Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 56-65).


JANVIER 1917


— C’est tout de même effrayant que les hommes au pouvoir soient, même en ce moment, avant tout menés par le souci de s’y maintenir, et les hommes autour du pouvoir par le souci d’y parvenir…

— Passant quai des Tuileries, je compte, sur 30 mètres, 13 pêcheurs assistés de 13 spectateurs, soit 26 oisifs. Et on parle de l’élan admirable, la mobilisation consentie librement de toutes les activités. Quelle blague !

— On pervertit les esprits. Je ne le répéterai jamais assez. C’est un abominable dopping, destiné à fouetter la haine. La Censure a voulu que la guerre fût absolument belle, et l’ennemi absolument laid. Il n’a pas droit à un beau trait. On a supprimé ces deux articles : l’un célébrait le professeur Foerster, de Munich, qui, dans des conférences applaudies, dénonçait la néfaste éducation militariste de la jeunesse allemande ; l’autre, où une rapatriée du Nord racontait la relative bonhomie de soldats allemands en pays occupés.

— Les nouvelles taxes, qui touchent pourtant des besoins essentiels, comme le sucre et les timbres, d’autres assez impérieuses comme le café et le tabac, sont acceptées avec résignation. On entend des gens dire : je fumerai moins, j’écrirai moins.

— Le 5. C… me dit que les Allemands emploient de nouveaux asphyxiants que n’arrêtent pas les masques.

— Le rôle du respect humain est énorme en cette aventure effroyable. Abordez-vous un bourgeois quelconque ? Il se montre d’abord jusqu’au-boutiste. Il croit que vous l’êtes vous-même. Puis si vous montrez des sentiments humains, pacifiques, il s’y rallie fréquemment en partie, dévoilant peu à peu sa pensée vraie. Ainsi, un immense leurre, fondé sur une mutuelle hypocrisie.

— Le Boulevard, de la Madeleine à la place de la République, vers 8 heures du soir… Formidable goinfrerie ! Les restaurants se suivent. Quelques-uns sont emmitouflés de stores épais, ouatés. On les devine. On y officie dans les hauts prix. Mais la plupart étincellent. En contraste avec l’obscurité de la Chaussée, leurs nefs en pleine clarté se creusent, s’enfoncent derrière les vitrages, montrent les alignements drus de dîneurs, à perte de vue. Les yeux rient, les fronts brillent, les mâchoires marchent, les garçons voltigent. Et pas une place vide. Un coude à coude farouche.

À 80 kilomètres de là, des hommes ont de la boue glacée aux aisselles, dans la tranchée, s’enlisent, dans des souffrances indicibles. Voilà la belle guerre !

— Un soir, le long des quais, au Trocadéro, vers minuit, je rencontre un soldat, ivre de vin ou de fatigue. Il me dit qu’il veut se jeter dans la Seine. Il a trois enfants, deux ans de tranchées, la croix de guerre. Il doit être à 6 heures du matin à la gare du Nord, pour repartir dans la Somme. Il n’en peut plus. Il en a assez… Et parmi les projets que j’agite dans ma tête pour le secourir, je pense à lui donner de quoi dormir quelques heures dans un hôtel. Mais quoi ? Dans ce riche quartier ? Avec cette apparence d’ivresse ? Et je m’aperçois de l’énorme bluff. On dit qu’on fête le poilu, qu’on l’apothéose. Allons donc ! Qu’il se présente, fripé, vacillant, en quelque hôtel cossu, on l’évincera !

— Je ne puis entendre sans une révolte de tout l’être des patriotes exalter « une journée intéressante, où nous n’avons eu que 2.000 morts, et où nous en avons fait 15.000 ».

— Le 7. Proclamation des deux Empereurs à leurs troupes, annonçant la guerre à outrance, après le rejet de leurs offres par l’ennemi. Cri fatal.

— Au cinéma, rue de la Gaîté. Silence opaque quand on projette la bedaine de Joffre, à l’occasion de son maréchalat. Seule dans toute la soirée déchaînera des applaudissements, nourris et sans fin, la simple projection d’une sorte de préface à un film un peu féministe : « Le mari doit plaire à la femme autant que la femme au mari. Ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre. » Les problèmes d’après-guerre passionnent déjà plus que la guerre.

