Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 267-280).
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JUILLET 1916


— Le Matin a organisé le 24 juin un déjeuner dit « de la poubelle délicieuse ». Il s’agissait de prouver qu’on laisse tomber, dans la préparation des aliments, des déchets dont on peut faire des plats : feuilles extérieures du chou, tête du poisson, etc. Mais certainement les Allemands vont s’emparer du fait pour dire : « Les Français se nourrissent avec leur boîte à ordures. »

— Le 4. Je vois Painlevé, heureux des succès français, atterré des difficultés que rencontrent les Anglais. Il ajoute que ces derniers demandent le secours de notre État-Major.

— Le 4. R… a vu le colonel Pénelon, qui fait liaison entre l’Élysée et le G.Q.G. D’après lui, le mouvement de pression dans la Somme doit durer trois mois et ne donner des résultats que fin septembre.

Les Anglais ont manqué de munitions le 3, faute de ravitaillement. Aussi auraient-ils reperdu trois villages, près de Thiepval.

La France est toujours calme, grâce aux allocations, hauts salaires, inorganisation des campagnes qui d’ailleurs vendent bien leurs produits. Enfin, le ton de la presse, le « jusqu’au bout » d’autant plus émouvant qu’il ne signifie rien, agissent sur l’opinion.

Le moral des soldats, toujours d’après R…, serait plus inquiétant que celui de l’arrière. Un bataillon vient de se révolter en Champagne. Ce n’est pas au feu, où la vanité et l’ivresse agissent, mais au repos, que le mécontentement éclate.

— Le 4. Cruppi a déjeuné ce jour à Amiens avec Joffre et Foch. Enthousiasme classique de ces sortes de déjeuners : admirable préparation, minimum de pertes, longs espoirs, prochaine attaque plus à l’Est, etc. Confirmation que les Anglais sont très éprouvés.

— Le 4. Première séance secrète du Sénat. Debière et Roques parlent. On estime qu’il y aura à peine 30 voix contre le Gouvernement.

— Le docteur Jean L… revient du front. Il dit sa stupeur de l’expansion de la prostitution aux armées : dans les villes sous le feu comme Reims, les villes de l’arrière comme Épernay, les villages de repos. Tout le monde s’y met. Une villageoise était si active à l’amour qu’on l’appelait la mitrailleuse. Recrudescence prodigieuse de syphilis.

Anecdote du même : un notaire lyonnais, peu avant la guerre, était menacé de poursuites : on l’avait surpris avec un garçon boulanger. À la guerre, il s’engage, à 50 ans, s’expose, devient sous-lieutenant, reçoit la Légion d’honneur. Qu’adviendra-t-il de lui à la paix ?

Et qu’adviendra-t-il aussi des apaches qui ont la croix de guerre et qui seront arrêtés pour « vagabondage spécial » ?

— Le 5. Avec sa double face anglaise et française, on ne sait ce que donnera cette offensive. À cinq minutes d’intervalle, on vous dit : « Allons, c’est la victoire et la paix. » Et : « Cela va exciter les Allemands à prendre Verdun. »

— Le 5. À la deuxième séance du Comité secret sénatorial, parle Painlevé. Il a du succès. Au moment où il montait à la tribune, Briand, gai et goguenard, lui rappelant le temps où lui, Painlevé, était de l’opposition, lui dit : « Eh bien, vieux frère, c’est à votre tour d’être sur la sellette. »

— On colporte un mot du roi d’Espagne au chirurgien bordelais Moure, qui le soigne depuis longtemps : « Si les Français savaient ce que je sais de la situation intérieure de l’Allemagne, ils illumineraient. »

— Le dessinateur nationaliste Forain est camoufleur. Avec un physique de vieille femme molle et grasse, il arbore des uniformes héroïques. Et Pétain, qui le connaît, le voyant arriver ainsi travesti, l’aurait accueilli d’un : « Oh ! Si Forain te voyait ! »

— J’imagine Joffre et ses aides, ou Foch et ses aides, discutant sur la carte, jetant ici, là, des effectifs, pour enlever un bois, un moulin, une tranchée. Des effectifs ! Voilà ce que deviennent pour eux les hommes, leurs égaux. Et penser qu’ils peuvent en disposer avec insouciance, avec inconscience, comme de bêtes ! Ah ! Pauvre créature, tu as bien le sort que tu mérites, c’est-à-dire le sort que te vaut l’ignorance, l’inculture où on t’a laissée…

— Chiffre exagéré, mais rumeur symbolique : on admet que les Anglais ont perdu 35.000 hommes pour prendre le village de Montauban.

