L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/14

Callmann-Levy (p. 172-191).

XIV

UNE SÉRIE D’ORAGES

L’admiration involontaire de Diogène pour madame Ossokhine, qui s’était trahie par quelques paroles adressées à Petrowna et par une agitation un peu farouche de quelques jours, s’aigrit bien vite et tourna en colère.

Il avait ri des maladresses du journal, dans les premiers jours d’absence de Nadège. Il fut déconcerté de l’attitude simple, habile et spirituelle que la Vérité prit tout à coup sous la direction singulière de Gaskine, et, quand il sut que c’était un paysan qui maniait l’opinion publique, qui avait fait échouer les candidats du gouvernement, il eut une explosion d’ironie qui emplit la ville et exaspéra le gouvernement lui-même.

Naturellement, Diogène, comme adversaire naturel de madame Ossokhine, et en qualité de sceptique transcendant, se donnait pour être du parti du pouvoir. Mais il avait, avec un mépris plus grand de ceux qu’il défendait que de ceux qu’il attaquait, un instinct de destruction infaillible, et un génie de l’anarchie, qui s’en tenait à la bagatelle, mais qui pouvait devenir féroce et compromettant pour la paix publique, à un moment donné.

Il ne tarit pas sur le compte des niais qui acceptaient les oracles du fermier Gaskine et du faux poète Jaroslaw, comme ils avaient accepté les sentences de Nadège. L’expérience prouvait que le talent, l’éloquence ne faisaient rien au prestige ! C’était la vocation des béats qui constituait toute la sublimité de Dieu !

Ces railleries blessaient moins les lecteurs du journal que les gens du pouvoir, dont la défaite était ainsi accentuée et empoisonnée.

Le gouverneur ne pardonnait pas le tour qui lui avait été joué dans les élections. Selon une habitude invariable et universelle, il chercha et demanda des victimes, pour soulager son dépit, n’osant s’attaquer directement, une seconde fois, au journal, pendant que son rédacteur en chef était encore en prison.

Dans une conversation en apparence étrangère à la politique, le directeur du Cercle apprit, on ne sut par qui, qu’un de ses principaux employés, Constantin, était lié avec la famille Pirowski, et fiancé même à Petrowna ; or, il était de notoriété que le Palais de bois, sur la place, était la petite chapelle exclusivement consacrée au culte de Nadège Ossokhine.

Constantin fut mandé, vertement tancé, et menacé presque de destitution.

Il n’hésita pas à protester, par l’offre de sa démission. Il devait bien cela à son amour loyal, à son amitié pour madame Ossokhine.

Le directeur du Cercle, devant une si noble susceptibilité, changea de ton, assura Constantin que la rigueur des reproches n’était que le résultat d’une appréhension paternelle ; qu’on n’exigeait pas de lui qu’il sacrifiât son avenir. Seulement, ne pouvait-il pas, par un peu de prudence, de réserve, refuser un prétexte à ces espions de tout fonctionnaire, acharnés à les dénoncer ?

Le Cercle était dans une crise passagère ; Constantin n’avait qu’à la laisser passer. Dans quelques semaines, il serait parfaitement libre de ses allures.

Il n’y a rien de plus dangereux au monde que la paternité, invoquée par un supérieur, pour désarmer et garrotter un inférieur.

Constantin, qui, sans être intéressé, tenait après tout aux émoluments de sa place et les faisait entrer en ligne de compte dans son contrat futur, se félicita d’en être quitte à bon marché, et, sans rien promettre au directeur, qu’il fut obligé de remercier, tout en sortant de cet entretien aussi fier et en apparence aussi libre qu’en l’abordant, il se promit à lui-même d’être prudent et réservé. Petrowna en ajournant leur mariage, et pour ainsi dire leur amour, jusqu’à la mise en liberté de Nadège, ne l’autorisait-elle pas à mettre un peu d’intervalles dans ses visites ?

Il commença donc à ne plus venir que tous les deux ou trois jours au Palais de bois. Quand Petrowna lui fit un petit reproche à ce sujet, il eut le tort de le prendre en riant, et, comme la jeune fille insistait avec la vivacité qu’elle mettait en toute chose, subitement alarmé de l’émotion de Petrowna, perdant un peu la tête, incapable de mentir, il avoua ce qui s’était passé, les conseils paternels du directeur du Cercle, et la nécessité pour lui de mettre pendant quelque temps un peu de diplomatie dans son amour.

