes parquées par groupes de 50, pour recevoir un sac de charbon gros comme un oreiller. L’ensemble est pâle, vert, sans haine apparente, pépiant même. C’est la résignation puérile des foules populaires. 25 sergents de ville — je les ai comptés — jeunes, gras, costauds, surveillent ces 200 fantômes.

— On nous a annoncé le 10 que nous ne mangerions plus que du pain rassis, vendu 12 heures après sa cuisson. Il paraît qu’on en consommera moins.

— Un découragement écœuré, un dégoût de vivre me prennent quand je lis dans les journaux les déclarations du généralissime anglais Haig a un journaliste, décidant qu’il écrasera l’Allemagne jusqu’à ce qu’elle soit à jamais hors d’état de recommencer, que sinon ce serait la guerre dans trois ans, etc… ou le discours d’un Doumergue en Russie, déclarant que Constantinople à la Russie est la condition sine qua non de la paix.

— On me cite une revue médicale allemande disant que les enfants naissent sans ongles — mères déphosphatées — et qu’on laisse les gosses dormir dans les classes, respectant leur lassitude au lieu de les punir comme on le faisait naguère.

— Un parlementaire racontait que le 31 juillet 1914, il avait rencontré Delcassé au restaurant du Palais d’Orsay. Il demanda au gnome ce qu’il pensait des Russes. Et Delcassé, avec ce terrible accent Midi-d’Espagne qui lui fait prononcer « la France notre méïre » pour « la France, notre mère », lui dit : « J’ai essayé de les aiguiller vers Berlin, car ils voulaient marcher sur Vienne. Sans tomber dans l’optimisme de ceux qui les voient à Berlin en septembre, je les y vois avant la fin de l’année. »

— Depuis plusieurs mois — mais ces catastrophes-là ne comptent plus — il y a en moyenne une explosion d’usine de guerre par jour pour l’ensemble des belligérants.

— Les bourgeois crânent devant les restrictions, soutenus par la vanité patriotique de l’emporter, même sur ce terrain, sur les Allemands. C’est un concours de joyeux entrain : « Nous avons été à 4 heures du matin, en bande, chercher du charbon. On a bu du punch. C’était aussi amusant que d’assister à une exécution capitale. » Ou encore : « Eh bien, quoi, on mangera du riz. C’est sain. Et vive la marmite norvégienne. » Et n’oublions pas le monsieur qui n’a jamais tant reçu de marchandises d’Angleterre que depuis la guerre sous-marine à outrance…

— À voir la vie qui se rétrécit, en durée, en activité, en gaîté, en lumière, en abondance, en rapidité, à voir tout ce qu’on perd, on sent tout ce qu’on avait gagné, depuis l’âge des cavernes. Car tout ce qui disparaît, c’était justement l’acquis du progrès.

— Tristan Bernard dit qu’on croit voir des enfants qui ont déclenché une machine infernale et qui ne savent plus comment l’arrêter.

— Le 18. Romain Rolland publie une brochure : « À la civilisation » qu’on se passe de la main à la main. Le manuscrit aurait été introduit en France par Mme C… femme d’un ancien ministre.

— Un général parle à un territorial, qui se plaint d’être vieux. « Quel âge as-tu ? — 45 ans. — Eh bien, qu’est-ce que je dirais, moi qui ai 15 ans de plus ? — Oui, mon général, mais moi, j’ai travaillé. »

— Le 19, Octave Mirbeau est mort dans une demi-indifférence, comme meurent les gens notoires pendant cette guerre. D’esprit instable, il avait l’impulsion généreuse. Dans un de ses livres, il avait dit son admiration pour l’Allemagne. Et voilà le Petit Parisien qui publie son testament où il renie les tendances de toute sa vie. Les amis de Mirbeau, comme Tristan Bernard, Charles-Henri Hirsch, disent qu’il était très affaibli depuis quatre mois.

