Callmann-Levy (p. 40-50).

IV

LE DICTIONNAIRE DE L’AMOUR

Dans le palais de bois demeurait aussi M. Barlet, Français que nous avons déjà entrevu. C’était un ancien officier de la grande armée, qui vivait dans les termes les plus amicaux avec la famille Pirowski. Il enseignait les éléments de la langue française dans les meilleures familles de la ville et chez les propriétaires des environs.

Blessé grièvement pendant la retraite de Russie en 1812. M. Barlet avait été transporté à Cracovie, et, après la déclaration de guerre de l’Autriche à Napoléon, en 1813, on l’avait interné comme prisonnier à Lemberg. À la paix, se souciant peu de retourner dans sa patrie envahie par les Bourbons, il s’établit dans le chef-lieu de X…

Bien qu’il eût quatre-vingts ans, il était resté alerte, frais, de bonne humeur. Ami de tous les hommes lettrés (je veux dire connaissant au moins leurs lettres), il était le confident de toutes les femmes. Il avait lu Voltaire avec les grand’mères, récité Parny avec les mères ; il avait bien de la peine à ne citer ni Voltaire ni Parny aux filles et aux petites-filles.

Un beau matin, Constantin, qui n’avait pas été longtemps sans faire la connaissance de M. Barlet, se rendit chez l’aimable vieillard, et, carrément, lui demanda des leçons de français. M. Barlet, en pantalon gris, en gilet blanc, en frac bleu à boutons d’or, avec une cravate blanche immaculée, était debout, au milieu de sa chambre, et brossait son grand chapeau gris.

Il fit asseoir son jeune visiteur sur un petit canapé, au-dessous du portrait de Napoléon, entre la bataille de Marengo et celle d’Austerlitz ; puis, après un petit discours préliminaire, voulant s’assurer des éléments que possédait déjà Constantin, il le pria de lui lire à haute voix, dans un volume de Béranger, la chanson du Vieux caporal.

Lorsque Constantin eut fini, le professeur sourit et, d’un ton malin :

— Vous connaissez si bien la langue française, que vous n’avez plus besoin que d’un peu d’exercice, c’est-à-dire de conversation et de lecture. Je m’imagine que vous venez chez moi pour causer, mais non pas seulement avec moi.

— Excusez… monsieur Barlet.

— De quoi vous excuserais-je ? D’être jeune et d’être amoureux ?

— Vous avez deviné…

— Parbleu ! je sais bien que je loge au-dessus d’un colombier ! Et quelle est celle ?…

— Mademoiselle Petrowna.

— Je m’en doutais. C’est très bien. Vous êtes un honnête jeune homme, courageux !…

— Il n’y a pas grand courage à aimer !

— Eh ! Petrowna est un joli démon.

— Encore ! Vous aussi, monsieur Barlet, vous la traitez de démon ?

— C’est le plus grand éloge que je puisse en faire.

— Que m’importe, après tout ! Je l’aime, et je veux m’en faire aimer

— Bravo ! vous savez le français par cœur, mon ami. Mais savez-vous comment on fait la cour à une jeune fille ?

— En lui disant qu’on l’aime.

Le vieux soldat haussa les épaules, prit une pincée de tabac dans une tabatière en or, alla chercher dans sa bibliothèque un petit in-8o, relié en maroquin.

— Connaissez-vous cela ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que cela ?

— Le fameux Dictionnaire de l’Amour qui parut à Paris en 1808. Regardez ce dessin et ces vers.

En regard du titre, une gravure représentait une belle femme, peut-être Vénus en personne, agenouillée devant l’Amour.

Qui que tu sois, voici ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.

— Voilà un petit livre que je voudrais propager dans ce pays, reprit le vieux Français avec onction. Vous n’entendez rien à la galanterie ; laissez-moi, mon cher enfant, vous donner des leçons.

— Je le veux bien ! murmura Constantin avec plus de politesse que de conviction ; car il croyait en savoir assez, se sentant le cœur tout brûlant d’amour.

— Vous viendrez me voir tous les jours ; c’est entendu, dit le professeur d’amour. Nous lirons ensemble la Campagne de 1812, par Ségur, qu’un auteur allemand a nommée l’Iliade française ; et, toutes les fois que vous serez embarrassé dans la conversation avec Petrowna, nous chercherons une solution dans le dictionnaire. Maintenant… il faut que j’aille donner mes leçons ; bonjour, et à demain !

Le vieillard mit son chapeau, prit un petit jonc à pomme d’or, et, serrant le Dictionnaire galant dans sa poche :

— Il ne me quitte jamais ; c’est mon bréviaire. On ne sait pas ce qui peut arriver. Un élève peut avoir une question à m’adresser. Et puis ce livre m’aide à me souvenir !

