L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/17

Callmann-Levy (p. 222-242).

XVII

UN ENLÈVEMENT

En rentrant dans la ville, après sa rencontre bizarre avec sa femme, Diogène fit rapidement ses préparatifs de départ, et, le soir même, il avait quitté le chef-lieu.

Il avait conçu tout à coup des plans de grand voyage. Quand l’homme se sent dans une situation morale équivoque, il croit souvent en sortir en changeant de pays, comme si la conscience avait des frontières et comme si en s’éloignant des témoins de son tort on se débarrassait des griefs de la justice et de la loyauté.

Diogène voulait se fuir, tout autant que fuir les propos médisants, les commentaires de la ville. L’idée de se retrouver en face de Nadège lui paraissait effroyable, et l’idée de vivre sans la voir, quand il n’aurait que deux ou trois rues à traverser pour se trouver près d’elle, le désespérait.

Il partit pour Bucharest et alla jusqu’à Odessa. Il voulait parcourir l’Orient, en traversant la Crimée et le Caucase ; mais une fièvre qu’il n’avait pas prévue le retint tout à coup à Odessa, et nous verrons ce qui advint plus tard de cette maladie subite.

Madame Ossokhine ne fut pas étonnée de ce départ ; elle parut s’y être attendue.

— C’est bien, — dit-elle. — Il prend le meilleur parti pour lui et pour moi.

Elle avait redouté quelque reprise violente de la vanité de son mari, quelque éclat funeste dans la ville. Son éloignement était un aveu, un acte de soumission.

Nadège avait l’âme trop grande, pour que la satisfaction de la victoire obtenue ne fût pas mêlée d’une profonde tristesse. Il n’y a jamais de colère dans un cœur féminin, sans l’arrière-pensée d’un grand acte de réconciliation et de miséricorde. Restait-il de l’amour dans ce cœur endolori, pour celui qui l’avait toujours si obstinément déchiré ? Malgré les violences, les préjugés, les faiblesses, disons le mot, les vilenies, les lâchetés de Diogène, cette femme qui n’avait peut-être un réel génie politique que parce qu’elle avait un vrai génie féminin, devinait-elle, voyait-elle distinctement ce qui restait de bon, de généreux, de naïf en lui ? Faisait-elle le rêve chimérique de le vaincre encore par la tendresse, après l’avoir vaincu par sa fierté et son courage ? C’est ce que l’avenir nous dira.

L’histoire du duel avait valu à madame Ossokhine une série d’ovations contre laquelle sa modestie et son bon goût étaient impuissants à la défendre.

Les saluts courtois des hommes étaient devenus plus respectueux ; les révérences des femmes étaient empreintes d’un vague sentiment religieux. Comme elle traversait, par une après-midi, la place de la ville, pendant que le major passait la revue de ses dragons, le chevaleresque Casimir commanda qu’on présentât les armes à cette femme vaillante, et les cavaliers agitèrent leurs grands sabres, en acclamant Nadège Ossokhine.

Elle rentra chez elle, le cœur gros, et les yeux gonflés de larmes.

Le triomphe qui la virilisait, quand elle sentait sourdre en elle toutes les délicatesses féminines longtemps refoulées, quand elle écoutait les conseils d’une indulgence charmante, qui lui conseillait d’être bonne, de laisser battre son cœur retrouvé sous son armure d’amazone, la troublait et l’humiliait. Les grandes femmes ne sont souvent que des femmes qui s’obstinent à rester dans la vérité stricte de leur rôle naturel.

Est-il besoin de dire que Petrowna était la plus fervente admiratrice de Nadège ? Son amitié était devenue un culte superstitieux, mais un culte dangereux ; car elle puisait dans la contemplation de madame Ossokhine une ambition de force, un désir de vengeance martiale qui pouvait l’exposer à un acte de folie.

Quinze jours après le duel de Nadège, il se passa un fait étrange sur lequel la police ne put jamais obtenir, ou ne parut pas avoir obtenu de renseignements précis.

Constantin boudait toujours le Palais de Bois. Les réconciliations les plus difficiles sont généralement celles qui n’ont aucun grief sérieux à immoler. Constantin exigeait une avance de Petrowna, un seul mot qui l’autorisât à tenter la première démarche. Petrowna, depuis surtout que l’honneur de son sexe avait été exalté et sublimé par la courageuse attitude de madame Ossokhine, exigeait une soumission sans réserve, une obéissance sans condition.

