L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/16

Callmann-Levy (p. 206-221).

XVI

MENSONGE ET VÉRITÉ

— Avez-vous lu dans la Vérité l’article contre Diogène Kamenowitch ?

Telle était la question que l’on se posait, huit jours après le retour de madame Ossokhine.

Jamais dans ses plus courageuses attaques contre le gouvernement, dans ses plus indépendantes critiques, Nadège n’avait obtenu un pareil succès de curiosité d’abord, d’émotion et de sympathie ensuite. Toutes les consciences avaient enfin trouvé leur interprète, leur vengeur. Elles se dilataient désormais dans une atmosphère d’honneur et de franchise.

Diogène, dans ce fameux article, n’était pas nommé, mais il était admirablement et impitoyablement peint. Nadège s’était surpassée. Aujourd’hui encore, on parle dans la ville et dans ses alentours de cet article, resté une date, un événement considérable dans les annales du journal.

L’écrivain commençait par s’étonner de la facilité avec laquelle on traite vulgairement de philosophe tout être blasé, ou plutôt inutile au bonheur des autres, qui se venge de son infériorité pratique par de l’ironie contre les gens utiles. Ces gens-là ne sont pas seulement les fruits secs de la vie sociale ; ils sont les fruits gâtés d’une éducation incomplète. Décrivant une individualité qu’elle feignait de construire avec des traits pris à plusieurs physionomies, s’attaquant en apparence à un être fantastique et symbolique, Nadège se représentait un de ces railleurs trop faibles pour se relever d’un échec subi par leur vanité, trop présomptueux pour douter jamais d’eux-mêmes, trop naïfs pour ne pas se duper, en voulant duper les autres, se vengeant sur la foule du mal qu’ils se font à eux-mêmes.

Dominé par un orgueil colossal, prenant les rêveries pour des faits acquis par l’expérience, faisant provision de sophismes, tenant magasin de cancans, hâbleur, pris pour menteur, calomniant quand il est à bout de médisance, ce tyran de l’opinion est le martyr de la confusion de ses idées et aussi de sa détestable mémoire.

Il voit tout ce qui lui est arrivé dans le passé, à l’envers, comme sur la plaque d’un photographe ; et parce que c’est de la photographie, il affirme l’authenticité de l’image ; il se croit infaillible, sans vouloir reconnaître qu’il ne demande jamais à sa conscience de redresser les images.

Il fait la guerre aux femmes par dépit, par honte d’avouer qu’il voudrait en être aimé sans les mériter ; il feint de les mépriser, pour se venger d’avoir estimé une honnête femme. Il se pose en mari malheureux, incompris, maltraité et trahi, sans s’apercevoir qu’il fait le procès de son infaillibilité conjugale. Maladroit à l’excès, il ne doit qu’à la patience de l’honnête femme outragée le vain prestige dont il abuse et qu’un rayon de vérité ferait évanouir.

Madame Ossokhine insistait sur le ménage d’un pareil homme qui, avant son incrédulité affectée, était d’une jalousie maladive, inquiète, ne permettant à personne d’admirer sa femme, croyant l’avoir créée, parce qu’il l’avait choisie, et voulant thésauriser maladroitement les mérites d’une créature qui lui donnait tout son amour, mais qui ne pouvait pas lui donner toutes ses pensées.

Le monde, — disait l’écrivain, — s’étonne des prétendues révoltes des femmes, qui prennent un jour la plume pour oublier ou pour raconter les amertumes de leur ménage. Mais ces indiscrètes échappent ainsi, en immolant quelque chose de leur modestie, au suicide de leur âme, après le meurtre de leur bonheur. Si elles semblent usurper sur les devoirs virils, sur les vocations masculines, la faute de cette usurpation doit être attribuée aux hommes qui n’ont pas su, dans le ménage, leur réserver la part discrète du conseil intime, d’une collaboration intellectuelle.

Combien de philosophes qui, ayant méconnu ou redouté l’esprit de leur femme, le nient, cherchent à l’étouffer, ou le calomnient, pour n’en pas subir la bienfaisante influence ? Combien de haines conjugales qui naissent d’un amour vaniteux de la part du mari, d’un sentiment légitime de fierté, de la part de la femme !

L’écrivain de la Vérité avait connu un philosophe de ce genre qui s’était tout à coup jeté dans la dissipation, dans l’amour vagabond ou vénal, pour échapper à l’obligation continue d’un amour déçu qu’il eût été obligé de traiter à l’égal de son admiration pour lui-même. Il affectait d’imposer une simplicité patriarcale à sa femme et se ruinait follement pour des créatures qui le corrompaient sans le venger de ses remords.