Petrowna fut étonnée. Elle dit, en ouvrant ses grands yeux :

— Ah ! c’est pour cela que vous venez plus rarement ?

Elle sourit faiblement, parut pardonner à son fiancé ; mais son sourire ne soulageait pas son cœur, et son pardon était dédaigneux.

Depuis qu’elle aimait et qu’elle se savait aimée, elle vivait dans une fièvre héroïque. Elle se sentait offensée, comme femme et comme amie, de la persécution endurée par Nadège. Elle eût rêvé, sans jalousie, dans Constantin un champion intrépide de cette noble femme. Elle lui eût pardonné toutes les extravagances, sa démission d’abord, puis une rébellion ouverte contre le pouvoir. Il ne lui eût pas déplu de partir avec Constantin, chassés tous deux, poursuivis, proscrits.

Cette prudence de son fiancé, ce calcul positif et raisonnable lui donna une sorte de désenchantement, qu’elle n’osait pourtant avouer ; car elle était elle-même trop sensée par moments pour ne pas comprendre qu’il agissait dans l’intérêt de son avenir et de son ménage futur.

Mais il y a des heures d’épanouissement dans les âmes féminines, dans les âmes aimantes, dans toutes les âmes, peut-être, où le bon sens paraît une misère mesquine de la vie, et presque une profanation.

Petrowna fut triste de cette explication, n’osa pas donner le motif de sa tristesse, la cacha, la garda, et l’augmenta.

À quoi tiennent les nuages entre amoureux ! Celui-là paraissait bien léger ; il pouvait pourtant contenir des ouragans et la foudre. Tout dépendait de l’électricité que des influences extérieures ajouteraient à son électricité latente.

D’autres soucis pénétraient dans le Palais de bois avec les brises de l’hiver.

Un jour, M. Pirowski reçut une lettre anonyme qui calomniait l’assiduité du major et qui racontait, sans doute avec beaucoup d’exagération, le culte professé vingt ans auparavant par un des plus beaux hommes de l’armée pour une des plus belles femmes du pays.

M. Pirowski avait précisément besoin d’allumer sa pipe au moment où il reçut cette lettre. Il s’en servit, à cet effet, et n’y pensa plus de la journée.

Le lendemain, un nouveau message, plus précis, plus moqueur, lui parvint encore. Il le déchira en mille morceaux, et le jeta au feu. Il garda la troisième lettre ; à la cinquième il ne mangea plus, et à la sixième il avait perdu le sommeil.

Personne ne remarqua d’abord le changement d’humeur du brave homme ; le major, qui n’était observateur, ni par droit de naissance, ni par droit de conquête, ni par profession, le remarqua moins que personne.

Le malheur voulut que ces dénonciations arrivassent précisément au moment où le major, dédaigné par Petrowna, traité froidement par Léopoldine, redoublait de soins pour madame Pirowska.

Un soir, après la retraite du beau Casimir, M. Pirowski, demeuré silencieux depuis le souper, eut un soupir d’allégement si visible et si significatif, que Petrowna dit à son père, doucement, car elle sortait elle-même d’une rêverie douloureuse :

— Qu’est-ce que t’a donc fait le major ? tu sembles le trouver insupportable.

— C’est vrai.

— Il est pourtant bien complaisant, bien obéissant, bien inoffensif.

— Ah ! vous trouvez cela ?

— Oui.

— C’est aussi mon avis ! dit Léopoldine.

Pirowski se tourna vers sa femme avec des yeux enflammés d’inquiétude, d’anxiété, de colère.

— Moi, dit nonchalamment madame Pirowska à cette interrogation muette, je trouve que le major serait un mari modèle.

— Il fallait vous dire cela, il y a vingt-cinq ans, madame.

Madame Pirowska trahit un vague étonnement. Son mari, son esclave fidèle essayait-il donc de secouer sa chaîne ?

Léopoldine se mit à rire.

— Ne dirait-on pas que papa est jaloux du major ?

Madame Pirowska haussa les épaules, déclarant qu’elle ne savait rien.

