Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 5-13).


AOÛT 1916


— Pourquoi tous ceux qui détiennent en France peu ou prou du pouvoir sont-ils pour la prolongation indéfinie de la guerre ?

Ils ne peuvent pas croire sérieusement qu’une paix actuelle aurait pour conséquence fatale une guerre prochaine. Cette guerre-ci étant inédite, nouvelle, ayant entamé plus profondément qu’aucune autre les réserves profondes de tous les belligérants, nul ne peut savoir quand ils se relèveront et si l’horreur enfin révélée de la guerre vraie, ils seront en disposition de se battre encore.

Mais la censure et la dictature militaires ont bâillonné les grandes masses (seuls s’expriment ceux qui souffrent le moins ou qui profitent le plus de la guerre). Pris à l’illusion du silence qu’ils ont imposé, nos maîtres s’imaginent aussi qu’une paix actuelle serait impopulaire.

Enfin, embarrassés et anxieux de la solution, ils voient dans la prolongation un moyen de durer, un renouvellement continu de leur mandat, qui risque fort d’être discuté à l’échéance.

— Tristan Bernard disait qu’au début de la guerre, des réformée guéris souhaitaient de garder quelque trace de leur maladie ancienne et murmuraient : « Virus, rends-moi mes lésions. »

— Jean L…, en permission, a fréquenté les cafés-concerts et dit que, partout, l’allusion patriotique est frénétiquement applaudie. Les spectateurs ont le sentiment de sacrifier ainsi à la guerre et de payer leur dette.

— Le 2. À la date anniversaire de l’entrée en guerre, les journaux commémorent, Poincaré pérore, Joffre y va de son ordre du jour. Chacun montre la victoire à l’horizon…

Les Allemands aussi. Ce serait comique si ce n’était pas macabre, ces deux groupes de belligérants qui, dans le même instant, prononcent les mêmes paroles : « Dans cette guerre qui nous a été imposée… »

— Un camp d’Hindous a été investi par des femmes si pressantes qu’il a fallu établir un service d’ordre contre leur enthousiasme.

— À la déclaration de guerre, le sénateur Humbert était fort anxieux. On pouvait l’accuser d’avoir aidé l’agression en dénonçant notre manque de préparation. Au contraire, on pouvait voir en lui un prophète. Pile ou face ? Frappé par la mort de Jaurès, qu’un fou, nourri de feuilles réactionnaires, venait d’assassiner, Humbert alla chez Gastine-Reinette acheter un revolver.

— Les journaux célèbrent un aviateur qui est délibérément entré dans l’avion de son adversaire. Tous deux sont morts. « Tous ses camarades l’envient », dit un article. S’ils poussaient l’envie jusqu’à l’imiter, il n’y aurait donc plus d’aviateurs, ni français ni allemands.

— On sait que le 606 est un sérum contre la syphilis, d’origine allemande. Le chansonnier montmartrois Jean Bastia écrit, dans une pièce patriotique :

Gardez, ô boches,
Vos trouvailles, vos « six-cent-six »,
Nous aimons mieux la syphilis
Que votre approche.

— Le 9. L’ouvrage de Thiaumont passe de mains en mains. Que de sacrifices !… Tristan dit que le fisc pourrait s’enrichir en établissant des droits de mutation sur Thiaumont.

— Comment les conservateurs ne seraient-ils pas heureux ? Partout triomphe le principe d’autorité. Plus de liberté. Rien que de l’obéissance.

— On disait devant Tristan que les grands juifs sont très généreux pour les œuvres charitables, afin de faire parfois oublier leur origine germanique : « Oui, dit-il, le cœur-sur-le-Mein. »

— La censure traque jusqu’au mot de paix. Il faut dire l’après-guerre. Une jeune femme propose devant moi qu’on dise à la Censure : « Foutez-nous l’après-guerre. »

— Le 7. Conseil national socialiste. La majorité exprime le vœu que le gouvernement fasse connaître les buts de guerre. Cette prétention paraît énorme à la réaction !

— Une petite journaliste américaine, Caroline Wilson, conte qu’on l’a emprisonnée en Allemagne comme espionne française, au début. On la garda sept jours en cellule. Les gardiennes l’éveillaient pour lui dire qu’on la pendrait. Par contre, un juge militaire, la voyant pleurer, cherche à la consoler en lui annonçant une victoire anglaise…

Le plus tragique, dit-elle, pour qui voit les deux peuples ennemis, c’est cette conviction qu’ils ont l’un et l’autre de combattre pour leur droit.

— Joffre, incurable, annonce aux journalistes américains la rupture prochaine du front allemand.

— Haraucourt publie dans le Journal un conte où un personnage tient des propos humains et généreux sur la guerre. Cette monstruosité s’explique à la fin du récit : il s’agit d’un eunuque.

