Callmann-Levy (p. 51-56).

V

STRATÉGIE PERDUE

Dans tous les pays du monde, et à toutes les époques de la civilisation, la stratégie des amoureux est la même : essayer de l’indifférence, de la jalousie, du dépit ; tracer autour du cœur dont on fait le siège des lignes de circonvallation très étendues ; s’approcher de la place par des ruses naïves dont se rend presque complice l’adversaire qui feint de se laisser tromper ; ne démasquer ses batteries que quand on risque d’être repoussé ; et faire capituler, quand on annonce qu’on va lever le siège. Voilà, pour les amoureux des deux sexes, les roueries honnêtes que les différences de costumes, de mœurs et de langage, ne peuvent changer.

Constantin, autorisé par la déclaration d’indifférence de Petrowna, à devenir assidu dans la maison Pirowski, en fut bientôt, non-seulement le visiteur quotidien, mais le familier, une sorte d’officieux vague, au service de tout le monde.

Léopoldine, qui observait le major et qui jouait avec lui le jeu classique du dédain, paraissait accepter pour elle, et accaparer la bonne volonté de Constantin, qu’elle chargeait de toutes ses commissions.

Esclave avec la belle hautaine jeune fille, confident filial de M. Pirowski, Constantin fournissait la bibliothèque de Léopoldine, lui dévidait ses laines, lui choisissait ses dessins de broderie, lui portait son éventail, la berçait, par les soirs étouffants, dans son hamac, lui mettait des coussins sur les bancs trop durs du jardin, au moindre geste allait lui chercher ou reporter sa kazabaïka, selon qu’il faisait un peu frais ou un peu trop chaud.

Constantin n’avait de repos qu’en jouant au piquet avec M. Pirowski ; mais il fallait subir les longues dissertations politiques du vieux seigneur, lui rallumer vingt fois sa pipe, qui s’éteignait vingt fois.

Quand Léopoldine et M. Pirowski lâchaient leur victime, la fière madame Pirowska le chargeait, dans les petites promenades, de tout ce qu’elle trouvait superflu dans sa toilette et, si le souper se faisait attendre, quand il restait à souper, elle lui demandait d’aller presser les gens du même air que Philippe II avait dû prendre pour envoyer le duc d’Albe dans les Pays-Bas.

Petrowna était la seule qui ne demandât rien, qui n’acceptât rien, qui passât, silencieuse, indifférente, au milieu de tous ces mouvements du pauvre amoureux ; battant l’air de ses tresses blondes, comme avec les lanières d’un fouet, à chacun de ses gestes vifs et mutins, s’élançant d’un bond vers tout ce qui lui appartenait, et que Constantin pouvait être tenté de lui offrir, quand elle en avait besoin.

Un jour, elle entra dans le jardin, comme Léopoldine en sortait, après un entretien qui paraissait avoir été très animé, entre elle et Constantin.

Petrowna hésita une seconde ; mais elle ne voulut pas paraître fuir, et, s’avançant résolument, saluant à peine le pauvre amoureux intimidé, elle alla droit à un massif de groseillers et se mit à en casser de petites branches, au risque de se déchirer les doigts.

Constantin, absolument dans son rôle, s’approcha et lui dit :

— Mademoiselle Petrowna, je vois bien maintenant que vous me détestez.

Elle répondit sans le regarder :

— Je ne veux pas vous gêner.

— Me gêner ?

— Ne viens-je pas d’interrompre une conversation, fort intéressante sans doute, avec Léopoldine.

— Fort intéressante, en effet ; nous parlions de vous.

— De moi ?

Elle haussa les épaules avec incrédulité, mais elle ne put empêcher qu’un faible sourire tourmentât les deux extrémités de sa jolie bouche.

— Oui, de vous ; rien que de vous.

— Ah ! si les arbres et les fleurs parlaient, je suis sûre que le jardin tout entier vous démentirait.

Elle dit cela avec un rire clair, argentin, moqueur. Constantin commit une faute de stratégie. Il voulut lui prendre la main.

Elle sauta vivement au milieu même des groseillers, et quand elle sortit du massif par une contre-allée, elle avait laissé, comme un agneau sa laine, de petits flocons d’hermine de sa kazabaïka aux arbrisseaux.

Une heure après, Constantin disait à M. Barlet :

— Elle me fuit trop ! Je commence à croire sérieusement qu’elle m’abhorre.

Le vieux Français tira de sa poche son Dictionnaire de l’amour, et lut sentencieusement ce passage :

« C’est le rôle des femmes de fuir les hommes, même lorsqu’elles ont envie de se laisser prendre. » — Montaigne.

— Voilà votre cas, ajouta le professeur de français et d’amour.

— Oui, je me dis cela, repartit Constantin, mais Petrowna paraît si sincère dans son éloignement !

— Comme vous paraissez sincère dans votre adoration pour Léopoldine.

— Ah ! si je pouvais croire que Petrowna se méprend à ce jeu !…

— Laissez-la se méprendre ; vous êtes dans la bonne voie !

Le lendemain, Constantin apprit que toute la famille était partie brusquement pour Slobudka, le matin même. Cette annonce lui fut faite par un vieux cosaque resté au logis, pour tout mettre en ordre avant de rejoindre les émigrés.

Le major Casimir était là, quand Constantin reçut cette réponse. Ils se regardèrent avec des airs différents. Constantin était triste ; le major souriait. Le plus spirituel des deux croyait que tout était compromis par ce départ ; le plus sot s’imaginait qu’on le fuyait pour l’attirer.

Je n’ai rien dit des visites quotidiennes du major, parce qu’il n’y avait rien à en dire. Il arrivait solennellement, se postait en face de madame Pirowska, comme s’il eût voulu continuer la romance commencée vingt ans auparavant, et restait là, comme un ornement de salon, n’étant habile que pour mettre au courant le raffiné Diogène, auquel il racontait tous les matins ses prétendus succès de la veille, en concluant toujours : — Je fais du chemin, je fais du chemin !

Diogène hochait la tête, le renvoyait à son poste et attendait.

Le philosophe pensait intérieurement :

— Le niais se fera aimer de madame Pirowska ; mais la mère, qui est une femme habile, et avec laquelle je pourrai m’entendre quand il le faudra, sous menace d’un scandale, forcera l’héroïque Petrowna à se dévouer pour elle. J’aurai fait le bonheur du major, j’aurai préservé ce béat de Constantin, et j’aurai vengé une fois de plus les hommes des méchancetés de petites vipères comme Petrowna.

Le philosophe se fiait à l’inspiration du moment pour corriger sur le champ de bataille les défectuosités de sa stratégie de cabinet. On verra que, tout aveuglé qu’il était par sa fatuité d’ennemi des femmes, Diogène fit assez de mal à nos héros, pour sauver son amour-propre.

C’était Petrowna qui avait fait décider tout à coup le départ de la famille pour la campagne. Le bon M. Barlet répara le tort que cette retraite pouvait faire au plan de Constantin. Il maintint les droits de ses élèves à continuer, ou par correspondance ou de vive voix, les conversations nécessaires au perfectionnement de leurs études.

M. Pirowski tenait d’ailleurs à revoir bientôt son allumeur de pipe ; Léopoldine ne renonçait ni à son esclave, ni à la vue du major ; madame Pirowska n’aimait pas la campagne et se prêtait à tout ce qui pouvait rappeler la ville.

Petrowna fut donc vaincue dans ses projets de solitude, et les visites furent non-seulement tolérées, mais redemandées.