Callmann-Levy (p. 57-66).

VI

NADÈGE

Un personnage comme Diogène, je l’ai dit et j’aurai souvent besoin de le répéter, mélange d’esprit, de noblesse, de perversité candide, de petitesse, serait impossible partout ailleurs qu’en ce pays de Galicie, où, plus encore qu’en Russie, la civilisation n’est souvent que le vernis de la barbarie, où l’esprit ne va pas sans une affectation d’excentricité, où la fierté a des tyrannies étranges, où la haine descend parfois à la puérilité.

Je crois également qu’une femme comme Nadège Ossokhine, d’une grâce extérieure qui serait effroyablement dangereuse avec un peu de coquetterie, d’un stoïcisme de sentiment qui arriverait bien vite à l’insensibilité, calme avec des yeux ardents, simple avec une beauté souveraine, excentrique par tempérament, modérée par raison, écrivant d’une plume virile, sans perdre rien de son charme féminin, luttant pour les intérêts populaires avec une aisance de grande dame, prête à tout souffrir pour ses idées, avec un sourire sans provocation, décidée à tout oser pour son honneur et son indépendance, sans se départir de sa dignité ; une pareille femme n’est également possible que dans ce pays, à la fois si vieux et si jeune, où tant d’aspirations, enfouies comme les vapeurs d’une terre puissante mal cultivée, s’exhalent de tant d’esprits ignorants, et produisent une nuée lumineuse quand elles sont traversées par une âme intelligente, savante et pure !

Dans un appartement d’une élégance sobre, mais réelle, Nadège Ossokhine avait installé le bureau de rédaction de son journal. À vrai dire elle était à peu près son seul rédacteur.

Sa vieille nourrice, une servante petite-russienne qui savait écrire assez bien pour écrire sous la dictée de sa maîtresse ; une vieille fille, grande et sèche, Panna Scharow, institutrice de l’école communale et remplissant l’office de secrétaire : tel était le personnel gravitant autour de la directrice du journal la Vérité.

Le titre eût paru prétentieux en France, et, pourtant, c’était une idée française qui avait inspiré Nadège. Elle prétendait avoir trouvé de cette façon le moyen de devenir journaliste, sans être infidèle au miroir.

Depuis bientôt deux mois, Nadège agitait et émerveillait le cercle. Les femmes avaient été un peu lentes à découvrir en elle une alliée qui leur faisait honneur. En revanche, les hommes avaient deviné bien vite, non pas une ennemie, mais un juge, ce qui les effrayait davantage. Aussi, les uns, les néophytes de l’école de Diogène, s’étaient-ils hâtés de la haïr, de la cribler de leurs sarcasmes ; tandis que les autres s’étaient mis plus adroitement à l’adorer pour désarmer sa justice.

Elle avait vingt-huit ans. Elle était dans tout le rayonnement d’une beauté qui devait sans doute à des douleurs éprouvées par la réflexion cet achèvement que la mélancolie donne à la rectitude et à la finesse des traits.

Nous la surprenons le matin, à l’heure où, tout en buvant par petites gorgées son café, la directrice de la Vérité parcourt ses lettres et ses journaux.

Ses cheveux bruns répandus sur ses épaules, encadrent son visage au teint mat. Un peignoir blanc dont les larges manches s’agitent comme des ailes au moindre mouvement, en faisant frissonner les papiers qu’elles effleurent, laisse deviner, sous ses plis flottants un buste admirable, une taille bien prise, et laisse voir des bras d’une perfection absolue.

La chambre est maintenue dans un demi-jour par des jalousies baissées ; un petit jet d’eau, fort à la mode, entretient un peu de fraîcheur dans la pièce en éparpillant la poussière humide sur des fleurs rapportées d’une grande promenade faite la veille à la campagne.

Nadège est assise dans un fauteuil bas, de cuir de Hongrie. Elle a un guéridon couvert de papiers à côté d’elle ; les pieds nus, par une habitude orientale, sortent, au moindre mouvement, de deux petites pantoufles d’hermine et se posent sur un coussin de velours brodé d’or.

Nadège lit et rit. Elle laisse tomber sur ses genoux la grande lettre qui a provoqué son hilarité.

Au même moment, la porte s’ouvre et mademoiselle Scharow trouble l’harmonie de ce tableau par l’introduction de son visage jaune et osseux.

— Panna, dit-elle d’une voix respectueuse, mais peu habituée au respect, voici une dépêche de Vienne. Il me manque encore deux cents lignes pour achever le journal.