Il était tard ; les deux sœurs se retirèrent ; leur mère, demeurée seule, allait se lever de son divan pour en faire autant, quand M. Pirowski rentra brusquement, une liasse de papiers à la main. C’était le dossier des dénonciations anonymes. Il le jeta sur les genoux de sa femme.

— Que répondrez-vous à cela, madame ?

L’imposante madame Pirowska parcourut d’un air de dédain ces réquisitoires officieux, et répondit ce qui est la réponse fatale en pareil cas :

— Vous croyez des lettres sans signatures ?

— Évidemment celui qui m’écrit est un méchant homme ; mais il a bien l’air de me servir la vérité.

— C’est un méchant qui vous a pris pour un fou.

— Les détails qu’il donne sont précis, nombreux.

Madame Pirowska se leva majestueusement :

— Je ne prétends ni discuter, ni nier tout ce qu’on dit dans ces lettres ; mais si vous me faites l’injure d’en croire un mot, de les garder, je partirai demain, au point du jour. J’irai à Slobudka. Ce domaine que je vous ai apporté en dot m’appartient personnellement assez, pour que j’aie le droit de m’y renfermer. J’attendrai là que la raison vous soit revenue, ou si elle ne doit pas revenir, j’y vivrai débarrassée de vos injurieux soupçons.

M. Pirowski n’avait pas été, dans sa colère, jusqu’à prévoir ce dénouement brutal, une séparation.

— Partir ! Vous partiriez ? — dit-il très ému. — Mais que penserait-on ? Vos filles ?…

— Mes filles choisiront entre vous et moi.

Le vieux gentilhomme se retira précipitamment, à bout de logique et d’argument.

Le lendemain matin, sa femme et ses filles apprirent avec étonnement que c’était lui qui était allé cuver sa colère dans la solitude et s’enfermer en plein hiver dans son château.

M. Pirowski ne donnait pas personnellement beaucoup de gaieté au Palais de bois. Son départ fut plutôt un symptôme, une invitation à la douleur qu’une douleur même. C’était le signal d’une fatalité qui s’augmenta.

Le major fut consigné. Sa présence eût gêné tout le monde. Petrowna devenait triste ; et Léopoldine, moins accessible à ces tentations de la sensibilité, s’apercevait depuis quelque temps que Melbachowski, devenu railleur, affectait de braver les préjugés, en venant rendre visite aux amies de madame Ossokhine et se refroidissait considérablement à son égard.

Il faut se rappeler que Melbachowski était un ami, un adepte de Diogène ; qu’il avait eu, en quelque sorte, une permission du philosophe, pour venir flirter, selon le mot anglais, dans l’intérieur Pirowski ; que son goût pour Léopoldine ne s’était jamais élevé au delà d’une affabilité banale ; qu’il eût trop exigé pour se déclarer véritablement épris, et que les théories desséchantes de Diogène avaient une prise facile sur son esprit présomptueux.

Petrowna partagea, avec une vivacité qui dépassait la mesure de son amitié de sœur, le dépit de Léopoldine. N’osant s’irriter contre Constantin, qui la négligeait, elle s’irrita contre Melbachowski ; et ne voulant faire aucune avance à l’ingrat fonctionnaire du cercle qui semblait mettre tant de précautions dans son amour, elle fit pour le compte de Léopoldine la coquette avec Melbachowski, en essayant contre Constantin la plus téméraire, la plus dangereuse entreprise qu’elle pût imaginer.

L’hiver était dans son plein. On organisa dans la ville une grande partie de traîneaux. Il s’agissait de courses à volonté dans les prairies couvertes de neige : c’était un prétexte aux élégantes toilettes.

— Nous irons, dit Petrowna à sa sœur.

Madame Pirowska, qui prenait son veuvage au sérieux ou plutôt qui ne pardonnait pas à son mari son étrange bouderie, déclara que les convenances l’obligeaient à rester chez elle ; mais elle laissait toute liberté à ses filles.

Le matin de cette fête, Léopoldine vint chercher Petrowna, en lui annonçant que le vénérable traîneau de famille était prêt.

— Pars sans moi, répondit la capricieuse jeune fille. Je te rejoindrai ; mais je ne veux pas qu’on nous voie comme une paire de filles à marier que leurs parents envoient au marché des maris. J’ai mon projet ; à tantôt !