Constantin vint tous les jours, à quatre heures, étudier chez M. Barlet la campagne de 1812, en jetant, de temps à autre, par la fenêtre, un regard dans le jardin, où il voyait la taille souple de Petrowna onduler à travers les allées.

Un hasard malicieux voulut qu’un jour Constantin rencontrât la jeune fille dans l’escalier. Il montait, elle descendait. Il montait assez vivement ; elle descendait en courant, et en chantant le refrain d’une chanson cosaque. Ils étaient l’un et l’autre si étourdiment lancés, qu’ils faillirent se heurter. Petrowna ne put que se rejeter en arrière, par un brusque effort, pour ne pas tomber dans les bras de Constantin.

— Monsieur ! lui dit-elle d’une voix aiguë, osez-vous bien me poursuivre jusqu’ici ?

— Pardonnez-moi, Panna Petrowna, répondit Constantin en saluant avec respect, tout ce que j’ose en venant ici, c’est de prendre des leçons de M. Barlet.

Petrowna devint pourpre, se détourna et descendit plus gravement l’escalier.

Le soir même, le vieux Barlet alla prendre le thé chez les Pirowski. On s’entretint de l’installation prochaine de la famille dans sa propriété de Slobudka.

Le professeur de français parut regretter que ces dames partissent en interrompant des leçons décisives. Mais elles étaient arrivées à un degré de savoir qui se compléterait fort heureusement par la conversation. Il demanda donc la permission de présenter quelques-uns de ses élèves, de fort honnêtes jeunes gens, du meilleur monde.

— Il est certain, dit M. Pirowski, que ce serait avantageux pour ces dames et amusant pour moi.

— Je suis bien sûre que vous ne nous amèneriez que la fleur de la société, ajouta madame Pirowska en grasseyant avec dignité.

— Certainement, repartit le vieux Français. D’abord M. Melbachowski.

— Il est agréable, reprit la dame.

— Ensuite M. Jaroslaw, un jeune poète.

— Un poète !… dit Léopoldine dédaigneusement.

— Enfin, ajouta le vieux professeur, M. Constantin Jablowski, de la direction civile du cercle.

Ce dernier était plus inconnu que les deux autres élèves de M. Barlet ; cependant il fut admis au scrutin, malgré l’opposition de Petrowna, qui déclara que c’était gâter le plaisir de la campagne que d’admettre ainsi trois jeunes gens pour des exercices de grammaire. Elle jura bien qu’elle n’assisterait que le moins possible à ces séances pédantesques, et qu’elle irait se promener à cheval toutes les fois qu’un de ces messieurs se présenterait.

Malgré ses fières résolutions, Petrowna assista à la visite de cérémonie que les élèves de M. Barlet firent au palais de la place, accompagnés et présentés par leur vieux professeur.

Une première soirée de conversation française eut lieu dans le kiosque du jardin. Melbachowski fut fort aimable ; Jaroslaw soupira des vers qu’il traduisit en français, et mâchonna des vers français qu’il écorcha ensuite sous prétexte de les traduire.

Constantin n’adressa pas une seule fois la parole à Petrowna ; il évita même de la frôler d’un regard.

D’abord, elle se montra enjouée, enfantine, presque folâtre. Elle pétrissait, avec la mie tirée des tartines du thé, de petites boulettes de pain qu’elle lançait à Léopoldine engagée dans une intéressante conversation avec Constantin ; puis elle se calma et devint silencieuse en jouant avec ses tresses. Puis elle alla cueillir une rose rouge qu’elle attacha à son corsage, dirigea ses beaux yeux bleus sur Constantin, d’abord timidement, à la dérobée, et enfin fixement.

Pendant le souper, le vieux Barlet, assis à côté d’elle, lui demanda :

— Comment trouvez-vous mes jeunes gens ?

— Comme tous les jeunes gens : prétentieux, infatués ! Ah ! monsieur Barlet, les vieillards sont beaucoup plus aimables.

— Les jeunes gens d’aujourd’hui, reprit le professeur de français, se rendent malheureux ; ils prennent trop au sérieux la vie.

Petrowna éclata de rire et dit à demi-voix :

— Vous ne me ferez pas accroire que M. Jablowski, avec sa belle santé et sa bonne mine, soit bien malheureux !

— Constantin ! il l’est plus que tous les autres.

— Pourquoi ?

— C’est son secret.

La jeune fille regarda le vieux Français, qui avait pris un air de compassion paternelle. Après un instant de réflexion :

— Si j’avais su qu’il fût malheureux, dit-elle sérieusement, j’aurais été moins dure pour lui.