Le vieux Gaskine, intimidé par la mélancolie de madame Ossokhine, osait moins souvent lui parler, mais était devenu le confident familier de Petrowna. Ces deux natures droites et brutales s’entendaient à merveille, à travers les différences de leur éducation.

D’ailleurs, le vieux fermier avait aussi un problème d’amour à résoudre. Il n’était plus content de son fils. Jaroslaw semblait se lasser de sa soumission. Il n’était pas revenu ouvertement à la poésie, mais il ne parlait plus de se marier, et dans son enthousiasme pour madame Ossokhine on sentait un secret désir d’aspirer à l’amour d’une femme de la ville, plus civilisée, plus délicate, plus élégante et plus héroïque à l’occasion que la fiancée de Troïza.

Gaskine dit un matin à Petrowna :

— Les hommes de ce temps-ci ne valent rien, et mon fils ne vaut pas mieux que les autres. Je vois bien que je serai forcé de le battre, pour qu’il épouse Olga Karsowa.

— C’est un mauvais moyen, père Gaskine ; répondit Petrowna en fronçant le sourcil.

— C’est le seul moyen, panna Petrowna. Voyez ce qu’a fait Nadège ; elle nous a donné un exemple qu’il faut suivre. Quand on pense que cet homme orgueilleux, ce Diogène Kamenowitch, a eu peur !

— Constantin n’aurait pas peur ! soupira Petrowna.

— Lui ! il a peur déjà. Ne craint-il pas de nuire à son avancement et de déplaire au gouvernement en vous épousant ?

— Qui a dit cela ? s’écria Petrowna, blessée d’entendre formuler tout haut ce qu’elle n’osait s’avouer à elle-même.

— On le dit partout, répondit Gaskine.

— Ah ! si cela était vrai ! repartit la jeune fille !

— Que feriez-vous ?

Petrowna devint pâle et serra ses petits poings.

Après un silence, pendant lequel il l’observait, le vieux Gaskine lui dit :

— Voulez-vous me permettre de faire ce que je crois utile ?

Petrowna interrogea le fermier, et comme l’entretien dura longtemps, fut très vif de part et d’autre, je ne saurais, sans allonger le récit, le reproduire textuellement ; mais ce que je puis dire, c’est qu’il eut pour conséquence l’événement auquel j’ai fait allusion plus haut.

Constantin, à trois jours de là, reçut un billet mystérieux ainsi conçu :

« Une personne qui a des communications de la plus haute importance à vous faire, qui s’intéresse à votre avenir, à vos amours, à votre bonheur, vous attend ce soir, à dix heures, dans le faubourg Zalesthschiler, auprès de la Taverne rouge. »

Constantin, en recevant ce billet, ne douta pas qu’il ne fût envoyé par Petrowna. Sans être fat, il s’imagina que l’excentrique jeune fille voulait le frapper par le mystère de ce rendez-vous, le contraindre à une démarche romanesque qui eût ménagé l’amour-propre de la jeune fille, sans toutefois qu’elle parût céder.

Depuis le duel de madame Ossokhine, il y avait dans l’air une atmosphère de fantaisie élégante et audacieuse. Il est vrai que le faubourg indiqué était un endroit un peu désert, et que la taverne était un endroit assez mal famé.

Mais l’impatience de réconciliation qui le tourmentait fit passer Constantin par-dessus ces motifs de douter et de prendre garde, et à dix heures précises il était à l’endroit indiqué.

La nuit était froide, silencieuse, solennelle ; le ciel, d’une limpidité merveilleuse, étincelait d’étoiles. La terre semblait couverte d’un tapis de duvet blanc, comme on en cloue dans la chambre à coucher des Polonaises élégantes. Les arbres, poudrés de neige, se dressaient de chaque côté du chemin comme de grandes statues de plâtre. Le toit de la Taverne rouge paraissait saupoudré de sucre. La taverne elle-même, seulement éclairée par une petite lumière qui tremblait derrière une vitre, avait un air de joujou énorme ou de pièce de confiserie préparée pour un dessert gigantesque.