— Un jeune officier du « chiffre » à la Guerre, traducteur de journaux allemands, s’indigne tout bas de n’avoir à faire état que de feuilles pangermanistes et d’être obligé de laisser de côté toute une majorité de journaux plus raisonnables, dont on ne veut pas donner d’extraits. Toujours cette vérité sophistiquée qu’on verse à la foule pour la maintenir en haine, en crainte et en fureur.

— On me raconte que la note allemande sur la paix du 12 décembre parvint à Paris à 2 heures après-midi. On décida d’abord de l’étouffer. Mais on se sentit impuissant à en empêcher la publication et elle fut autorisée à une heure du matin. Les articles d’accueil furent donc improvisés en un court espace de temps.

— Aux Inventions, le capitaine R… nous dit que les ressorts des chargeurs pour nos fusils mitrailleurs ont été faits en Allemagne, par l’intermédiaire de la Suisse.

— Là aussi, le professeur L… raconte qu’il a eu à examiner les tourbières de Saint-Gond, où aurait disparu, engloutie, la Garde Impériale allemande. Or, il n’y a que six Allemands noyés ! Il rappelle aussi la légende, dont on a fait officiellement état, d’Allemands qui seraient venus avant la guerre étudier ces parages. Or, il s’agissait d’une compagnie anglaise, qui voulait acheter les tourbières et dont L… a pu identifier et retrouver les représentants !

— Le 12. Publication de la réponse des Alliés à Wilson. On y donne enfin des buts de guerre. Une phrase singulière décide « que les Alliés ne peuvent pas obtenir dès maintenant la paix qu’ils veulent ». Qu’en savent-ils ? On y a déguisé la cession de Constantinople aux Russes — nécessaire, paraît-il, pour qu’ils ne nous lâchent pas — sous une formule dont on relève en souriant l’ingéniosité : « Expulsion d’Europe des Ottomans, décidément indignes de la civilisation occidentale. » Place aux Cosaques !

— Je n’insisterai jamais assez sur ce fait que les masses en ont unanimement assez et que Presse, Parlement, Gouvernement, ne ressemblent en rien à la nation dont ils devraient être le reflet et l’émanation. Ces cris de pitié, c’est sans cesse qu’on les entend. Hier, sur une plate-forme de tramway c’est un aumônier, retour de la Somme et de Verdun, qui dit à une dame : « Il y a assez de mères en deuil, espérons que cela va finir. » Aujourd’hui, toujours sur le même tramway, c’est une dame très en fourrure qui dit tout haut à un soldat : « Vous n’en seriez pas là, après 30 mois, s’il n’y avait pas des milliers de canailles et d’imbéciles qui avaient voté pour les partis de guerre. » L’auditoire ricanait, gêné. Une ouvrière murmure près de moi : « Elle a raison, cette dame. »

— Le 16. Paraît une lettre du Kaiser à Bethmann-Hollweg, du 31 octobre 1916. Toute la presse française en nie la date et la sincérité. En voici des passages : « …les peuples ennemis, en proie à la psychose de la guerre… ne comptent pas d’hommes en situation de prononcer le mot libérateur. Proposer la paix, c’est accomplir un acte moral nécessaire pour libérer l’univers, y compris les neutres, du fardeau qui l’accable. Pour un pareil acte, il faut un souverain qui ait une conscience, responsable devant Dieu, qui ait un cœur pour son pays et ses ennemis, qui veuille libérer le monde de ses souffrances, sans souci de la fausse interprétation qu’on donnera volontairement de ses démarches. J’ai ce courage. Je veux oser cet acte. Préparez tout. »

— Certains aspects de la vie ne sont pas reproduits dans nos illustrés, par orgueil ou pudeur. Ces témoignages graphiques manqueront donc. Exemples : on ne montre pas les intérieurs noyés de pénombre par les restrictions de lumière ; les éventaires à la bougie, dans l’ombre des rues ; les boîtes à ordures qui, faute de personnel, règnent sur le trottoir jusqu’à 3 heures de l’après-midi ; les queues de 3.000 personnes attendant du sucre devant les grandes épiceries. Et, en sens inverse, on n’a pas fixé l’aspect des restaurants débordants, des thés, des théâtres, music-halls, cinémas.

— Un certain usinier empoisonne une rivière en fabriquant des asphyxiants. Plainte des riverains. Le procureur, animé de « l’esprit de guerre », manque à l’antique coutume d’accabler le prévenu. Il raille le plaignant et félicite l’accusé, qui travaille pour la défense nationale, pour la France.