Léopoldine, habituée aux caprices de sa sœur, n’insista pas et partit, sous la conduite d’un vieux domestique cosaque, qui rendit l’ardeur à de vieux chevaux des Carpathes.

À midi, au rond-point de la place, tous les traîneaux étaient rangés, attendant le signal et subissant l’examen, le contrôle, l’admiration ou la critique de la foule.

La plupart de ces chars retournés et sans roues, représentaient, selon l’usage antique, les animaux privés, sauvages ou fabuleux que la tradition, l’érudition et l’imagination pouvaient offrir comme modèles. Des ours blancs ou noirs, des cygnes, des cerfs, des sangliers, des griffons, des dragons, des paons, et même des tigres se mêlaient amicalement. Des chevaux de toute provenance piaffaient, luisaient sous les rayons d’un soleil de décembre. Des attelages pesants de chevaux allemands ; des couples de chevaux anglais de haute stature ; des paires de petits trotteurs de l’Ukraine, impétueux et s’agitant dans leurs longues crinières ; de magnifiques arabes, de maigres haridelles de la Galicie faisaient sonner des clochettes d’argent de tous les timbres, suspendues à des harnais de velours.

Les femmes étaient enveloppées de pelisses précieuses de toutes les couleurs, coiffées de casquettes à la cosaque ou de kasfederaski ; les hommes étaient habillés soit à la mode polonaise, soit à la mode française ; mais tous, uniformément, drapaient sur leurs épaules le grand manteau gris.

De lourdes couvertures débordaient des traîneaux, des peaux d’ours, de loup, de renard. Les cochers vêtus à la mode cracovienne, avec la plume de paon sur la casquette, faisaient prendre patience à leurs attelages, en sifflant et en faisant claquer leurs fouets.

Un char magnifique, traîné par douze chevaux et portant toute la musique de la ville, prit la tête du cortège.

Au premier rang, le major, dans un traîneau emblématiquement décoré d’un serpent, tenant une pomme qu’il offrait à toutes les Èves de l’horizon, faisait admirer son beau costume de peau et semblait la statue de don Juan, par un jour de neige.

Léopoldine était seule, rechignée dans le traîneau modeste des Pirowski. Petrowna n’avait pas paru au départ. Constantin, par le plus malencontreux des hasards ou par la plus maladroite des faiblesses, avait accepté une place, à côté du directeur du cercle ; peut-être n’avait-il pas osé la refuser. Ce fut comme une volée de cygnes sur les routes couvertes de neiges. En une demi-heure, tous les équipages avaient atteint la plaine où les courses devaient avoir lieu.

À peine le signal de la halte était-il donné, que l’on vit accourir, bride abattue, un attelage attardé composé de quatre magnifiques chevaux noirs, que conduisait Melbachowski. Petrowna, en pelisse de velours bordée de chat sauvage, la mine au vent, les yeux étincelants, les cheveux flottants, libres et sans nattes, était installée fièrement dans le traîneau, défiant les regards et semblant ne s’être mise en retard que pour produire un plus grand effet.

Une grande rumeur d’étonnement, aiguisée par des rires, siffla comme une bise au milieu de l’assemblée.

Constantin pâlit en voyant Petrowna. Léopoldine se mordit les lèvres de colère. Petrowna vit Constantin, le regarda sans un tressaillement de la bouche, et salua avec calme toutes les figures de connaissance.

Presque aussitôt, les courses commencèrent. Petrowna pria Melbachowski de descendre du traîneau, de la laisser seule diriger l’attelage, et lançant les quatre chevaux noirs au grand galop, les joues roses, les yeux vifs, avec des éclairs qu’on pouvait prendre pour des éclairs de joie, brandissant son fouet, la lèvre entrou’verte par un petit cri continu, elle fit si bien, qu’elle arriva la première et qu’elle remporta le prix.

Les exercices occupèrent toute la journée. Vers le soir, avant de retourner à la ville, on se reposa. Des bouteilles de vin de Champagne furent tirées des traîneaux ; on but aux victorieux, aux victorieuses. Personne, évidemment, ne songea à porter un toast selon la vieille mode polonaise ; car il eût fallu emplir les bottes de ces dames, au lieu de leurs souliers de bal ; ce qui eût donné d’effroyables proportions à la galanterie.

