Callmann-Levy (p. 67-74).

VII

LA CONSULTATION

Nadège fut surprise et charmée de l’aspect de la jeune fille, quand celle-ci, soulevant son voile, sembla découvrir une aurore.

Le sentiment de sa démarche hardie, l’émotion d’aborder une femme célèbre, la joie d’un acte réfléchi, le doute de ce qu’elle allait apprendre répandaient sur la physionomie de Petrowna une lueur transparente, pour ainsi dire, à travers laquelle on retrouvait pourtant sa jolie petite mine d’enfant mutine et gâtée.

Madame Ossokhine se leva et lui tendit la main.

Petrowna voulait montrer beaucoup de sang-froid et de dignité. Mais ses genoux fléchirent ; elle s’inclina, comme avait fait Gaskine, et baisa la main charmante qui s’offrait à elle.

— Qui êtes-vous, mademoiselle ? et que voulez-vous de moi ? demanda Nadège.

Petrowna balbutia d’abord quelques paroles confuses, puis elle donna son nom, celui de sa famille, et ajouta :

— Madame, vous êtes la mère de toutes les âmes qui souffrent. Je souffre et je viens à vous.

Nadège sourit :

— Vous êtes bien jeune pour souffrir. Quel âge avez-vous ?

Petrowna dit son âge. Nadège la fit asseoir auprès d’elle :

— Je vois ce que c’est, reprit Nadège avec une indulgence maternelle. Et, se penchant à l’oreille de Petrowna : Vous aimez quelqu’un, n’est-ce pas ?

Petrowna, qui venait pour parler de cet amour, parut confuse de la question. Son joli visage s’empourpra, elle baissa les yeux ; puis, les relevant aussitôt avec un effort :

— J’ai peur, murmura-t-elle, d’être disposée à aimer.

— Vous avez peur d’un devoir et d’un bonheur ?

— Ah ! madame, répliqua vivement la jeune fille, si un prêtre avait pu me comprendre, je serais allée me jeter à ses genoux. Voilà la première fois que je pense tout haut. Il m’a semblé que vous, dont l’esprit est si haut, la vertu si pure, la bonté si parfaite, vous qui êtes trop grande pour n’avoir pas déjà souffert, vous devineriez mieux que tous ce qui se passe en moi, et me donneriez un conseil que je jure de suivre.

— J’ai souffert, oui, mon enfant, dit Nadège ; mais je n’ai que mon expérience à mon service et je la redoute. J’ai peut-être mérité de souffrir… Voyons, racontez-moi votre poème, votre roman, ou votre histoire, et j’essayerai de vous donner l’avis d’une mère ou d’une sœur aînée.

Petrowna aspirait depuis trop longtemps à cette confidence pour pouvoir d’abord raconter avec ordre, ce qui se passait en elle et autour d’elle. Ses premiers mots furent entrecoupés de soupirs, puis peu à peu son énergie naturelle lui revint assouplie.

Elle fit le récit complet de sa vie, de son enfance, de sa jeunesse, de son éducation. Elle peignit avec sincérité, et avec un peu de malice involontaire, l’intérieur paternel. Elle avait deux sœurs, dont l’une était mariée à quelques lieues de la ville, et dont l’autre était impatiente de mariage. Elle avoua que Constantin avait produit sur elle une impression étrange, mêlée de tendresse, de défiance, de colère ; mais elle sentait bien que ce sentiment confus n’était pas de la haine.

— Bref, j’ai peur d’aimer et j’ai peur d’être aimée, dit-elle pour conclure.

— Avez-vous donc peur de vous sacrifier ?

— Oh ! non, c’est, au contraire, ce désir d’immoler ma fierté, ma volonté, qui à la fois me tourmente et m’encourage. Mais peut-être M. Constantin croit m’aimer et ne m’aime pas ! Peut-être n’aurai-je pas à me dévouer !

Nadège regarda Petrowna, comme une coquette enfiévrée regarde son miroir.

— Chère enfant, lui-dit-elle, vous parlez comme j’aurais dû penser à votre âge !

— Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ? Non, continua la jeune fille avec orgueil, je ne veux pas aimer pour être méconnue. Oh ! vous qui savez tant de choses, dites-moi donc s’il y a un secret pour donner à celui qui doit être votre mari l’âme qu’on lui souhaite.

— C’est un sortilège que vous me demandez, dit Nadège en entourant de son bras la taille de la jeune fille.

— Vous êtes un si grand esprit ! murmura Petrowna avec un regard suppliant.

— Je ne suis pas un grand esprit, mon enfant, je suis une femme qui a mal commencé et qui ne peut corriger sa vie. J’ai eu vos vanités, vos scrupules ; j’ai été fière, farouche et tendre, comme vous. J’ai cru avoir conquis l’estime de celui dont j’avais l’amour. Il a cessé de m’aimer en continuant de m’estimer ; et cette estime est devenue pour lui aussi odieuse que la haine. Je ne puis vous conseiller de faire ce que j’ai fait ; car, cela m’a bien mal réussi ; et je ne puis vous conseiller non plus le contraire de ce que j’ai fait ; ne serait-ce pas diminuer votre fierté ?

— Alors, madame, la vie des femmes est un hasard.