— Nous blaguons la devise Gott mit uns (Dieu est avec nous) et nos écus portent frappée sur la tranche cette phrase : Dieu protège la France. Nous raillons : Deutschland über alles (L’Allemagne au-dessus de tout) et la devise du président de notre Ligue des patriotes était France d’abord !

— Quelle régression encore, d’augmenter le prix du transport, alors que le progrès tendait à le diminuer sans cesse… Là encore, on n’a pas osé frapper les privilégiés, on a continué de tondre le mouton populaire. De même qu’on n’a pas osé voter la taxe de 5 % sur les notes de restaurant, la suppression des autos de luxe, etc.

— Une femme de chambre congédiée se venge en jetant 100 kgs de sucre dans la baignoire. Les patrons ne peuvent pas se plaindre : ils accaparaient. De même que n’osent pas porter plainte ceux à qui on a volé l’or : ils eussent dû le verser à la Banque de France.

— Je ne transcris plus les titres de feuilletons. Ils cessent d’être cocardiers. Ils ont fait place au roman-cinéma, chaînes d’aventures policières et criminelles, qui se déroulent simultanément dans les journaux et au cinéma.

— Au début de la guerre, on ne pouvait pas dire que l’Allemagne avait encore des ressources. (Mme X disait que Le Temps était vendu à l’Allemagne, parce qu’il imprimait qu’il y avait des victuailles au ballet de Munich.) Et maintenant on ne peut pas dire que l’Allemagne n’a plus de ressources. Car ce serait expliquer comme une défaite par épuisement leur demande de paix.

— Ah ! Si ce n’était pas accroître la tristesse de ceux qui ont perdu leur enfant à la guerre, jeter une ombre de plus sur leur deuil et le désauréoler, tout ce qu’on pourrait leur crier sur l’ineptie, la stupidité de ces sacrifices. Oh ! Le malheur d’être né dans un temps où on prétend défendre des droits, des idéals, en crevant les ventres !

— Le 23. Publication du Message de Wilson au Sénat américain. J’admire ce monument pacifique. J’y relève notamment cette phrase où il espère parler « pour cette masse jusqu’ici silencieuse de l’humanité, qui n’a pas encore eu l’occasion ni le moyen d’exprimer les vrais sentiments de son cœur devant la mort et les ruines qui accablent les personnes et les foyers les plus chers ». Pour la première fois on parle au nom de cette énorme majorité muette, au nom de 99 personnes sur 100 !

Et comme il voit clair, quand il assure que la paix durable est la paix sans vainqueurs ni vaincus, celle qui laissera le moins de germes de haine dans les cœurs, celle qui est le plus conforme à cette guerre nouvelle, où l’armée fit faillite.

Mais, dès le matin de la publication, la presse se rebiffe : Chimère ! illusions ! Mégalomanie !

Quant aux gens, ils sont déconcertés. Les uns disent : « C’est admirable ! » Les autres : « il est plus boche que les boches. » On manque de mot d’ordre.

— On a annoncé le 22 dans les journaux la réduction prochaine à deux plats des menus de restaurant et les deux jours sans pâtisserie.

— Le 24. La crise du charbon, qu’on m’avait prédite pour le 20, éclate. Émotion à la Chambre. Le personnel d’une usine de guerre, fermée, vient manifester aux Travaux publics, puis jusqu’à l’Opéra. Des centaines de femmes font la queue devant les centres de vente. On les renvoie, après des heures d’attente, par un froid cruel.

— Aspect nouveau de Paris : beaucoup de boutiques aux vitres givrées, car on ne les chauffe plus.

— Briand répète à tous ses amis — à Étienne en particulier — qu’il va s’en aller. On parle d’un ministère Ribot. Ce serait le vœu de Poincaré.

— Le dessinateur Forain, tombé à la plus profonde réaction, blâme le message de Wilson : « Je ne demande pas de conseils à mes fournisseurs. » Et la nationaliste « Idea Nazionale » s’écrie : « Que Wilson nous laisse faire notre histoire avec notre sang ! » Il est vrai que cela est écrit du fond d’un fauteuil.

— L’inanité des guerres apparaît en éblouissements. Par exemple quand on voit, il y a cent ans, les Anglais alliés aux Empires Centraux contre les Français, et soufflant alors la haine de la France, l’amour de la Prusse et de l’Autriche… Et penser aussi que les Italiens doivent nous inspirer beaucoup d’affection et d’admiration parce qu’ils se sont mis de notre côté et que nous devrions leur trouver tous les défauts et les couvrir de toutes les injures s’ils étaient restés dans la Triple-Alliance.