— Les succès russes vers Lemberg et italiens vers Goritz grisent déjà les cervelles. Une sage revue, d’ordinaire réservée, exige des Allemands des centaines de milliards d’indemnité, l’Alsace-Lorraine de 1648 et de 1766, le bassin de la Sarre, de la Ruhr, de nouvelles colonies, etc.

— Un publiciste décrit dans le Journal l’arrivée au repos d’un régiment. Il compare ces soldats aux croisés retour d’Orient, aux gens d’armes du XVe siècle, à Brin-d’Amour et la Tulipe, à tous ceux « qui écrasaient le bourgeois de leur mépris ». C’est, dit-il, la reviviscence d’une mentalité guerrière abolie. Et il est heureux. Voilà justement un des pénibles aspects de la guerre : c’est la régression, l’acquis du progrès qui craque et tombe, le retour au bon-vieux-temps, au milieu des applaudissements et de la jubilation des rétrogrades.

— De Lavedan, Intransigeant du 18 août. « Dans la zone où se célèbre depuis deux ans, au tocsin de la mitraille et aux orgues de la canonnade, le Grand Office de la Guerre, le Saint-Sacrifice par excellence, la Messe du Droit et de l’Honneur, et qui est comme la Paroisse de la Patrie, etc. » Eh bien, gens qui aimez la guerre, voyez-vous qui vous servez ?

— On me fait remarquer que nos journaux n’insistent jamais sur la maîtrise de la mer et sur la possession de colonies allemandes. Il semble qu’il y ait là un parti pris, la crainte que le public ne s’aperçoive d’une équivalence de gages et ne demande la fin du massacre.

— Quiconque passé à Deauville raconte le luxe effréné des toilettes, l’oubli total de la guerre. Toutes les stations balnéaires regorgent. À Trouville, une sage-femme loue à un prix fou une chambre aménagée pour ses clientes éventuelles. À Saint-Énogat, un de nos ministres, venant voir son fils, doit coucher dans un sous-sol. Et ces dimanches de banlieue, trains pris d’assaut, terrasses de café répandues jusqu’à la chaussée, phalanges de petites bicyclistes en robes blanches. Tout cela quand on se bat à 80 kilomètres. Ah ! Nos petits-enfants s’imagineront difficilement la vie pendant la grande guerre !

— L’État-Major cite, comme une sublime récompense, les noms des aviateurs qui ont abattu plus de 5 avions. Certains en ont abattu 15. Ils ont donc tué 30 hommes, pilotes et observateurs. Et des adversaires dignes d’eux, de leur propre aveu. Ne sera-t-on pas stupéfait, plus tard, de voir qu’on glorifiait ainsi le meurtre, d’un élan unanime ?

— Hervé raille souvent, dans ses articles, les pacifistes bêlants. Mais le régiment qu’on mène à la boucherie ne ressemble-t-il pas davantage à un troupeau bêlant ?

— La journaliste C. Wilson et le romancier Johnston, Américains, admirent chez les Français des vertus anciennes, comme nous admirons des ruines. On ne sait jamais si cette admiration n’est pas complaisante et forcée. Ainsi, Johnston dit que nos généraux sont des hommes du Moyen âge. Louange, ou ironie ?

Caroline Wilson a rencontré à Clermont-Ferrand, au début de la guerre, la mère de sept fils. Elle la retrouve quinze mois après et lui demande des nouvelles. La mère dit : « Ça va bien pour la Patrie. » Elle a eu six fils tués. Le septième est aveugle et fou. Je n’ai pas pu discerner ce qu’en pensait la petite Américaine.

— Le 23. Grand bruit autour d’une manifestation dont Caillaux fut victime à Vichy, 2.000 personnes à l’assaut du Commissariat où il s’est réfugié. On demande des troupes au chef-lieu, on fait partir Caillaux… Le cas de cet homme est stupéfiant. Il a de sûrs amis, des admirateurs, un fort parti à la Chambre. Mais il fut l’homme de l’impôt sur le Revenu. Les classes riches surent le faire haïr. Le Figaro fut leur moniteur.

Autre source d’hostilité : Caillaux régla l’affaire d’Agadir en 1911. On dit alors qu’il vendit la France. Or, cet arrangement fut encore plus impopulaire en Allemagne, où l’on accusa le ministre Kiderlen-Waechter d’avoir humilié son pays en signant l’accord. Il en mourut dans les six mois.

— Copie d’un document jeté par un avion allemand le 4 août et tombé à Robert-Espagne. Voici la thèse : Poincaré, à l’instigation des Anglais, a ordonné qu’on bombardât des villes allemandes loin du front, afin que les Allemands répondissent par des mesures analogues, qui réveilleraient la colère et la haine de la France contre l’Allemagne, chose nécessaire à l’heure où l’on est las des sacrifices de sang.