Un jour, ce raffiné nerveux, élégant et fourvoyé, poussé à bout par des remontrances, en vint à la brutalité la plus choquante et osa lever la main sur sa femme. Depuis ce jour, ils ne se sont jamais retrouvés face à face ; mais le coupable jouant au martyr, trahi et maltraité par les femmes galantes, se fit une joie méchante de faire autant de mal aux femmes honnêtes qu’il en avait éprouvé dans le commerce des autres. Il se donna la mission d’empêcher les mariages raisonnables, de troubler les intérieurs paisibles, de prêcher la haine des femmes. S’il l’eût osé, si cet homme qui se croit sans préjugés et qui subit celui de l’attention publique, n’eût craint d’être sifflé, il fût devenu le chef monstrueux et ridicule d’une secte, analogue à celle des nihilistes ; il eût fait jurer à ses adeptes leur avilissement et la fin de la famille.

Âpre aux bavardages, entremetteur de scandales, pourvoyeur de haine, il divise les honnêtes gens, et, par l’activité seule de son scepticisme affecté, s’élève à la hauteur d’une calamité publique. Platon voulait bannir les poètes ; il serait plus urgent de chasser les contempteurs de toute poésie.

Il est temps, — disait madame Ossokhine avec véhémence, — que la coalition des cœurs loyaux et probes fasse justice de ces perturbateurs sournois, amis de la force et conservateurs tremblants du gouvernement. Pour sa part, Nadège était résolue à ne plus permettre qu’un seul de ces impudents osât se livrer à sa propagande désastreuse, et, puisque de pareils attentats ne relevaient pas de la police, elle se chargeait de leur infliger, en toute occasion, le châtiment qui n’avait pas été prévu par les lois.

L’article éclata comme un tonnerre. À chaque ligne, chacun lisait le nom de Diogène et s’émerveillait de la sûreté de touche avec laquelle madame Ossokhine l’avait peint et mis au carcan. Seulement, on s’épouvantait à la pensée des représailles qu’un pareil homme pouvait exercer.

Diogène voulut subir stoïquement ce pilori. Il eut un rire sarcastique dont il fit parade, et dont il illumina son visage pendant le premier jour. Mais la compassion dédaigneuse avec laquelle on le regardait l’exaspéra, et le lendemain il satisfit autrement son dépit.

Il se rendit à Lemberg, et, dans un journal du gouvernement, il répondit par un article court, violent, injurieux, au portrait du Philosophe, par l’esquisse de la femme sans préjugés.

Il ne discuta pas les détails du portrait auquel il répondait. Il les traita en bloc de mensonge. Il déclara insolemment que la vocation d’écrire n’était chez certaines femmes que la vocation de prostituer leur âme, pour achalander leur beauté. Imitant ou parodiant les conclusions de l’article de madame Ossokhine, il regretta que la police qui ramasse les femmes ivres ou éhontées dans la rue, ne pût se charger de l’exécution de ces journalistes interlopes, et il fit allusion à un châtiment manuel très outrageant, qu’il offrait d’appliquer à l’auteur d’un si impertinent article, la première fois qu’il la rencontrerait.

À peine cette diatribe écumante eut-elle paru, qu’on attendit avec stupeur la réplique de Nadège.

Petrowna, dès qu’elle eut connaissance de cette réponse sauvage, distribuée à profusion dans la ville, accourut en toute hâte, fut surprise de trouver Nadège, calme, presque souriante, et, dans son indignation, elle s’écria que les hommes étaient des lâches, s’ils toléraient un pareil attentat ; que quant à Constantin, elle ne le reverrait jamais, s’il hésitait à aller souffleter Diogène.

Le vieux Gaskine arriva également de Troïza avec des armes ; il était sombre, résolu. Ce n’était plus le paysan narquois et rusé ; c’était le paysan en révolte contre la ville, prêt à se battre. Il n’admettait pas que le droit de tuer Diogène pût être douteux une minute. Nadège le gronda, se fâcha presque ; Petrowna, au contraire, se mit à l’unisson de sa férocité, et comme le fermier savait quelque chose des déceptions de la jeune fille :

— Fiez-vous à moi ; lui dit-il. Votre Constantin ne vaut peut-être pas mieux que ce Diogène. Je saurai le mettre à la raison, s’il est susceptible de se corriger.