Ce fut sous ces impressions agréables que Constantin se promena pendant vingt minutes. Au bout de ce temps, une anxiété curieuse le tourmenta, puis l’impatience lui vint, et ne voyant arriver personne, commençant à craindre d’avoir été mystifié, il alla frapper à la porte de la taverne. Il faut bien avouer d’ailleurs qu’il avait très froid et qu’il espérait trouver de quoi se réchauffer.

La porte s’ouvrit ; mais un homme, dont il était impossible de distinguer le visage, à demi caché sous un gros bonnet cosaque, lui barra le passage, et, au lieu de le laisser entrer, le poussa dehors en refermant la porte.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Constantin.

L’homme ne lui répondit pas, mais leva la main. C’était un signal. Au même instant, Constantin se sentit saisi par les bras ; on lui appliqua un mouchoir sur la bouche, et on en fit un bâillon ; on jeta sur sa tête un sac qui l’aveugla complétement et avant qu’il eût pu se débattre, sans qu’il lui fût possible de pousser un cri, il était étroitement garrotté et emporté par deux hommes robustes, jusqu’à un large traîneau où il fut mis, en bas du siège, en travers, comme un paquet.

Un pied robuste se posa sur lui, non pour ajouter un supplice nouveau à ce traitement brutal, mais sans doute pour le maintenir immobile ou pour l’empêcher de tomber. Un sifflement, un trille guttural se fit entendre, et le traîneau partit emporté par deux chevaux vigoureux.

Constantin n’était pas placé commodément pour réfléchir. Mais la réflexion était si fatale, qu’il s’y abandonna aussitôt avec fureur, en se demandant si vraiment Petrowna était pour quelque chose dans ce singulier enlèvement.

L’idée que des voleurs, des brigands s’étaient emparés de lui pour le dépouiller était absurde et ne pouvait le préoccuper.

S’il n’eût pas su que Diogène avait quitté la ville, il eût plus vraisemblablement supposé une épreuve bizarre, une plaisanterie d’un goût douteux, mais originale, de ce grand sceptique, toujours sur le point d’imposer les formules de l’initiation à ceux qu’il voulait endoctriner.

Constantin ne s’était arrêté à aucune conjecture raisonnable et vraisemblable, quand le traîneau lui-même s’arrêta. Il fut enlevé comme il avait été déposé. Il comprit qu’on le descendait dans une cave, qu’on le plaçait sur une sorte de banc ; puis, on lui enleva le sac qui lui couvrait le visage, et, à la clarté d’une lanterne, il aperçut devant lui le vieux Gaskine qui le regardait d’un air narquois et dur.

Constantin secoua la tête avec violence.

Le fermier lui dénoua le mouchoir qui le bâillonnait, mais lui laissa les mains et les bras attachés, et se reculant un peu lui dit :

— Maintenant, parlez !

— Qu’est-ce que cela signifie, père Gaskine ! qui vous a donné le droit de commettre une pareille violence ?

— Le droit, je l’ai pris dans mon amitié pour quelqu’un que vous offensez, — répondit le vieux paysan. — Il se passe dans ce pays des choses abominables. Les plus nobles créatures sont tourmentées et dédaignées. Pan Diogène Kamenowitch a reçu une leçon qui lui servira. C’est à votre tour maintenant.

— Est-ce que vous allez me proposer un duel, au nom de Petrowna ?

— Je n’en sais rien, c’est elle qui décidera.

— Ainsi c’est elle qui m’a fait enlever ?

— Non. Seulement elle a confiance en moi, et je me suis fait son serviteur. Elle sait que je ne puis tolérer l’injustice et la trahison. Elle m’a dit qu’elle voudrait pouvoir vous parler tout à fait seule, loin des mauvaises langues. Je lui ai promis cet entretien. Je la préviendrai demain matin que vous l’attendez. Vous ne sortirez d’ici que quand vous lui aurez juré de ne plus la faire souffrir.

Constantin écoutait, ébahi, partagé entre la tentation de rire et celle de s’indigner.

— Savez-vous bien, monsieur Gaskine, que vous avez commis là un acte fort grave ?

— Je le sais.

— Que si la police l’apprenait !…

— Elle ne l’apprendra pas !

— Vous supposez alors que je trouverai la chose toute simple et que, quand je sortirai d’ici, je n’irai pas me plaindre.