Ce document cite le bombardement de Karlsruhe (22 juin 1916, 48 morts, dont 30 enfants), Mulheim (22 juin), Fribourg (16 juillet), Kundera. Holzen, Mappach (17 juillet), Heitersheim (22 juillet).

Il ajoute que le commandement allemand ne s’explique pas « cet acte de barbarie qui n’a rien de commun avec la conduite de la guerre. L’Allemagne fait la guerre aux armées françaises et non aux civils, femmes, enfants ». Comment les Allemands peuvent-ils concilier ce langage avec certains faits avérés, Zeppelins sur Londres, guerre sous-marine, férocité voulue des débuts de la guerre, dont témoignent les carnets et les ordres trouvés sur les prisonniers, les rapports des neutres ?

— De Tristan. Un photographe, mobilisé et permissionnaire, voit sa femme accoucher d’un petit nègre, souvenir du passage des troupes noires. Il dit mélancoliquement : « Trop de pose. »

— Dans les gares, les métros, en une semaine j’ai vu trois fois ce spectacle : un soldat amputé sur ses deux béquilles, qui tombe, s’allonge, ses béquilles projetées au loin. La foule le relève. C’est atroce. On crie d’horreur. Comment les cerveaux ne craquent-ils pas ? Comment les cœurs n’éclatent-ils pas ? Comment ne hurle-t-on pas : assez !

Non, ce n’est pas de l’héroïsme. C’est de l’insensibilité. Ce sont des choses qui n’arrivent pas à soi. C’est aussi du respect humain.

— Je ne puis pas admettre la formule : « Les lois de la guerre ». Il y a la guerre, l’horreur déchaînée, la tuerie, le retour à la barbarie. Les nuances dans l’art de tuer ne peuvent pas se distinguer. Quelle est la différence entre la tuerie par le vide que fait l’abus de 75 ou l’asphyxie du gaz délétère ?

— Le détachement du public s’affirme. Allons ! C’est une expédition coloniale, à 80 kilomètres de Paris, avec, dans les tranchées, deux millions de culs-terreux.

— Vous qui lirez cela plus tard, n’oubliez pas que les belligérants n’étaient renseignés que par leurs journaux, donc d’une façon unilatérale. Toutes les informations étaient optimistes, ampoulées et partiales. Jamais on ne mettait sous nos yeux des gestes de pitié, des spectacles d’horreur. On ne nous laissait voir qu’une face de la vérité… Et encore, une face regardée à travers des verres roses. Cet empoisonnement légal, officiel de l’opinion, doit rester un trait caractéristique de la guerre. Il faut marquer aussi son absolutisme, son ton de « bon plaisir », sa tendance à user de son pouvoir de censure pour épargner les gens en place.

— Une Anglaise dit : « Il ne faut pas finir le guerre par un paix honteux. »

— L’entrée en guerre de la Roumanie provoque des satisfactions discrètes, animées surtout de l’espoir que cela rapprochera la fin. Aucune manifestation dans la rue. Seuls, les édifices publics pavoisent.

— Les religieuses qui avaient quitté la France pour la Belgique à la Séparation sont derechef à Paris. Elles espèrent bien ne plus partir. Fruits de la guerre ! Le Vatican exprime le même espoir, et celui d’une ambassade de France, à Rome.

— La journaliste américaine Caroline Wilson voulait enquêter près des militaires sur la loi de trois ans, afin de l’offrir en modèle à son pays, qui est poussé à se militariser. Ainsi, grâce à la lecture des journaux réactionnaires, cette Loi apparaît comme l’outil modèle de la guerre. Je l’engage à lire L’Armée Nouvelle de Jaurès, prophétie que réalisa la guerre, puisque la résistance à l’invasion est l’œuvre du paysan, sans entraînement militaire, transporté du sillon dans la tranchée.

— Férocité des patriotes. L’un d’eux visite un camp de prisonniers allemands. Il m’avoue en riant qu’ils crèvent de faim. Quatre-vingt-trois grammes de viande par jour. Ce sont des représailles. La moitié a « des gueules d’assassins ». Le feldwebel est écœurant de servilité (Sinon il eût été à gifler d’arrogance). Ces hommes sont condamnés à une demi-heure de corvée supplémentaire pour je ne sais plus quelle faute. L’adjudant qui commande le camp propose de lever la punition en l’honneur de la visite du patriote. Celui-ci s’y oppose.

— De Contrexéville, zone des armées, un parlementaire voulait téléphoner à sa femme restée à Paris. Le G. Q. G. autorisa la communication au bout de dix-sept jours, à la condition que ledit parlementaire (ancien ministre) « rendît compte à l’avance du sujet de sa conversation avec sa femme ».