L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/18

Callmann-Levy (p. 243-253).

XVIII

OÙ L’ON TRINQUE ENTRE FIANCÉS

Le vieux Gaskine avait prévu l’issue de l’entretien entre Petrowna et Constantin ; car il avait fait dresser la table et préparé un repas, un peu moins somptueux que celui qu’il avait offert à Nadège, lors de sa visite, mais suffisant pour l’appétit de la jeunesse heureuse et amoureuse.

Constantin parut très surpris de ne voir d’abord que trois couverts.

— Est-ce que mon ami Jaroslaw n’est pas ici ? demanda-t-il.

— Il y est.

— Ne m’avez-vous pas parlé de son prochain mariage ?

— Oui.

— Alors pourquoi ne vient-il pas me faire son compliment et recevoir le mien ?

— Vous le verrez, dit le vieux Gaskine, du ton sévère qu’il prenait toujours, quand il avait une sentence à prononcer ou un jugement à exécuter.

Constantin n’insista pas. Il était d’ailleurs dans un renouveau d’égoïsme qui devait lui faire bien vite oublier ce qui intéressait les autres, pour ce qui le concernait exclusivement.

Il s’assit donc à côté de Petrowna, qui réparait de son mieux la folie de son épreuve, sa mélodramatique réconciliation, par sa douceur, sa simplicité, le terre-à-terre aimable et décent de son humeur.

Le père Gaskine faisait à lui seul, sur un côté de la table, vis-à-vis aux deux convives.

Après avoir prononcé gravement le benedicite, il frappa dans ses mains pour qu’on servît, et un domestique, en costume petit-russien, entra dans la salle, tenant à la hauteur de sa tête, comme pour s’en masquer, un plat fumant de viande bouillie.

Constantin regardait venir le plat ; mais il remarqua surtout le domestique.

— Comment ! — s’écria-t-il, dès que celui-ci se fut approché, — c’est Jaroslaw !

Il fit un mouvement pour se lever. Le vieux Gaskine l’arrêta d’un geste.

— C’est Jaroslaw, dit-il, mon serviteur.

— Votre fils ?

— Mon fils ? oui, mais mon serviteur et le vôtre.

— Qu’est-ce que signifie ce déguisement.

— Ce n’est pas un déguisement. Il porte l’habit que j’ai porté et que mon père a porté. Jaroslaw était déguisé quand il habitait la ville ; quand il s’habillait aux modes allemandes ou françaises ; quand il faisait de la poésie ; quand il écrivait contre les femmes ; quand il méprisait son père et sa fiancée. Aujourd’hui, il est vêtu comme doit l’être le fils du père Gaskine ; il fait ce que doit faire le fils d’un fermier qui reçoit des hôtes comme vous, et il n’aura pas à rougir, quand je lui donnerai ma bénédiction de paysan.

— C’est égal, monsieur Gaskine, — reprit Constantin, — je ne peux pas oublier que Jaroslaw a été mon ami.

— C’était beaucoup d’honneur pour lui. Il était aussi l’ami, l’obligé de M. Diogène Kamenowitch.

Constantin s’était levé.

— Je ne m’assiérai, monsieur Gaskine, que quand Jaroslaw se sera assis à côté de nous.

Le vieux Gaskine regarda Petrowna. Celle-ci se leva également en pressant le bras de son fiancé.

— Je veux boire au mariage de M. Jaroslaw, — dit-elle avec grâce. — Qu’il prenne un verre, et si sa fiancée est ici, qu’il nous l’amène. Si elle n’est pas dans la maison, comme elle doit être à Troïza, qu’il aille la chercher.

Jaroslaw, pâle d’émotion, de honte, d’effort qu’il faisait sur lui-même, pour ne pas éclater en sanglots ou en cris de rage, avait posé le plat sur la table et attendait, immobile, que son père eût prononcé. Le vieux Gaskine tenait la tête baissée. Après avoir réfléchi quelques minutes :

— Obéis à panna Petrowna, dit-il simplement à son fils.

Jaroslaw salua, sortit de la salle et revint quelques minutes après, tenant par la main Olga Karsowa.

La jeune fille portait les mêmes bottes de maroquin vert et la peau de mouton sur l’épaule. Seulement, en guise de cadeau de fiançailles, sans doute, elle avait reçu un collier, une parure en filigrane d’argent qu’elle portait au cou. Elle s’avançait modeste, mais fière pourtant, sous sa modestie, avec le sentiment du devoir rempli.

Petrowna alla lui prendre les deux mains, l’embrassa et la contraignit à s’asseoir près d’elle. Le vieux Gaskine, voyant la justice satisfaite, l’équité établie, l’autorité écoutée, consentit à se départir de son humeur rigide. Il montra la gaieté, qu’il tenait enfermée comme un oiseau frileux dans une atmosphère rigide, consentit à boire, à laisser boire aux amours, aux mariages des deux couples ; seulement, il dit au dessert d’une voix presque sacramentelle, comme s’il eût prononcé une prière :

— Il est bien entendu que ces choses ne se feront que quand Nadège Ossokhine sera heureuse, réconciliée avec son mari, ou veuve. Il n’est pas juste que ceux qui ont profité de la victoire se réjouissent, quand le vainqueur est en deuil.