— En sortant du restaurant d’Orsay, je vois à l’une des tables Herriot, parmi des convives de son entourage. La face géante, à grands traits, intelligente et sensuelle, crinière haute. Il est tout animé de paroles et de mangeaille. Coïncidences : le matin même, vient de paraître son arrêté des « Deux plats ».

— Quand je parle au nom du pacifisme et de l’humanité, on m’objecte : « Alors ? Vous les auriez laissés entrer ? » La réponse est plus compliquée que la question. Peut-être aurait-on empêché la guerre en créant, des deux côtés des frontières, une autre mentalité. Chez nous, en ne prêchant pas le Réveil national, la guerre inévitable, en n’élisant pas Poincaré, emblème pointu de la Revanche.

Mais laissant cela de côté, je réponds : « Non, je ne les aurais pas laissés entrer. Si ma maison et les miens étaient attaqués par un voisin brutal et fou, je les défendrais. Mais je trouverais cette besogne triste, pénible, barbare. Je souffrirais d’y être contraint. Je ne la magnifierais pas, je n’en ferais pas la plus grande gloire sur la terre, je ne la mettrais pas à mille pieds au-dessus de toutes les autres vertus. C’est cette apothéose du sentiment patriotique, en temps de guerre, cette religion fanatique, imposée, farouche, dévoratrice, cruelle, absolue, cette mentalité d’aïssaouas en délire, — et qui cache tant d’intérêts, d’ambitions, de calculs et de vanités — c’est cela qui m’exaspère.

— Se figurera-t-on plus tard exactement le temps que nous vivons, cette continuelle glorification du meurtree sur un fond d’insensibilité et de cruauté ? Des magazines gais et rieurs servent des anecdotes à goût de sang, fades et chaudes. Exemple : le petit garçon qui croit que son sou neuf est en or, qui le porte à la Banque « pour qu’on tue beaucoup de Prussiens » : les dames employées le couvrent de baisers. Et le bon tireur qui dit à l’aumônier, en lui montrant deux Allemands dans leur tranchée : « Foutez-leur l’absolution avant que je les abatte. »

— Dégagera-t-on également l’énorme rôle du respect humain, de l’amour-propre, dans cette effroyable aventure ? En wagon, voici encore une de ces femmes de mobilisés qui sont orgueilleuses de la blessure de leur mari, qui ne sont qu’ostentation. Et c’est, pour la galerie, des phrases comme : « Tu as bien ta feuille de congé de convalescence ?… Oh ! Comme tu as gardé le langage des tranchées !… Toi qui as fait campagne dès le début… Quand tu étais à la Fille-Morte… Il faudra acheter tous les numéros de l’Illustration qui donnent les cartes du front, pour marquer tous les endroits où tu as été… »

— Un numéro du Journal du Peuple découpe des phrases de ministres alliés et peut en conclure : l’Angleterre veut la paix, la Russie veut la paix, etc. Mais la Censure a supprimé : la France veut la paix.

— Quel mystère ! On n’admet pas qu’un pays impose aussi bien ses ambitions en affamant qu’en étripant ! On ne veut envisager qu’une victoire classique, à la pointe de l’épée. La victoire par le blocus n’existe pas, n’excite pas. Seul compte donc l’exploit du sang ? On dit aussi : il faut montrer aux Allemands que leur militarisme est vaincu. Mais, triples sots, c’est tout le militarisme qui a fait faillite ! Ah ! Pouvoir le démontrer, enfin…

— Le 28. Fin du Comité secret sur la Grèce. Triomphe de Briand, majorité légèrement accrue.

— Le 20. Le froid cruel, la descente implacable du thermomètre chaque soir, font sentir l’ignoble comique de la guerre. On est frappé par des fléaux naturels, on aurait de la peine à se défendre contre eux et, dans le même temps, on ajoute des fléaux artificiels qui aggravent les premiers, les rendent plus cruels, plus actifs, et rallongent la liste des morts… Et tout cela, quand il serait si simple de supprimer instantanément le fléau humain.

— Séverine raconte qu’elle fut amenée à parler à la Mairie Drouot, à une réunion d’œuvre charitable, devant 300 femmes. Elle fit appel à la pitié, à la paix. Aussitôt, neuf femmes sur dix la huèrent, yeux électriques, griffes en arrêt ; il ne fallait pas avoir fait tant de sacrifices pour rien.