— Oui.

— Vous faites trop d’honneur à ma générosité.

— Je fais crédit à votre amour pour panna Petrowna.

— À mon amour ?

— Sans doute, si vous l’aimez, vous me pardonnerez ma façon de vous réconcilier, et si vous ne l’aimez pas…

— Eh bien !

Le vieux Gaskine fronça le sourcil, se mordit la bouche.

— Si vous ne l’aimez pas, je n’aurai pas de scrupule. Vous êtes un ennemi naturel ; vous êtes du gouvernement. Il y a ici trois cents personnes au moins qui se feraient les complices de tout ce que j’aurais décidé.

— Alors, Gaskine, ce que vous m’offrez, c’est l’amour ou la mort !

Gaskine ne répondit pas.

— Prévenez Petrowna le plus rapidement possible. Il me tarde de savoir quel rôle elle remplira dans cette aventure. Est-il nécessaire que je garde ces cordes autour des mains et que je courre le risque d’une maladie dans une cave humide ? Si je vous donnais ma parole d’honneur de ne pas m’enfuir, ne pourriez-vous pas m’accorder une hospitalité moins incommode ?

Gaskine réfléchit.

— Quelle parole d’honneur me donnerez-vous ? dit-il d’une voix moqueuse, celle qui a déjà servi à Petrowna ? On va vous apporter à souper, vous dresser un lit ; on vous déliera les bras. Résignez vous à passer la nuit de cette façon ; demain, nous verrons.

Gaskine salua, se retira, et Constantin entendit qu’il fermait soigneusement la porte au dehors.

L’aventure était ridicule et, avec un vieil entêté comme Gaskine, pouvait être tragique.

Constantin prit le seul parti qu’il pût prendre, celui de se résigner, remettant à plus tard les effets d’un dépit qu’il ressentait vivement.

Il n’était pas fâché, d’ailleurs, en subissant cette folle épreuve, d’en faire aussi une contre-épreuve du caractère de Petrowna.

Si cette jeune étourdie ratifiait les violences de Gaskine et si elle n’était pas toute confuse du procédé de celui-ci pour lui assurer un mari, Constantin, dût-il se faire tuer, hacher en morceaux, se guérirait de son amour et ne donnerait jamais son nom à une si maladroite imitatrice de Nadège.

Pauvre Constantin ! Il ignorait deux choses : la première, c’est qu’on ne peut pas plus se guérir volontairement de l’amour qu’on ne se guérit d’une vraie maladie de poitrine. Les poitrinaires qui croient échapper à la fatalité de la phtisie se sont trompés sur les symptômes, et les amoureux qui s’imaginent se guérir, n’ont jamais autant aimé, ni autant souffert de l’amour qu’ils avaient l’illusion de le croire et la fatuité de le laisser croire.

Le second point ignoré par Constantin, c’est que quand on a le bonheur ou le malheur d’être amoureux, les griefs même qu’on peut avoir envers celle qu’on aime sont souvent des motifs de l’aimer davantage. Les imperfections attachent en déchirant, et les folies sont plus faciles à imiter que la sagesse qu’on admire.

Peut-être, encore, dans un autre ordre d’idées, Constantin ne se doutait-il pas de l’excellent effet du régime cellulaire sur les passions. Il ne les calme pas, ce qui pourrait faire mourir, il les exaspère, ce qui augmente l’énergie de vivre, et comme, dans ce cas particulier, l’amour était surtout sa passion, son amour, mis au frais dans la cave du père Gaskine, avait plus de chance de fermenter que de se refroidir.

L’aventure, après tout, si étrange qu’elle fût, n’était pas sans antécédents. À force de réfléchir, pendant la première partie de la nuit, Constantin se rappela des enlèvements tout à fait semblables au sien. Les jeunes femmes, dans l’est du pays slave en Pologne ou en Russie, ont un privilège d’excentricité, de domination, qui autorise de leur part les actes violents pour lesquels elles sont chéries, quand elles seraient détestées en France. Six mois auparavant, une jeune personne avait, le pistolet au poing, forcé un amant infidèle à l’épouser. Le mariage s’était célébré à Cracovie avec un grand éclat, puis les deux époux étaient partis pour la France.