— Elle est surtout une épreuve.

— Je me tuerais, si je m’étais trompée ! s’écria Petrowna.

— Et si vous étiez trompée ?

— Ce serait la même chose. Peut-être tuerais-je celui qui m’aurait trahie.

La jeune fille sauvage, soi-disant méchante, reparaissait dans ces paroles. Ses yeux jetaient des éclairs ; sa bouche avait des plis de menace.

M. Constantin est un homme d’honneur, reprit madame Ossokhine.

— Oui, mais il a de mauvaises connaissances.

— Comment ! mignonne, vous savez cela ? dit Nadège en riant.

— Sans doute, répliqua Petrowna avec simplicité. J’ai appris par M. Barlet, un de nos vieux amis, que M. Constantin est l’ami de M. Diogène Kamenovitch.

— Ah ! dit Nadège devenue sérieuse.

— Vous savez, reprit Petrowna, ce que c’est que cet homme ?

— Je crois le savoir.

— C’est l’ennemi des femmes ; il a formé, dit-on, une société abominable dans laquelle on jure d’empêcher ou d’empoisonner le mariage. Toutes les femmes de la ville sont très alarmées de l’influence de M. Diogène sur les jeunes gens. J’aimerais mieux vieillir, mourir fille, que de fournir à M. Constantin l’occasion d’appliquer les maximes de son ami. Dites-moi, madame, vous en qui j’ai toute confiance, ce que je dois faire.

— Il faut avant tout vous calmer, dit Nadège en mettant un baiser sur le front de Petrowna. Il faut ne vous préoccuper que de votre conscience et de celle de M. Constantin. S’il vous aime, vous le saurez bien ; si vous l’aimerez, vous le savez déjà. Aimez-le sans coquetterie, sans malice ; mais qu’il sache bien que vous l’aimez. C’est là le secret difficile à deviner et impossible à enseigner. L’amour est le seul sentiment qui contienne son génie. Toute l’intelligence ne le donne pas, et il suffit à élever le cœur au-dessus de toutes les intelligences.

Petrowna, qui avait mis ses deux mains sur sa poitrine, releva la tête :

— Je pensais tout cela, dit-elle, mais je craignais presque de le penser.

— Ne redoutez pas l’amour, mon enfant, si vous avez le courage de souffrir, reprit Nadège, en l’embrassant encore ; on se sauve et l’on sauve les autres avec cela. Soyez simple avec M. Constantin. En n’ayant ni coquetterie ni malice vous saurez plus vite s’il vous aime, puisque vous ne provoquerez pas sa vanité. Moi, je vous promets de prendre des informations sur son compte. Il paraît que M. Diogène a sa police. J’ai la mienne. Ne redoutez rien de ce grand ennemi des femmes. Toutes les traditions du monde sont pour nous. S’il est un serpent, nous l’écraserons. Revenez me voir ; ou plutôt, comme je ne veux pas que vous sembliez fuir la maison maternelle pour venir me demander un conseil, c’est moi qui irai vous voir. Voulez-vous m’annoncer à madame Pirowska ?

— Si je vous emmenais ? dit tout à coup Petrowna.

— Pas aujourd’hui, mon enfant. J’ai beaucoup à travailler. Mais demain, j’irai vous rendre votre visite, et demander le pardon que vous méritez pour la visite que vous m’avez faite. À moins que madame votre mère n’ait horreur des bas bleus ?

Petrowna regarda naïvement les pieds de Nadège, sans bas, dans les pantoufles d’hermine, et répondit :

— Ma mère sera fière de vous recevoir ; mon père vous adorera, et Léopoldine, j’en suis sûre, me rendra jalouse.

— Ayez courage, mon enfant. Ah ! votre mère est bien heureuse d’avoir une fille noble, sincère et courageuse comme vous !

Petrowna se mit à rire.

— Ma mère me croit entêtée, méchante.

— Vous lui donnez toute la verdeur de votre jeunesse, et vous gardez le miel pour un autre. C’est dans la nature. Il faut bien que nous commencions par être ingrats envers nos parents, pour avoir plus tard, dans nos chagrins, la ressource de revenir à eux, quand ils sont là, et de nous consoler par leur tendresse.

L’entretien se prolongea pendant une heure encore, entre Nadège et la jeune fille. Quand celle-ci, rassurée, encouragée, fortifiée, remonta en voiture, elle emporta la foi.

Madame Ossokhine, en se retrouvant seule, retomba dans sa rêverie.

— J’ai savouré aujourd’hui, se dit-elle avec un sourire mélancolique, les deux gloires auxquelles je peux prétendre : la piété d’une âme simple qui croit à la vérité que je proclame, et la confidence d’une âme tendre qui devine la douleur que je cache. Qu’ils soient bénis, ces deux admirateurs ! Brave homme ! brave enfant ! Oui, je lutterai pour la délivrance de tes pareils, vieux Gaskine. Oui, je me dévouerai à ton bonheur, Petrowna. Je saurai triompher du vieux monde, et j’aurai raison, je l’espère, de Diogène. Il se croit l’ennemi des femmes, le malheureux ! S’il disait vrai, il serait le plus effroyable ennemi des hommes. Heureusement il se trompe ; je le lui prouverai.