— La Presse du 6 juillet, sous la plume d’un reporter qui visite les tranchées de Picardie : « Voici les cadavres allemands : la laideur de la race s’exaspère dans la mort… » Et, à propos de peupliers, fauchés par les obus : « L’artillerie allemande, quand elle ne peut pas atteindre les hommes, s’en prend à la nature. » Ah ! le voilà, le terrible alcool !

— Le 6. Humbert parle au Sénat, troisième séance du Comité secret.

— Mon fils achète des brodequins militaires chez Manfield. La petite vendeuse nous dit : « Ah ! Quand donc n’en vendrons-nous plus autrement que comme brodequins de chasse. » Nous n’avions échangé aucun propos qui décelât nos opinions. Elle pense donc pouvoir dire à un client quelconque, sans qu’il s’en indigne, sa hâte de la fin. Cela est nouveau à la ville.

— Poincaré est haï au front pour sa froideur aigre, sa maladresse orgueilleuse, son incapacité de dire aux soldats un mot du cœur. Il est vrai que ses essais ne sont point heureux. Dans un hôpital, à un amputé des deux jambes, il demande : « Quelle est votre profession ? — Cultivateur. — Ah ! Cela va vous gêner dans votre métier. »

— Sur 192 anciens élèves de l’École Normale pris comme sous-lieutenants d’infanterie, il y a 110 tués.

— Je vois un coquebin de la « préparation militaire », bonnet de police, fusil, baïonnette, tout raide de vanité, fesses tendues, si certain de son héroïsme et de l’attention universelle, si glorieux d’éblouir. Et j’ai la sensation aiguë qu’en fouillant dans son petit cerveau, on y trouverait, grelottant comme une amande sèche, toute la pensée de guerre, toute la mentalité qui nous a valu cette chose immonde.

— Ma mère recevait en visite une cousine de Mme Poincaré, qui lui donna les noms des parents de cette dame. Ma mère les inscrivit dans un livre où je les retrouve :

Mère : Mosboer, Munichoise.

Père : Bérucci, Italien.

— Une photo de prisonniers allemands et des soldats qui les surveillent. Comme ils se ressemblent, gardés et gardiens ! Quelle paix cordiale entre eux ! Rien n’illustre mieux l’ignoble absurdité.

— Une des plus abominables figures de la guerre, c’est le marchand en gros, qui fait fortune sur la misère des temps. Le pouvoir est impuissant contre eux. Pour baisser le prix de la viande, on agit de biais contre ce potentat, ou ouvre des boucheries municipales, afin de contraindre à la baisse par la concurrence. Je ne sais où, les laiteries en gros ayant décidé de fixer le prix du lait à 0 fr. 30, la municipalité en est réduite à donner le conseil d’user le moins de lait possible : la consommation diminuant, les marchands seront bien obligés de baisser leurs prix.

— On dit : l’armée Broussiloff, l’armée Letchisky, l’armée Mackenstein. En France, flambeau de la civilisation, il est interdit de nommer le général Foch, qui commande le groupe d’armées du Nord. Son nom vient d’être censuré hier dans un journal.

— Les communiqués sont imprimés avec des artifices typographiques — caractères gras, soulignages — qui laissent dans l’ombre les revers et illuminent les succès. Celui qui lit vite ignore la défaite. Comme c’est commode !