Mais aux dernières nouvelles, on assurait, et Diogène Kamenowitch avait été le premier à certifier le fait, que le climat de la France et le séjour de Paris avaient singulièrement modifié les dispositions réciproques des deux époux. La femme plaidait en séparation, et le mari, marié par force, se trouvait si heureux de son esclavage, qu’il se révoltait uniquement pour obliger son tyran à le maintenir sous le joug.

Constantin eut le loisir de songer à cette histoire, ainsi qu’à quelques autres qui avaient défrayé la chronique du cercle, pendant la longue nuit qu’il passa dans le carcere duro du père Gaskine.

Il est juste de dire qu’on lui avait délié les bras, dressé un lit, servi un souper, dont un prisonnier d’État se fût à coup sûr contenté, et, qu’à part la liberté, il pouvait tout demander à l’équité du vieux Gaskine. Celui-ci poussa même la condescendance jusqu’à lui envoyer une pipe et du tabac.

La matinée du lendemain était déjà assez avancée, quand Constantin entendit ouvrir la porte de sa prison. Gaskine parut, précédant Petrowna.

La contenance de la jeune fille dérouta absolument les prévisions du prisonnier. Il s’était attendu, ou à une soumission charmante, ou à une révolte altière. Petrowna entra simplement, grave, recueillie, comme si elle avait accepté la responsabilité de ce qu’avait fait Gaskine, sans avoir à s’en vanter ou à s’en excuser.

— Bonjour, Constantin, — dit-elle ; — il paraît que vous désirez une explication. Cela se trouve bien ; je voulais vous en demander une. Que voulez-vous savoir ?

— D’abord, pendant combien de temps vous songez à me maintenir ici ?

— J’ignorais que mon vieil ami Gaskine vous eût amené ici ; mais c’est un homme droit, auquel on ne peut en vouloir. Si le jardin de la ferme n’était pas couvert de neige, je vous prierais de monter avec moi. Nous causerions en nous promenant. Il fait froid dehors, il fait chaud ici. Nous sommes mieux pour nous expliquer. Personne ne nous écoutera.

— Personne ? demanda Constantin, en tournant ses yeux vers Gaskine.

— Personne, répéta Petrowna.

Gaskine comprit. Il laissa la lanterne posée à terre, salua et se retira.

Dès que les deux fiancés furent seuls :

— Comme il y a longtemps, — reprit la jeune fille avec douceur, — que nous n’avons pu nous parler !

— C’est vrai ! mais est-ce ma faute ?

— Sans doute, repartit vivement Petrowna, vous ne venez plus à la maison, vous me fuyez !

— J’avais la conviction de vous être désagréable.

Petrowna haussa les épaules.

— Depuis que vous êtes devenue une si grande amie de madame Ossokhine, continua Constantin, avec un accent d’ironie.

— Ah ! ne parlez pas mal de Nadège ! interrompit la jeune fille avec exaltation. Elle vaut mieux que nous toutes. Si nous sommes brouillés, Constantin, c’est que je n’ai pas suivi ses conseils, ou que je les ai mal compris. C’est aussi que vous n’avez pas parmi vos amis un homme dont le cœur soit égal à celui de Nadège, pour vous conseiller. Non, non, dites du mal de moi ; dites que je suis coquette, méchante, cruelle, capricieuse ; que je suis incapable d’aimer, indigne d’être aimée ; j’aime mieux cela. Mais ne dites pas de mal de Nadège, car vous outrageriez plus que mon amour, c’est-à-dire mon âme et ma foi !

Cet enthousiasme, ce fanatisme étonna d’abord Constantin et finit par l’éblouir. Quel plus beau feu que celui qui jaillit de la colère de celle qu’on aime ! Constantin ne pouvait se méprendre à cette admiration de Petrowna pour Nadège. Elle tenait à une vocation féminine, ardente, superbe.

— Je ne veux dire aucun mal de madame Ossokhine, — répondit-il, — seulement je suis jaloux d’elle.

— Vous, jaloux ?

— Oui. Vous l’aimez d’amitié comme je voudrais être aimé d’amour. Quoi qu’elle fasse, vous ne doutez d’aucune de ses actions, de ses paroles. Elle ne vous a pas juré, comme moi, de ne vivre que pour vous, et, si elle l’exigeait, vous ne vivriez que pour elle !