— Des dames étudient une nouvelle coiffure, avec frange. Elles disent : « Nous aussi, nous faisons des opérations sur le front ».

— La dualité d’opinion dans le commandement sur la date d’une offensive — Painlevé se flatte de l’avoir fait repousser déjà à mars ou avril — l’attente d’une solution américaine, le vide étonnant des journaux, tout cela crée une énervante atmosphère d’avant l’orage.

— Le 24, Lloyd George a fait un discours annonçant de sévères restrictions anglaises. Les objets de luxe de France ne seront plus importés. (Coup dur pour nos exportations, si nécessaires.) Faute de ces restrictions, dit-il, les Alliés iraient à un désastre certain.

Il est intéressant d’opposer ce langage à celui de la presse française, où la censure continue d’écheniller tout ce qui pourrait ne pas montrer la guerre en beauté. N’a-t-on pas échoppé que, pendant la crise de froid, des femmes emmenaient leurs petits dans des débits, pour avoir chaud ?

— Nombre de journalistes américains, quittant l’Allemagne, ont empli nos journaux d’interviews. Leurs avis sur l’état économique de l’Allemagne allèrent du : « Ils manquent de tout » jusqu’au : « ils ne manquent de rien. » Germanophiles et germanophobes sans doute.

— C…., interprète près des Anglais, remarque que cette guerre avait pour objectif de détruire le militarisme prussien, mais qu’elle a déjà engendré le militarisme anglais, si ardent que le soldat anglais est maintenant plus militaire que le soldat allemand.

— Rue Royale, près de chez Maxim’s, on a mis sous verre l’affiche de la mobilisation (nuit du 1er  au 2 août, de minuit à minuit). Cela a déjà l’air vieillot d’un souvenir historique, pour Carnavalet.

— Au restaurant, près de nous, une dame dit : « Oh ! Moi, si j’ai du lait pour mon chien, la guerre peut durer. »

— L’aspect des cafés. Ils débordent. Beaucoup de vieillards jouent aux cartes et semblent totalement détachés des événements.

— L’acteur Signoret, qui est à la Censure, a entendu un attaché diplomatique déclarer : « Il est sans exemple qu’il y ait une guerre sans vainqueur ni vaincu. »

— L’idée d’obtenir une indemnité de l’Allemagne afin d’alléger les impôts futurs séduit nombre d’esprits. Se rendent-ils compte qu’ils veulent d’actuels sacrifices d’existences pour éviter de futurs sacrifices d’argent ?

— Une femme écrivain, au chauvinisme effervescent, parle dans ses articles de la « nation élue ». C’est la nôtre. Et penser que chacun dit cela de la sienne…

— Oh ! Ce vent de mysticisme, que fait lever la guerre ! Un conte de journal peint un adolescent qui se perce la main d’un coup de revolver afin « de souffrir par amour pour la France et d’être digne d’elle ! » Quelqu’un me dit : « On le réformera »

— Le régime du pain rassis a commencé le 25. Légers grognements. On en use plus, dit-on.

— Le 26. Chaque jour amène son imprévu. Aujourd’hui c’est la retraite des Allemands jusqu’aux abords de Bapaume devant les Anglais. Événement nouveau qui déconcerte.

— Le 27. Dès le lendemain, la presse déclare que c’est « la victoire des gaz. ». Dans les milieux orthodoxes, l’espoir s’érige, devient plus exigeant, souhaite une longue victoire.

— Le Journal du 27 parle des mesures à prendre quant au charbon « en vue d’éviter dans la prochaine campagne d’hiver les mêmes fautes que dans la précédente ». Et les Anglais parlent de sept ans de guerre !

— Nivelle a préfacé le livre de Ch. Nordmann « À coups de canon ». La Censure a supprimé ce morceau. Je l’ai lu. Le général y parle de la guerre de tranchées « genre inférieur », de la prochaine guerre de mouvement. Il y assure que les idées napoléoniennes sont toujours vraies.