— Le Comité secret du Sénat s’achève le dimanche 9. Clemenceau a parlé. Mais, dit Tristan Bernard, « il était dans une condition inférieure ». Briand, dans un discours très applaudi, semble avoir laissé entrevoir l’espoir d’une paix séparée de l’Autriche. Il n’y eut que 6 voix contre le Gouvernement.

— Caillaux, il y a six mois, « aurait eu en poche l’Alsace-Lorraine ».

— Un député demande à Caillaux : « Est-il vrai que vous avez soutenu le ministère de votre main puissante pendant le Comité secret ? » Caillaux reconnaît le fait, ajoutant qu’il ne le soutiendrait plus si Verdun tombait.

— J’entends demander à un patriote : « À quand la fin de la guerre ? » Il répond fièrement : « Il n’en est pas question. » Je discerne nettement qu’il se sent héroïque, admirable, grandiose — et si facilement, pour ce que ça lui coûte ! — d’avoir affiché cette cruelle désinvolture.

— Le 11. Un officier en mission à Paris évoque — tel qu’il lui apparut aux conférences — un Joffre fatigué, répétant d’une voix étouffée sous la moustache : « Il faut en tuer le plus possible… tuer des Boches… tuer des Roches. » Moyen vraiment puéril et qui veut ignorer les ressources du contingent allemand.

Il dit que les officiers, après deux ans, sont physiquement et moralement las. Le grand ressort est cassé. Il cite un commandant d’artillerie qui ne peut plus se rappeler le nombre de ses batteries. Il dit la haine qu’il lit dans le regard des hommes, lui qui pourtant s’efforce de rester en communion avec eux. La bienveillance ne les désarme plus. Il garde la vision de la veille, au Bois-le-Prêtre, de ces yeux chargés de haine.

Ce qui le décourage, c’est cette vie au jour le jour, c’est de ne pas voir de but devant lui.

Excelsior, avec un tact parfait, donné un portrait de Briand, le pied sur une peau de tigre avec ce titre : « Après le Comité secret » et rappelle que Clemenceau est surnommé le Tigre.

— Le docteur R… énumère les raisons de durée indéfinie de la guerre. Ceux qui y ont intérêt sont : 1o les officiers qui jouissent d’une situation qu’ils ne retrouveront pas dans la paix ; 2o les industriels et commerçants qui s’enrichissent par la guerre ; 3o les bourgeois qui sont mobilisés dans des emplois spéciaux sans danger ; 4o les parlementaires qui ne voient pas comment finir et qui se maintiennent en session continue ; 5o les journalistes, les uns casés à la maison de la Presse, les autres alimentés par les fonds secrets, tous vendant bien leur papier ; 6o les réformés et non-mobilisés, avocats, médecins, etc., qui gagnent plus qu’en temps normal, étant moins nombreux ; 7o les ouvriers organisés, repris par les usines, à hauts salaires ; 8o les familles à allocations.

Au contraire, ceux qui veulent voir la fin sont : les bourgeois sans relations, les ouvriers sans organisation, et les cultivateurs. Aucun ne peut faire entendre sa plainte.

Réplique explosive du patriote : « Vous oubliez les sentiments patriotiques ! »

Autre réplique : « Tous ceux qui ont perdu quelqu’un veulent qu’il soit vengé et que leur sacrifice ne soit pas inutile. »

Cela n’est pourtant point exact. Beaucoup de ceux-là s’ensevelissent dans leur deuil. On ne les entend plus. Beaucoup n’exigent point que de nouveaux deuils s’ajoutent au leur. Et puis, après tout, il y en a peut-être qui maudissent la guerre en soi ?

— Un commandant propose un homme pour la croix après « action d’éclat ». L’homme : « C’est impossible, mon commandant. Je suis souteneur dans le civil. »

— Le 12. Les Voisin me disent qu’un aviateur français a survolé Berlin pendant 40 minutes, après être parti de Malzéville. Il aurait jeté des manifestes et aurait été fait prisonnier à quelques kilomètres des lignes russes où il voulait atterrir.