Chacun s’inclina de bonne foi, ou par politesse, devant l’arrêt du vieux paysan, qui reprit au bout de quelques instants :

— Jaroslaw, fais atteler le grand traîneau, celui qui vous a amené, pan Constantin, et tu conduiras M. Jablowski et panna Petrowna à la ville. Tu iras dire à madame Ossokhine, à qui je m’étais plaint de toi, que je suis satisfait de ta docilité ; tu diras, si tu veux, à mademoiselle Scharow que je lui souhaite de trouver un mari, et tu n’oublieras pas de passer chez Simon Swinkeles, pour recevoir deux cents florins qu’il me doit d’une vente de grains, et qu’il aurait dû me payer il y a trois jours.

Jaroslaw s’inclina devant son père, n’osa rien laisser paraître de la joie qu’il ressentait de cette occasion de se trouver libre avec Constantin et alla faire préparer le traîneau, pendant que Petrowna causait avec Olga, et la félicitait de son prochain mariage.

— C’est à mon père Gaskine que je devrai mon bonheur, dit la jeune fille pieusement.

Le père Gaskine accepta l’éloge, sans sourciller.

— C’est lui, — continua Olga, — qui a amené la paix, l’ordre. Père Gaskine peut tout ce qu’il veut, et veut tout ce qu’il peut. Je crois même, — ajouta-t-elle avec un joli sourire, — qu’il pourrait davantage, et s’il lui plaisait que la neige fondît, que les arbres portassent des fleurs, je crois que le printemps reviendrait aussitôt.

Gaskine trouva le compliment excessif.

— Ma fille, — dit-il un peu froidement, — je ne suis qu’un homme ignorant, mais de bonne volonté, que Dieu exauce. Je fais le devoir : je ne songe pas à faire des miracles, et c’est m’offenser en offensant Dieu que de me supposer l’orgueil d’un sorcier. J’ai rendu Jaroslaw à la raison. Vous le maintiendrez raisonnable, et j’espère qu’il vous fera heureuse, si vous méritez le bonheur, par la soumission, la modestie et le silence.

Le bruit des grelots avertit que le traîneau était attelé et attendait devant la porte.

Constantin et Petrowna montèrent vivement et s’assirent l’un à côté de l’autre. Jaroslaw salua son père et sa fiancée, prit le fouet et lança les chevaux au galop.

L’hiver a des gaietés et un luxe que le printemps pourrait lui envier. La vaste plaine couverte de neige était inondée d’un soleil magnifique que ne voilait aucun nuage ; elle étincelait comme une mer de diamants. Les chaumières semblaient tressaillir sous les rayons de cette lumière qui fondait la neige aux angles des toits ; les sapins découvraient leur verdure cachée, et aux branches des buissons, aux margelles des puits, aux gouttières des fermes, on voyait s’allonger et s’amincir des stalactites de glace que le soleil irisait.

La campagne avait une parure de mariée. Ce fut Jaroslaw, redevenant toujours un peu poète, quand il s’éloignait de la maison paternelle, qui fit le premier cette remarque.

— Voilà pourtant un gros point noir, une tache de mauvais augure dans le ciel ! dit Constantin.

Jaroslaw regarda le point indiqué. C’était un corbeau gigantesque, aux ailes déployées, qui planait, immobile.

— Ce n’est pas un augure, — dit-il, en satisfaisant une fois de plus la verve poétique qui le taquinait. — C’est un blason, un grand oiseau héraldique ; c’est l’estampille que le gouvernement veut mettre au bas de la page blanche de nos contrats. Regardez si tout n’est pas en fête !

Il montrait des bandes d’alouettes qui couraient sur la grand’route, picorant les graines que les traîneaux chargés de sacs avaient pu laisser tomber en passant. Une petite belette, dans son blanc vêtement d’hiver, sortait d’un tas de pierres et regardait passer ces heureux ; tandis que tout au loin, derrière la forêt, on entendait un hurlement vague, celui de quelque loup affamé qui n’osait sortir et se mettre en chasse, par ce temps prodigieux et éblouissant.

— Sais-tu, Jaroslaw, — reprit Constantin, après un intervalle de silence, en redoublant de familiarité avec son ancien compagnon, depuis que celui-ci semblait vouloir établir de la distance entre eux, — sais-tu que ta fiancée Olga Karsowa est fort jolie.

Jaroslaw jeta un regard légèrement inquiet et jaloux sur Petrowna, et répliqua avec un soupir :

— Oui, dans Troïza on dit qu’elle est belle.

— Elle a du cœur, ajouta Petrowna.

— Oui, oui, elle a aussi soixante-dix iochs de terre, quatorze vaches, quatre chevaux, huit bœufs, soixante brebis et dix-huit ruches ! Oh ! j’en sais le compte. Mon père me l’a répété assez souvent.