— Cherchez-les là dedans ! répond Nadège en soulevant sur la table les journaux et les lettres, et comme elle s’aperçoit que mademoiselle Scharow jette un regard interrogateur sur la lettre restée sur ses genoux :

— Oh ! cela ! dit-elle, ce n’est pas pour le journal. Mon correspondant de Lemberg, qui m’avait promis des révélations importantes, m’envoie, devinez ?… une déclaration d’amour en quatre pages.

— Oh ! les hommes ! murmura la vieille fille scandalisée.

— Ce n’est pas de sa faute, reprit Nadège, avec un sourire sérieux, c’est de la mienne. Une femme qui se permet d’écrire en faveur de la liberté autorise, paraît-il, toutes les licences. C’est égal, nous supprimerons à l’avenir ce correspondant, puisqu’il ne m’envoie rien de bon… Ah ! vous laisserez entrer cette jeune fille qui m’a écrit hier pour m’annoncer sa visite.

— Oui, panna. Il y a en bas un homme qui attend, depuis une heure, la faveur d’une audience.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas renvoyé ? qui est-ce ?

— Un paysan, un vieillard.

— Voilà, ma chère, deux raisons pour ne pas le faire attendre. Le travail et la vieillesse n’ont pas le temps de faire antichambre. Dites-lui de monter.

Mademoiselle Scharow partit en emportant les papiers ; et, deux minutes après sa sortie, un petit homme maigre, chétif, au nez pointu, mais aux yeux extraordinairement brillants, parut sur le seuil de la chambre.

Le costume de ce petit-russien annonçait une certaine aisance ; car, malgré l’étouffante chaleur de ce jour-là, il ne portait pas de vêtements de toile, et au lieu d’aller pieds nus, il était chaussé de grandes bottes noires. Sur une large culotte bleue tranchait son gilet rouge ; son pardessus de drap noir tondu, aux coutures écarlates, complétait l’ajustement. Il tenait d’une main un grand chapeau de paille, qu’il avait probablement fabriqué lui-même, et de l’autre un sac de toile bleue dans lequel s’agitait un volatile.

En entrant dans la chambre, le petit vieillard jeta autour de lui un regard de religieux effarement, comme s’il eût pénétré, par une faveur prodigieuse, dans un sanctuaire ; puis, attiré par le sourire de Nadège, il s’agenouilla et s’avança dévotement devant elle.

— Que faites-vous ? lui demanda la jeune femme surprise.

— J’avais promis de faire cela, répondit le paysan d’une voix tremblante.

Il ouvrit son sac, en tira un poulet dont les pattes étaient solidement attachées, et le déposa à terre comme une offrande devant la statue d’une divinité.

Nadège, que cet hommage embarrassait, essaya de plaisanter :

— Vous voulez me le vendre ? Combien ?

— Non, je ne le vends pas ; acceptez-le, et je vous remercierai, dit le paysan en joignant les mains.

— Avant tout, relevez-vous, mon ami.

Le vieillard se releva, et, après deux secondes de contemplation muette :

— Ainsi, c’est vous qui écrivez un si beau journal ?

— Vous le lisez ?

Le vieux paysan eut un froncement de sourcil.

— Pour cela, non, madame. Qui donc m’aurait appris à lire ? Mais, je sais écouter, et j’ai là, — ajouta-t-il en se frappant la poitrine — de quoi comprendre. Nous sommes cinq qui, les dimanches, nous réunissons le soir autour d’un baril de bière. Le chantre nous fait la lecture, et nous croyons être à l’église. Vous dites de belles choses pour nous autres, gens du peuple. Vous voulez nous grandir. Je n’ai pu résister à l’envie de vous voir, de vous dire que nous ne perdons aucune de vos paroles. Il paraît que le gouvernement a peur de votre douceur, de votre bonté ; si jamais il vous tourmentait, nous serions là pour vous défendre, vous venger. Excusez-moi d’être venu, et puisque vous êtes bonne, ne refusez pas ce poulet. Je n’ai pas osé vous offrir plus, car vous auriez cru que j’y mettais de la vanité, et je n’ai voulu y mettre que de la reconnaissance.

Le petit discours du vieux paysan fut débité nettement, simplement, avec onction et sans humilité. Nadège fut émue.

Cet écho populaire était à la fois de la gloire et quelque chose de plus : une sympathie humaine. Nadège se détourna pour ne pas laisser voir que ses yeux se troublaient.

Puis elle traversa la chambre, alla prendre, sur une sorte de crédence orientale, un grand verre dans lequel elle versa du vin, le porta à ses lèvres, et, d’un geste plein de grâce, le tendit au paysan.

Le vieillard accepta cette offre de communion.