— Un éclusier de Melun dénonce un caporal qui se serait vanté de se faire réformer grâce à une maladie simulée. Le caporal établit que sa maladie est réelle et poursuit l’éclusier. Le tribunal acquitte celui-ci, condamne le caporal aux dépens : « Si l’accusation n’était pas fondée en fait, elle l’était en apparence, et c’était le devoir patriotique de l’éclusier de dénoncer le caporal. » La presse réactionnaire exulte.

— Poincaré prononce le 14 un discours où il exige l’Alsace-Lorraine. On m’affirme que ce discours n’a pas été lu préalablement au Conseil des ministres. N’est-ce pas prodigieux que cet homme pose ainsi ses conditions, impose des sacrifices au pays sans l’avoir indirectement consulté ?

— Gros émoi pour un sous-marin de commerce allemand arrivé à Baltimore.

— Je vois bien le fossé profond qui me sépare des autres. Pour moi, le monstrueux, avant tout, c’est le fait de la guerre. Pour eux, ils admettent la guerre sans révolte, comme la grêle, le choléra, les fléaux naturels et inévitables. Cela admis, ils discutent des événements de la guerre d’une âme tranquille et que font vibrer tous les échos de batailles.

Excelsior dit que Joffre se nourrit uniquement de soupe aux choux et de bouillie. Je me rappelle son entourage saluant « sa splendide fourchette ». Voilà comment naissent les légendes.

— Anatole France, qui n’allait plus à l’Académie depuis l’affaire Dreyfus, y est retourné le jeudi 13. D’après les journaux, il était accompagné de Richepin, Doumic, sanglants va-t-en-guerre. Sans doute a-t-il obéi aux suggestions d’un candidat, qui veut sa voix et par conséquent sa présence. Pauvre grand Anatole France… Est-il donc repris par ces gens-là ? S’associerait-il à ceux qui veulent une « paix dure, pour qu’elle soit durable » ? Ils ne se rendent donc pas compte que nul ne sait quelle sera la durée de la paix, à quelque moment qu’elle soit faite ?

— Dans l’Illustration, un dessin : un jeune civil souffreteux, assis sur un banc, regarde passer trois blessés, dont un amputé, qui pètent de joie. Il regrette de ne pas être à leur place. Cela s’appelle : l’Envie. J’ai connu l’auteur de ce dessin quand il illustrait mes romans. C’était un anarchiste espagnol, à idées d’avant-garde.

— Le colonel M… s’extasie sur la lucidité, la vivacité d’esprit de Joffre. Castelnau est un aigle. À un déjeuner chez Painlevé, M… n’est pas loin de faire partager à son hôte ces sentiments de vénération.

— Dans les quartiers populeux, le nombre va croissant de femmes qui donnent un remplaçant à leur mari.

— Parmi les ignobles sentiments développés par la guerre, il y a la basse et cruelle envie : tout un village se félicite, parce qu’un mobilisé, instructeur à Versailles, part pour le front. On dit, en parlant de ses parents : « Enfin ! Ceux-là aussi vont pleurer. »

— Les bijoutiers n’ont jamais fait tant d’affaires. On recherche fort les bijoux de platine (9.000 francs le kilo).

— La femme du général K… déplore que son fils soit employé comme garde des forêts à reboiser la région de Verdun. Pourtant il a eu la croix de guerre en Artois. Cette femme vit dans le miracle. Elle attend la jonction des Français et des Russes à Berlin.

— Le 18. Sur les délégués parlementaires aux armées (défense de dire : les commissaires), Briand résiste. Il montre à la Chambre les dangers de l’institution. Il se fait l’avocat du haut commandement.

— Notons l’obéissance passive d’une foule qu’on disait frondeuse. Fermeture des cafés, censure, on obtient tout sans déploiement de forces ni rudes pénalités.