— Si vous ne l’aimez pas, il ne faut pas l’épouser pour sa fortune, — dit vivement Petrowna. — Vous n’êtes pas à vendre.

— Je crois bien que je l’aime ! repartit Jaroslaw.

— Il y a encore des doutes dans votre esprit ?

— Ce sont peut-être moins des doutes que les derniers ressentiments de mon amour-propre de poète. Ah ! mon père a été rude, et si je lui ai obéi, c’est que j’avais à expier mes torts envers Nadège. Mais, tout en soupirant, en laissant partir les dernières bouffées de mon orgueil, je dois reconnaître pourtant que madame Ossokhine a eu raison de me détourner de la poésie ; que le régime paternel a été décisif, et que la charrue a du bon. Je m’y ferai les mains, mieux que je ne me les étais faites à la lyre. Le père Gaskine a une infaillibilité de bon sens contre laquelle il n’est pas facile de protester. Je sens que je serai heureux, d’un bonheur continu, dans l’horizon de Troïza ; c’est peut-être cette perspective qui m’effraye.

— Résignez-vous au bonheur, — repartit Petrowna avec un éclat de rire superbe. — Il faut trop de génie, pour posséder l’art d’être malheureux et d’en tirer des inspirations. Moi qui ne suis pas poète, monsieur Jaroslaw, j’ai voulu aussi essayer de pleurer, de souffrir, pour me hausser à l’épaule de Nadège. Je renonce à cette fausse vocation. C’est fini ! c’est bien fini !

Le traîneau déposa Constantin et Petrowna devant la maison Pirowski ; puis Jaroslaw alla faire les commissions dont son père l’avait chargé, et il fut assez fier, malgré tout, de parcourir la ville en toilette de fermier que l’on sait riche et qu’on salue avec respect, pour son importance.

En entrant dans le salon du Palais de bois, les deux fiancés parurent avoir troublé ou plutôt interrompu, fort à propos, un tête-à-tête pénible entre le major et Léopoldine.

Celle-ci, nonchalamment étendue sur un divan, les yeux au plafond, balançant avec son pied droit une petite pantoufle de velours rouge, brodée d’or, qui tombait parfois et qu’elle rattrapait avec la pointe du pied, sans se baisser, paraissait fatiguée, impatientée d’une longue conversation qu’elle avait eue avec le beau Casimir.

Quant à lui, assis droit sur une chaise, il tenait ses deux gants pliés dans sa main gauche, qu’il appuyait fortement sur son genou, et de la main droite caressait, étirait sa barbe noire, en roulant de gros yeux.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Petrowna, en s’arrêtant devant le couple silencieux et boudeur.

— Il y a, dit le major, que mademoiselle Léopoldine a refusé ma main.

En disant cela, le héros remuait sa main, comme pour la faire miroiter, ainsi qu’un miroir d’alouettes.

— Est-ce vrai ?

— Je veux au moins attendre, avant de répondre, dit Léopoldine.

— Attendre quoi ? — s’écria Petrowna, en frappant du pied. — Dans huit jours, dans un mois, dans six mois, tu n’en sauras pas plus que tu n’en sais aujourd’hui, sur ton cœur et sur les qualités du major.

Celui-ci eut un exhaussement subit des sourcils qui mimait un acquiescement solennel aux judicieuses réflexions de Petrowna. Constantin, lui, souriait de l’ironie évidente des paroles de sa malheureuse fiancée.

— Au surplus, — ajouta Petrowna, — tu es mon aînée, ma chère, et tu as, sans doute, plus d’expérience que moi. Libre à toi de me laisser marier avant ton tour !

— Ah ! dit Léopoldine en se redressant, vous êtes d’accord ?

— Oui, je m’étais trompée. Constantin n’a eu aucun tort ; je lui ai demandé pardon, et c’est fini !

— Tu as demandé pardon ? Tu te maries ? répliqua Léopoldine très étonnée et un peu piquée.

Elle fit deux tours dans le salon, pour user son impatience, puis revenant se placer devant le major :

— Eh bien, puisque c’est la mode aujourd’hui, dans la maison Pirowski, je vous demande pardon de vous avoir mal reçu. Je ne suis pas si prompte, cependant, que Petrowna à prendre un parti définitif. Je suis, en effet, son aînée, je lui dois l’exemple de la sagesse et de la réflexion. Je veux donc réfléchir encore, pendant quelques jours ; mais je vous autorise, major, à venir me voir et à aider mes réflexions. Vous me ferez toujours beaucoup d’honneur.

— Moi, je dis pour elle, puisqu’elle s’obstine dans sa fierté, que vous lui ferez beaucoup de plaisir ! dit Petrowna.

Le major s’inclina, et baisa la main de Léopoldine, avec autant de componction, de grâce et de respect, que s’il eût baisé la main de son empereur.

— Allons ! voilà encore une bataille gagnée contre l’ennemi des femmes ! s’écria Petrowna.

— Oui, mais lui ? quand sera-t-il définitivement vaincu ? ajouta Constantin.