— Que Dieu vous accorde de longues années ! dit-il d’une voix forte.

Il vida le verre, le posa avec précaution sur le meuble et reprit d’un ton plus assuré :

— Je m’appelle Macini Gaskine. Je suis fermier à Troïza. Si jamais vous avez besoin de provisions… je suis tout à votre service.

— Je vous remercie.

— Je vous demanderai seulement la permission de venir de temps en temps vous faire une petite visite pour soulager mon cœur. Ah !… j’en ai gros là dedans ! Quand on a beaucoup vécu, on a vu beaucoup d’injustices ; on a rêvé bien des révoltes ! ce n’est pas seulement moi qui souffre ; moi, je suis presque un heureux parmi les malheureux… Mais si vous saviez quelle misère !

— Je sais ! dit Nadège pensive.

— La misère des habits, des meubles, ce n’est rien encore ; mais la misère des âmes ! Puisque vous écrivez pour nous, il faut que vous sachiez tout ce qui nous concerne… Il y a des choses !… oh ! des choses que je vous dirai mal, mais que vous écrirez si bien !

— Je vous serai reconnaissante, monsieur Gaskine.

— La reconnaissance ! c’est notre affaire. C’est peut-être un grand bonheur pour les paysans que leur avocat soit une femme, une femme douce, bonne et belle comme vous ! Vous leur porterez bonheur, et vous les empêcherez de perdre jamais patience !

Nadège adressa alors quelques questions au vieux fermier sur la condition des paysans. Elle fut frappée de la netteté, aussi de la prudence avec laquelle il répondait.

Quand il eut fini, elle lui dit en lui serrant la main :

— Vous êtes un homme intelligent, monsieur Gaskine.

— Il nous en faut, de la malice, repartit le fermier, se méprenant par modestie sur la réponse de Nadège ; nous avons tant d’ennemis ! tant de gredins qui nous rongent, nous torturent !

— Vous regrettez de ne pas savoir lire : vous avez raison, reprit Nadège. Faites étudier vos enfants. Des écoles pour vos fils, des écoles pour vos filles : voilà le salut, la victoire des pauvres et le rachat des riches. Avez-vous des enfants ?

— Le paysan hésita à répondre, puis lentement il dit :

— J’ai un fils, pour vous servir.

Il sembla que la voix de Gaskine faiblissait.

— Que fait-il ? demanda Nadège.

Le vieillard garda le silence.

— Votre fils cultive-t-il la terre ? Est-il soldat ?

Gaskine s’essuya le front avec sa manche ; il était rouge.

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, mon ami ? Ne craignez pas de me dire tout. N’ayez pas de honte avec moi.

— C’est que je ne veux pas mentir, surtout à vous, et que je ne puis vous dire la vérité.

— La vérité ! c’est la devise de mon journal, et celle de mon cœur.

— Ah ! je n’ai pas su faire de mon fils ce que j’aurais voulu en faire. Il sait lire, lui, écrire ! Il écrit trop. Vous le connaissez peut-être.

— Alors, vous n’avez pas de raison pour me taire son nom.

— Une autre fois, si vous le permettez. Quand je reviendrai. Aujourd’hui, je veux être tout à la joie de vous voir. Je vais raconter à mon fils comme vous êtes belle, aussi belle que bonne !

— À bientôt donc, monsieur Gaskine.

Le paysan s’agenouilla de nouveau, baisa le bas la robe de Nadège, et sortit.

Nadège avait reconduit le vieillard jusqu’à la porte.

Elle revint à son fauteuil, rêveuse.

— Voilà la vraie récompense ! se dit-elle ; ah ! c’est un bonheur de se dévouer pour ces cœurs naïfs.

Elle eut un soupir, et reprit en remuant la tête :

— Hélas ! cela ne fait pas oublier ! Le cœur peut guérir les autres cœurs ; mais ne se guérit jamais. La douleur le rend bon, mais ne l’apaise pas.

Elle reprit sa place dans son fauteuil et parut se laisser entraîner dans une songerie lointaine, qui l’emportait loin du journal, loin de sa maison, loin de sa solitude.

Elle resta près d’une demi-heure dans cette méditation, dont elle fut tirée par des coups discrets frappés à la porte de la chambre.

Sa servante petite-russienne lui annonça qu’une jeune dame voilée, arrivée dans une britschka arrêtée à la porte, demandait à lui parler.

Nadège se souvint de la lettre qu’elle avait reçue la veille et donna l’ordre de laisser monter.

Un instant après Petrowna — car c’était elle — était introduite auprès de madame Ossokhine.