— La Vie Féminine reproduit un conte intitulé La plus fière. C’est une mère. Le hasard fait que son fils soldat se bat dans le village où elle est restée. Il est tué d’une balle au front sous les yeux de sa maman. Et elle est « la plus fière », parce qu’elle est la seule qui ait vu son fils tomber glorieusement…

— Devant nombre d’édifices à usage d’État-Major, il est interdit aux passants de circuler sur le trottoir et aux cavaliers de trotter sur la chaussée.

— Le jour où le pétrole manque au village, une femme s’aperçoit : « C’est tout de même quelque chose, la guerre. »

— Le professeur L…, grand patriote, s’émeut aussi le jour où le gaz lui manque pour son bain.

— On n’a pas encore osé toucher à l’argent bourgeois. On hésite à frapper d’une taxe de 5 0/0 les notes de restaurant au-dessus de 5 francs. C’est une chose horrible : il y a des milieux où les familles souffrent moins de donner leurs enfants que leur argent.

— Lettre d’un médecin, le plus paisible des hommes, qui soigne des blessés allemands dans la Somme : « Ce n’est pas agréable de soigner ces sales moineaux, mais ça fait plaisir de voir qu’il y en a beaucoup de blessés. »

— Le Sénat vote à mains dressées la préparation militaire obligatoire à 16 ans, non point durant la guerre, mais à jamais. Méfiez-vous, ô vous qui marchez sous les devises : « Guerre à la guerre, la dernière guerre, le désarmement général… » Vous voyez au contraire, par ce signe, que nos vieillards vont au surarmement, à la surcharge militaire, puisqu’ils s’emparent de l’enfance pour la caporaliser.

— Le 24. On conte, dans les couloirs de la Chambre, que Poincaré convoqua Raffin-Dugens et l’invita, au nom de l’Union Sacrée, à ne point se séparer de la majorité dans ses votes. Donnant conseil pour conseil, Raffin-Dugens aurait affirmé à Poincaré qu’il courait à une issue tragique s’il demeurait à la présidence et qu’il ferait bien de reprendre du service dans les chasseurs à pied, où il fut officier de réserve.

— On se gausse aussi d’une photo de Poincaré, donnée par Excelsior avec cette légende : « Lors de sa dernière visite dans la Meuse et la Somme, le président avait revêtu une tenue bleu-horizon complétée par une casquette de la même teinte rehaussée d’une rangée de feuilles de chênes brodée ton sur ton. »

Mme X…, à ce propos, dit que Clemenceau, directeur de l’Homme Enchaîné, aurait dû railler ce costume dans un article intitulé l’Homme Enchêné.

— Le 24. Dans une conversation avec le gendre de Sarrail, Briand lui demande si son beau-père ne serait pas disposé à accepter le gouvernement de l’Indo-Chine. Curieuse persévérance du haut commandement à éloigner ce général. Il lui reproche de n’avoir pas d’ascendant sur les Anglais et les Serbes.

— Le 24. Les journaux racontent enfin le raid de l’aviateur Marchal sur Berlin. La censure s’y était opposée jusqu’ici. Elle supprime encore le manifeste aux Berlinois, lancé par l’aviateur. Ainsi se révèle l’insondable bêtise de cette institution : la France n’a pas le droit de savoir ce qu’elle dit aux Berlinois.

— Vision symbolique. Un vieil homme en officier, uniforme merde-d’oie, bonnet de police sur l’oreille, bottes fauves, sabre tricotant les éperons, vingt rubans étranges sur le thorax, et radieux à éclairer le boulevard. Le croisant, un grand pauvre diable sur deux béquilles, veston de coutil, culotte de velours à côtes, une jambe coupée au ras de ventre, lamentable.

— Une fois encore, je touche les raisons qui me retiennent d’admirer comme les autres tout ce qu’exaltent les journaux d’héroïsme, de sacrifice, de courage. C’est que tout cela soit au service de la guerre, de cette barbarie, cette régression ; c’est que ces vertus ne servent pas la cause du progrès, du bonheur, c’est qu’on ne donne pas la cent-millième partie de cette même abnégation à cette même patrie, dans la paix.