L’accent que Constantin avait mis dans ces paroles fut un coup droit au cœur de Petrowna ; elle tressaillit ; leva la tête ; son regard s’embrasa.

— Quand m’avez-vous donc juré de ne vivre que pour moi, dit-elle avec une ardeur telle que le pauvre amoureux étendit les bras, comme si sa fiancée, repentante, eût été prête à s’y jeter.

— Le jour où je vous ai proclamée, devant tous, la plus belle, la meilleure, la plus sainte, — reprit-il en se levant, — je vous ai donné ma vie, et je ne l’ai pas reprise.

— Bien vrai ? dit Petrowna d’une voix frémissante et en se reculant.

— Ah ! si vous ne m’avez pas cru, si vous ne me croyez pas encore ! — s’écria le jeune homme, — c’est que vous êtes incapable d’aimer.

Petrowna était enveloppée dans une longue pelisse qui cachait sa kazabaïka. Elle fit quelques pas dans la cave, les bras serrés sur sa poitrine, et revenant vers Constantin, elle lui dit, avec une confiance absolue en elle-même, sans s’apercevoir qu’elle était presque à sa discrétion, dans ce lieu solitaire :

— Si j’ai douté de vous, Constantin, c’est que sans méconnaître aucun de vos mérites, j’ai pensé que vous n’étiez pas, comme je veux, mon ami, mon mari, non seulement prêt à vivre pour moi, mais aussi prêt à mourir avec moi, s’il me plaisait de mourir.

Constantin fit un bond en arrière ; il regarda Petrowna avec un air de méfiance involontaire, presque de terreur. Que signifiait cette exaltation ? Était-ce un piège ? Ou bien la fierté héroïque mise à la mode par madame Ossokhine avait-elle enivré à ce point la raison de Petrowna que celle-ci eût le délire du suicide.

Elle était adorablement jolie, en parlant de la mort, avec ses jolies tresses blondes que le moindre mouvement de la tête agitait, en remuant des lueurs dans l’ombre de la cave. Constantin répondit, en essayant de racheter, par l’accent de ses paroles, une hésitation de deux secondes.

— Je mourrais pour vous, et avec vous, Petrowna, si, vous et moi, nous devions échapper par la mort à une tyrannie qui prétendit rendre notre mariage impossible. Mais, pourquoi parler de mourir, puisque nous sommes jeunes, puisque personne ne s’oppose à notre amour, puisque je n’ai pas cessé de vous aimer ?

Petrowna parut réfléchir. Elle laissait glisser sur elle l’électricité des paroles tendres, sans vouloir en être émue. Elle reprit :

— Croyez-vous, Constantin, qu’il ne vaudrait pas mieux mourir jeunes, croyant, l’un et l’autre, à l’amour, que de vivre, pour mourir désespérés ?

— Pourquoi redouter le désespoir ?

— Oh ! — repartit la jeune fille d’un air profond, — j’ai vu pleurer la plus noble des femmes qui n’a pas su, avec son génie et sa tendresse, garder l’amour de son mari. Cet exemple m’effraie. J’ai peur, car je me sens faible.

— C’est un génie funeste, Petrowna, que celui qui donne la peur de la vie !

— Et celui qui fait douter de l’honneur et de la vertu des femmes, Constantin ?

— Oh ! celui-là, je le maudis !

— Alors, vous vous maudissez vous-même. Mais, le mal est fait, je vous l’ai dit. Je ne suis point venue pour vous attendrir. Vous êtes libre de sortir, de repartir sans moi, pour la ville. Je suis venue seulement vous demander ceci : si je voulais mourir, consentiriez-vous à mourir avec moi ?

Décidément, Petrowna avait une idée fixe. Elle regardait son fiancé avec des yeux qui voulaient pénétrer jusqu’au fond de sa conscience. Constantin subissait un supplice étrange. Tout en se disant, en se répétant qu’avec cette insistance lugubre Petrowna était absolument déraisonnable, il éprouvait peu à peu ce vertige auquel une imagination polonaise n’a jamais su résister. La contagion du délire le gagnait.

— Si vous étiez à moi, ma chère Petrowna, je consentirais à mourir, et le feu de votre baiser sur ma bouche suffirait à me tuer.