Contrairement à l’attente et à la curiosité générales, madame Ossokhine ne répliqua pas. Mais, après quelques heures de réflexion solitaires, elle fit prier le major et le vieux professeur de français Barlet de passer chez elle, s’enferma avec ces deux hommes d’honneur, et, après une demi-heure de conversation, les congédia stupéfaits, émerveillés, attendris et exaltés, mais singulièrement solennels.

Quel conseil avait-elle pu leur demander ? N’étaient-ils pas, pour cette femme supérieure, d’étranges confidents ?

Il faut avouer qu’ils étaient, dans ce cas particulier, d’admirables garants devant l’opinion publique. Ils avaient, l’un avec son grand âge, ses souvenirs héroïques, sa qualité de Français, l’autre avec son grade, sa prestance, sa réputation de courage, un prestige considérable dans la ville.

Qui sait d’ailleurs, si madame Ossokhine, mettant un peu de malice dans sa vengeance, ne voulait pas humilier deux fois Diogène, par la démarche bizarre qu’elle avait résolue, et par le choix des intermédiaires qu’elle avait choisis pour la réaliser ?

Quoi qu’il en soit, le lendemain de leur conférence avec Nadège, le major et le vieux Barlet, en costume sévère, en tenue d’étiquette, frappaient à la porte de Kamenowitch et demandaient à lui parler.

Le philosophe, un peu étonné de la coïncidence de ces deux visites, s’imaginant que le major, dont la gravité le frappa, venait lui raconter les rebuffades de Petrowna, et que le vieux Barlet venait lui demander grâce pour le beau sexe, reçut les visiteurs avec cette grâce hautaine et souriante qui lui était habituelle.

— Monsieur, — commença le major, — en refusant par un geste d’accepter le fauteuil qu’on lui offrait, vous savez sans doute que le fameux article paru dans la Vérité, et qui a eu tant de succès, est de madame Nadège Ossokhine.

— Je le sais, répondit Diogène en roulant une cigarette.

— Vous avez eu le tort, dit à son tour le vieux Barlet, en prenant une prise, pour opposer la démonstration du tabac râpé à celle du tabac haché, vous avez eu le tort de vous reconnaître dans ce portrait.

— Dites dans la caricature ! interrompit dédaigneusement Diogène.

— Si ce n’était qu’une caricature sans ressemblance, — continua le vieux Français en secouant ses doigts, — vous êtes d’autant plus coupable de vous être fâché et d’avoir répondu par une attaque directe, injurieuse.

— Prétendez-vous me donner une leçon ? demanda Diogène en se reculant et en les liant tous les deux par le même regard dur et flexible.

— Peut-être ! riposta Barlet.

— Ne discutons pas ! reprit le major, qui tenait beaucoup à prononcer les paroles décisives, en se cambrant ; nous ne sommes pas venus pour ergoter. Monsieur Diogène Kamenowitch, madame Ossokhine, dont nous sommes les représentants, exige que vous lui fassiez, immédiatement et explicitement, des excuses qu’il dépendra d’elle et de nous de rendre publiques.

— Vraiment ! des excuses ! et si je ne consens pas ?

— Alors, monsieur, nous sommes chargés d’exiger une réparation par les armes.

— Au nom de qui ?

— Je vous l’ai dit, au nom de madame Ossokhine.

Diogène eut un éclair de fureur ; puis partant tout à coup d’un grand éclat de rire :

— C’est une plaisanterie ? n’est-ce pas ?

— Elle serait de moins mauvais goût que votre article, riposta Barlet.

— Je ne plaisante jamais sur cette question-là, ajouta le major.

— Voyons, messieurs, sérieusement, vous m’apportez un cartel de la part de la belle Nadège ?

— Oui, monsieur, reprit Casimir.

— Mais, on ne se bat pas avec une femme !

— Trouveriez-vous qu’il soit plus fier de la battre ? demanda Barlet.

Diogène se mordit les lèvres.

— Ce duel est une invention grotesque.

— Vous l’avez rendu inévitable.

— Moi !

— Vous annonciez dans votre article qu’à la première rencontre, vous frapperiez madame Ossokhine.

— Ai-je dit frapper ?

— Vous avez dit : fouetter, répliqua le major, exact et formaliste.