— Le 27. La censure laisse enfin paraître le texte de la proclamation aux Berlinois. Claire et forte, elle appelle la guerre « un carnage ». Elle dit que la paix ne viendra que quand le peuple allemand pourra disposer lui-même de la guerre et de la paix, et quand on aura écarté pour toujours le retour de cette tuerie. Ce langage n’est pas celui des poncifs de nos journaux. C’est l’idéal socialiste pur. Il est singulier que le G.Q.G. l’ait autorisé.

Voisin, que j’interroge à ce sujet, téléphone chez Nieuport. On lui dit qu’un texte allemand avait été d’abord rédigé par le dessinateur Hansi, puis que le texte définitif aurait été arrêté par un État-Major subalterne de l’avant.

— Le 27. Nous dînons, Gabriel Voisin et moi, chez Maxim’s. C’est là qu’on est loin de la guerre ! Des aviateurs dînent au champagne. Des officiers anglais en boivent tellement que l’un d’eux peut à peine se dresser et cherche en vain sa tête pour y poser sa casquette. On rit. Le ton de la maison est de ne pas étouffer ces petits scandales, et de s’en offrir l’amusement. Ainsi, on ne sépare pas deux dîneurs assez ivres qui s’engueulent de table à table. Un officier chamarré lance dans le débat : « À bas les civils ! » Je vois Georges Feydeau. Le peintre Flameng passe. Il s’est composé un uniforme civil : képi, veste kaki, leggins, nombreux rubans. Des femmes. Quand un habitué s’enquiert de l’une d’elles, un maître d’hôtel, louche et large comme un souteneur, lui souffle à l’oreille : « Mobilisable ce soir. » Il ajoute le prix, l’adresse, l’étage — droite ou gauche — et l’état sanitaire. Toutes ces femmes ont un filleul et elles sacrifient au patriotisme en lui donnant, à la première permission, leurs faveurs gratuitement.

— Toute la presse proteste contre les déportations infligées aux populations du Nord, du 22 au 29 avril. On avait fait le silence pendant trois mois… Le détail de ce traitement indigne l’opinion. Les gens disent : « Ce n’est pas une façon de faire la guerre. » Hélas !… L’abominable, avant tout, c’est de faire la guerre.

— Quand je vois la frénésie d’avancement des officiers qui ne sont même pas « de carrière », je comprends que la guerre dure !

— La censure supprime la pitié. Elle biffe un article qui gémissait sur le sort du petit personnel théâtral.

— Un surpatriote dit fièrement à un Américain : « Pas de médiation ! » Comme je le sens fier d’avoir lancé ce mot-là à ce neutre… Cela vous a un air coupant, tendant, cravachant, désinvolte, héroïque. On décrète la victoire absolue à soi tout seul. On n’a besoin de personne !

— Brizon publie des vers contre les prêtres : Les Embusqués du Paradis. La censure en coupe quatre. Alors Brizon annonce que la pièce est prise dans Les Châtiments.

— De Tristan Bernard. Il prétend que les va-t-en-guerre ont changé la Marseillaise. Au lieu de chanter « Allons, enfants de la Patrie », ils disent : « Allez, enfants… »

Il assure que les militaires ont l’horreur maladive des cheveux longs. D’où trois anecdotes.

Un chef fait une observation à un homme sur sa façon de conduire un mulet. L’homme explique discrètement qu’il est charretier de son état. Le chef, vexé, enlève le képi du soldat et dit : « Il a les cheveux trop longs. Il faudra le punir. »

Un autre visite un entonnoir que les troupes viennent d’occuper et dit : « C’est dommage qu’il y ait un homme qui a les cheveux trop longs. »

Un autre encore visite une ambulance de première ligne et, devant un amputé des deux jambes, dit : « Il faudra aussi lui couper les cheveux. »

— Joffre est toujours content et plein de confiance. Cet homme aurait permis de sonder et d’entrevoir les inépuisables ressources de l’espoir dans la créature : Il prédit, se trompe, reprédit, se retrompe, comme cela depuis deux ans. Et on le croit toujours !