Quand la soirée fut terminée, M. Barlet reconduisit Constantin jusqu’au bas de l’escalier pour lui dire à l’oreille :

— Tout va bien, mon ami ; elle vous croit très malheureux !

— La belle affaire ! Si elle me dédaigne !

— Elle a pitié de vous ; or, mon dictionnaire de l’Amour le dit expressément :

« Quand la pitié se montre, l’amour n’est pas loin. »

Constantin fit un geste de doute ; mais, arrivé au rond-point de la place, il se sépara de ses compagnons qui allaient au café, prétexta un violent mal de tête, et, après une feinte, revint sur ses pas, pour rôder doucement le long des clôtures en planches du jardin Pirowski ; comme si le bois dût être plus perméable aux soupirs d’amour.

La maison devenait silencieuse ; les lumières s’éteignaient à tous les étages : Constantin finit par contempler les étoiles. Un vent doux secouait les arbres ; l’air était plein de senteurs pénétrantes.

— Ah ! si elle était capable de m’aimer, pensait le pauvre amoureux, cette belle nuit parlerait à son âme, comme elle parle à la mienne !

Tout à coup, il entendit une voix qui appelait Petrowna.

— Je suis ici, répondit la jeune fille, du milieu du jardin.

Constantin tressaillit ; il lui semblait que la voix de Petrowna tremblait.

— Monte ! il fait frais ! ordonna la voix de madame Pirowska.

— Il ne fait pas frais pour moi !

— Je veux que tu montes, reprit la voix d’un ton presque suppliant.

— Et moi, je veux rester, répliqua la jeune fille avec décision.

La voix maternelle se tut. Le sable cria sous des pas rapides qui dénotaient de la colère ; et Constantin distingua le frôlement d’une robe de soie contre les arbrisseaux.

— Petrowna ! recommença la voix.

Point de réponse.

— Petrowna !

Le sable lui-même cessa de crier. Madame Pirowska se déclara vaincue. Au bout de cinq minutes, une mélodie douce, voilée, monta du jardin. Ce ne fut d’abord qu’un gazouillement indiscret, puis on put saisir ces paroles d’une polonaise populaire :

Belle jeune fille, aimée et si fière,
Oh ! que ta rigueur se change en bonté ;
Apaise pour moi ton âme farouche !

Il se fit une pause après ces vers ; la voix plus vibrante reprit d’un air moqueur :

Non ! L’amour est un feu terrible
Qui brûle les mains et le cœur.

La chanson se termina à ce couplet. Le craquement du sable sous les pieds devint plus faible ; la robe ne frôla plus les arbres. Et le silence devint complet.

Constantin rentra chez lui, le cœur alourdi des larmes que ses yeux égouttaient.

— Elle sait bien que je l’aime ! peut-être savait-elle que j’étais là à l’écouter, à l’entendre respirer ; elle a voulu me désespérer ! Non, non, elle ne m’aimera jamais. Je suis fou, et Diogène a raison. Ah ! si je pouvais la haïr ! c’est un démon.

En arrivant à la porte, il résuma ses réflexions et ses anathèmes par un soupir, et ses derniers mots furent :

— Cher ange !

Toutefois, sans cesser de paraître aux réunions motivées par l’exercice du français, Constantin s’abstenait de visites, en dehors de ces séances un peu banales.

Un jour, madame Pirowska, rentrant après une promenade, le rencontra sur la place et lui demanda :

— Pourquoi ne venez-vous jamais seul nous voir ? Est-ce un vœu de ne point nous rendre visite ?

Petrowna était avec sa mère ; elle tournait le dos à Constantin, lui laissant admirer seulement ses nattes blondes ; et pendant ce colloque, elle traçait sur le sable, avec le bout de son ombrelle, des dessins fantastiques.

Constantin remercia avec politesse, et s’excusa en alléguant qu’il croyait avoir remarqué que ses visites n’étaient pas agréables à mademoiselle Petrowna.

Elle se retourna vivement et, le regardant avec ses yeux pétillants d’une indignation un peu forcée :

— Croyez-vous vraiment, monsieur Constantin, que vous puissiez m’être agréable ou désagréable ?

Constantin salua.

— Je vous remercie, mademoiselle. Puisque je vous suis si absolument indifférent, je ne craindrai plus d’aller voir madame votre mère et mademoiselle votre sœur.

Petrowna releva son petit nez mutin, entr’ouvrit dédaigneusement ses lèvres purpurines, qui laissèrent voir deux rangées de charmantes petites dents blanches comme des dents d’écureuil. Mais elle ne répondit pas un mot.