— C’est la même chose, reprit Barlet. Or, madame Ossokhine, de son côté, est bien résolue, si vous refusez la satisfaction qu’elle réclame, à vous cravacher, la première fois qu’elle vous rencontrera. Vous serez donc forcé à un pugilat dans la rue, ce qui me semble plus grotesque et moins digne d’un homme que l’échange d’un coup de pistolet avec une femme qui a autant de courage et plus de talent qu’un homme ?

Diogène était presque décontenancé.

— Décidément, vous voulez me contraindre à jouer la comédie.

— Il ne fallait pas accepter le rôle dans un prologue. Le public est aux premières places. Il attend un dénouement. Nous ne sortirons pas d’ici que nous n’en ayons arrêté le plan.

— Monsieur, s’écria Diogène pendant tout à fait son sang-froid et serrant les dents, à travers lesquelles sifflaient ses paroles, je ne crois pas qu’en France un homme d’esprit acceptât jamais la mission dont vous vous êtes chargé.

— C’est qu’il ne se trouverait pas en France un homme d’esprit pour s’oublier, jusqu’à la rendre nécessaire.

— Major, provoquez-moi plutôt en votre nom, j’aurais du plaisir à vous casser la tête.

— Moi, je n’en aurais pas à vous tuer, Kamenowitch, répondit majestueusement le major ; mais pour aujourd’hui, il ne s’agit pas de moi.

— Eh bien, soit, s’écria de nouveau Diogène, en frappant du pied et en jetant sa cigarette qu’il avait laissée s’éteindre, vous me poussez à une folie ; je m’en vengerai. J’accepte. Dans une heure, je vous enverrai mes témoins.

— Nous les attendrons ! dit Barlet.

— Nous les attendrons, répéta le major, qui ne voulait pas laisser le dernier mot au vieux Français.

Les deux mandataires de madame Ossokhine se retirèrent avec solennité.

Le lendemain de cette visite du major et de M. Barlet, de grand matin, Diogène se trouvait avec ses deux témoins, Melbachowski et un comte polonais, dans une prairie entourée de forêts, près de Troïza.

Le philosophe était pâle, furieux, hautain. Il avait eu de la peine à trouver son second témoin, et il avait dû s’armer de l’autorité de ses vieilles relations pour obtenir la présence de Melbachowski. L’adepte était devenu plus sceptique que le maître, et répugnait à prendre au sérieux la provocation d’une femme. Cependant il était impossible de refuser à Kamenowitch ce qu’il exigeait, et l’infidèle soupirant de Léopoldine finit par accepter un rôle dans ce drame, impossible partout ailleurs qu’en Galicie.

Huit heures sonnaient à l’horloge lointaine de Troïza, lorsqu’un bruit de grelots annonça l’arrivée de Nadège et de ses témoins.

Un grand traîneau amenait madame Ossokhine, le major, Barlet, et un chirurgien du régiment de hussards.

Rien, on le voit, ne devait manquer à la mise en scène de ce duel ironique et terrible.

Le major, qui conduisait le traîneau, arrêta les chevaux à cinquante pas de Diogène. Nadège descendit, soigneusement voilée, enveloppée d’une longue pelisse noire, coiffée d’une casquette cosaque en fourrure noire, et se tint droite, attendant le signal, les pieds scellés dans la neige.

Diogène, en voyant venir son adversaire, devint subitement sérieux. Lui aussi eut, pendant les préparatifs, une attitude de statue. Melbachowski lui ayant demandé s’il ne fallait pas tenter une démarche, pour achever cette étrange rencontre sans le simulacre d’un combat :

— Non, dit Diogène d’un ton sec, il faut que cela soit.

— Mon cher, — ajouta le comte polonais en s’adressant à Melbachowski, — pourquoi nous priver d’un spectacle original dont on parlera beaucoup ?

Diogène lança un regard presque féroce à son témoin ; sa moustache frémit, comme s’il allait proférer une menace.

Cependant, le major et M. Barlet s’avançaient gravement. On se salua de part et d’autre, dans les règles. On mesura la distance. Personne ne prononça une parole de plus que celles qui étaient nécessaires pour régler les conditions du duel.

Le major et Melbachowski chargèrent les pistolets et les deux singuliers adversaires marchèrent l’un contre l’autre.

Il faut le répéter ; non seulement une pareille rencontre est possible sur le théâtre de cette histoire ; mais elle est absolument et rigoureusement historique.