Petrowna battit avec les longs cils de ses yeux la flamme inquiète et effarouchée que cette protestation de Constantin avait allumée dans ses prunelles, puis, redoublant de gravité :

— Je ne serai pas à vous, Constantin, et je veux mourir !

Elle se dégagea de sa pelisse, en montrant alors des pistolets qu’elle avait dissimulés jusque-là.

Constantin pâlit. Le cas devenait délicat. L’extravagance de cette proposition acheva de l’étourdir. Si Petrowna jouait un jeu, la moindre hésitation lui faisait perdre à lui la partie ; si le fanatisme apparent était sincère, devait-il abandonner à sa fièvre celle qu’il aimait depuis cinq minutes plus qu’il ne l’avait jamais aimée ?

Constantin était de sa race. L’abîme l’attirait.

— Soit, dit-il résolument, comme s’il se fût jeté dans un gouffre, mourons ! et il tendit la main.

Petrowna lui donna le pistolet, comme elle lui eût donné une fleur de son bouquet, et le regardant fixement, sans qu’une fibre de son visage tressaillit, elle continua de le mettre au défi.

Devant cette férocité ou cette fantaisie, Constantin eut un éclair double de désespoir et d’amour insensé. Petrowna valait-elle qu’on mourût pour satisfaire son caprice, ou qu’on se tuât plutôt que de l’aimer ?

Il plaça intrépidement le canon du pistolet sur sa poitrine, à l’endroit du cœur, et, sans ajouter un mot, il lâcha la détente. La capsule prit feu, mais ce fut tout.

— Le pistolet a raté, dit-il. Donnez-moi l’autre.

Mais Petrowna jeta l’arme qu’elle tenait, et, débarrassée de sa pelisse, se précipita au cou de son fiancé, qu’elle entoura de ses deux bras, lui disant, entre deux baisers, avec un rire vibrant comme une chanson d’oiseau :

— Il n’était pas chargé !

Constantin s’était-il douté de la supercherie ? Il dissimula, en tout cas, sa joie de vivre, sa confusion d’avoir été dupe ou sa fatuité d’être tombé volontairement dans un piège prévu, et serrant avec force Petrowna contre sa poitrine :

— Vous vouliez donc vous moquer de moi ? lui dit-il.

— Je voulais savoir si vous étiez capable d’autant de folie que moi.

— Eh bien, maintenant, êtes-vous satisfaite ?

— Oui, vous êtes le fou que j’aime : aussi, je suis à vous.

— Pour toujours ?

— Je vous le jure !

Constantin fut assez spirituel, assez maître de lui, pour résister à la tentation de déclarer que cette épreuve singulière était inutile. S’appuyant au bras de Petrowna, il sortit avec elle de sa prison souterraine et rejoignit le vieux Gaskine, qui attendait avec solennité, en fumant sa pipe, dans son petit salon, l’effet de sa rigueur et de sa sagesse.

— Hurrah ! — cria-t-il, quand il vit entrer le couple amoureux. — Je disais bien que j’avais pris le meilleur moyen.

Constantin se garda bien de contredire le vieux fermier, mais au dedans de lui il songeait que le procédé du paysan n’était pas infaillible et qu’il s’en était fallu de bien peu que l’épreuve ne réussit pas.

— Eh bien, ne vous ai-je pas dit, monsieur Constantin, que vous ne vous plaindriez pas à la police ?

— Vous aviez raison.

— Et pourtant, je vous affirme que la police est en campagne. Ah ! les belles noces que nous allons faire au printemps !

— Pourquoi au printemps ? demanda vivement Constantin.

— Parce que je n’aime pas la neige sur des couronnes de mariées. Mais si vous voulez partir les premiers, à votre aise, mes enfants.

— Les premiers ? vous songez donc à d’autres noces, père Gaskine.

— Sans doute. À mon compte, il en faut quatre.

— Quatre ?

— La vôtre, celle de Jaroslaw, celle de mademoiselle Léopoldine, et puis une autre encore…

— De qui donc ?

— En ménage, comme au Paradis, il y a plus de fête pour le pécheur repentant que pour celui qui n’a pas besoin de pénitence.

— J’entends, vous croyez que Diogène ?…

— Il reviendra !