Malgré son stoïcisme, le major faillit pousser un cri, et, malgré son fanatisme chevaleresque, malgré les souvenirs de la romance du beau Dunois, Barlet devint rouge de honte, en voyant une femme s’exposer ainsi, avec son consentement, en sa présence.

Diogène avait reçu du sort le droit de tirer le premier. Il leva son pistolet et le déchargea en l’air.

Nadège abaissa son arme.

— C’est rendre le duel impossible ! dit-elle d’une voix rigide.

Au son de cette voix, assombrie pourtant par le voile, Diogène tressaillit visiblement ; il commença un geste vague, comme pour palper son cœur, et éleva sa main gauche jusqu’à sa moustache qu’il étira.

— Je ne puis cependant pas tuer une femme ! dit-il avec un éclat involontaire.

— Vraiment ! murmura Nadège.

— Je vous en supplie, madame, laissez-moi prendre votre place, s’écria le major.

— Ou moi, se hâta d’ajouter le vieil officier de Napoléon.

Nadège secoua la tête.

— Il faut que M. Kamenowitch tire sur moi, ou se rétracte, dit-elle fièrement.

— Je ne puis me rétracter, — répliqua Diogène que cette menace rendit à sa colère ; — j’ai dit la vérité, et c’est vous qui l’avez trahie.

— Moi, j’aurais menti ! moi ! repartit Nadège, en s’approchant de lui d’un pas ferme et en écartant lentement son voile.

— Diogène baissa d’abord les yeux pour ne pas voir le visage qui le provoquait ; puis il les releva et les ouvrit tout grands, comme sous l’effort d’un magnétisme invincible, et alors il se passa quelque chose de bien plus extraordinaire que la provocation, que le duel. Une sorte d’épouvante mystérieuse se répandit sur la figure du philosophe, à mesure qu’il recevait pour ainsi dire le reflet de ce beau visage sévère et placide, de ces yeux bleus profonds qui le fascinaient. Il resta une seconde pétrifié ; puis il recula, en balbutiant des mots que personne ne comprit, jeta son pistolet dans la neige et finit par se couvrir les yeux de ses deux poings, en disant à Melbachowski :

— Soutenez-moi donc ? Ne voyez-vous pas que la terre tremble, et que je vais tomber ?

Nadège laissa retomber son voile avec la même lenteur, se retourna et dit au major :

— Partons !

Diogène n’écarta les poings de ses yeux, ne recouvra la parole, que quand le son des grelots du traîneau qui emmenait Nadège se fût éteint derrière la forêt.

— Où avais-je l’esprit ? — dit-il à demi-voix, d’un air égaré, — et se ranimant aussitôt : Comment ? vous m’avez laissé venir ici, faire cela ? Comment ? j’ai été assez sot, assez lâche pour l’outrager ? Comment ? vous n’avez pas deviné mon secret ? Ah ! fou que j’étais ! C’est maintenant, seulement, que je devine moi-même ! Elle peut me fouler aux pieds, me tuer ! car si elle m’épargne, c’est moi qui me tuerai !

— Monsieur, expliquez-vous, dit le comte polonais, fort surpris et presque vexé d’assister à une scène sentimentale, au lieu du drame promis.

— Il n’y a rien à expliquer ! répartit Diogène avec violence.

— Vous qui la haïssiez tant ! dit Melbachowski.

— La haïr ! moi ! Vous avez cru que je la haïssais ? Vous ne vous connaissez ni en haine, ni en amour. Oui, j’ai dit que je la haïssais ; mais je mentais, autant que quand je l’ai calomniée. Je me vantais de la mépriser, et vous avez cru à ces vanteries. Oh ! qui donc me délivrera de la vie ? Faut-il me tuer, pour proclamer une dernière fois ma niaiserie ?

Il piétinait dans la neige, sur son pistolet, comme s’il eût voulu écraser la tête de quelque monstre.

— Je me flattais d’être un philosophe ! — reprit-il ; — j’étais un sot ; ce major, cet imbécile, a plus d’esprit que moi, puisqu’il l’admire naïvement et qu’elle se sert de lui pour défendre son honneur. Moi seul, je n’ai plus le droit d’aimer, d’honorer cette femme.

— Pourquoi ? demanda le Polonais.

Diogène le toisa avec un étonnement méprisant.

— Comment ? — lui dit-il, en crispant ses mains l’une dans l’autre, — vous n’avez pas deviné que c’est ma femme ?

— Votre femme !

— Eh oui ! ma femme ! celle que j’ai méconnue, qui me méprise et que j’adore !