Constantin trouva le moyen de s’approcher de Petrowna et de l’attirer un peu à l’écart.

— Si vous m’aviez dit, balbutia-t-il d’un ton de reproche, doux et suppliant, que vous désiriez venir à cette fête, je vous aurais offert de vous conduire.

Petrowna le regarda de cet air d’ironie méchante qu’elle prenait autrefois, et qui la rendait si jolie, en la rendant plus haïssable :

— Vous auriez eu tort, répondit-elle. Vous vous seriez privé de la gloire de partager le traîneau de M. le directeur.

— Que vous ai-je fait, Petrowna, pour que vous me traitiez ainsi ?

— Je vous traite, il me semble, de façon à ne pas nuire à votre avancement.

— Ne remontez pas, je vous en conjure, dans le traîneau de Melbachowski.

— Pourquoi donc ? Melbachowski est un homme charmant, inoffensif ; c’est un grand ami de Diogène, le terrible ennemi des femmes ; il est votre ami aussi.

— Je vous en supplie, Petrowna, ne jouons pas à ce jeu de coquetterie.

— Un jeu ? Qui vous a dit que ceci était un jeu ? repartit l’effroyable enfant. N’étais-je pas libre de venir à cette fête, dans la compagnie de mon choix ?

— On sait que nous sommes fiancés.

— Oui, mais on sait aussi que nous ne sommes pas mariés.

— Que va-t-on supposer, Petrowna ?

— On supposera ce que l’on voudra. M. le directeur du cercle vous fera son compliment…

— Je ne suis pas seul à souffrir, Petrowna, de votre étrange démarche.

— Ah ! qui donc ai-je blessé ?

— Votre sœur.

— Ma sœur ! Je me charge de la rassurer. Est-ce tout ?

— Je vais défendre à Melbachowski de vous reconduire.

— Ah ! si vous faites cela !… s’écria la jeune fille avec un véritable accent de colère et en serrant avec force le fouet qu’elle tenait à la main.

Constantin n’eut pas peur pour lui de l’effet de la menace de Petrowna. Mais son amour fut prudent. Il redouta pour celle qu’il adorait une de ces prouesses qui avaient fait déjà à Petrowna une réputation d’excentricité. Il parla doucement, simplement, essayant de convaincre cette jolie entêtée, n’osant lui dire qu’elle se faisait du tort, de peur de l’exaspérer et n’osant trop se plaindre de peur de lui faire pitié.

Quand il vit que l’on se préparait au départ :

— Au revoir, Petrowna, lui dit-il, en la saluant.

— Bon ! Vous me dites au revoir, comme si vous me disiez adieu.

— Est-ce donc là ce que vous voulez comprendre.

— Moi, je ne veux rien.

— Si je vous disais : adieu, Petrowna ?

— Je vous répondrais : adieu, Constantin.

— Je vous jure que je vous aime, Petrowna ; que si j’ai eu des torts, je veux les expier. Je vous jure aussi que j’ai cru que vous m’aimiez.

— Prenez garde, imprudent ! vous avez voulu me prendre la main. Le directeur nous regarde ! Il serait capable de croire que nous faisons un pacte et que nous conspirons contre le gouvernement.

Constantin salua encore, fièrement, tristement ; et s’éloigna sans se retourner.

Il eut tort de ne pas se retourner ; car il eût deviné, sans doute, au regard inquiet de Petrowna, que l’imprudente ne pouvait pousser l’épreuve plus loin, qu’elle était à bout de roueries, et il eût abjuré toute jalousie. Qui sait si la téméraire enfant qui jouait ainsi son amour et son bonheur, n’attendait pas ce retour, pour lui tendre les mains et pour lui dire, avec la pantomime d’un baiser :

— Pardonnez-moi !

Il s’éloignait résolument ; Petrowna lui en voulut de cette obéissance et de l’estime qu’elle-même en ressentait. S’obstinant dans sa coquetterie, elle remonta d’un air de déesse dans le traîneau, comme s’il eût été le char de Junon traîné par des paons ! Diogène était arrivé, après tout le monde, avec un attelage splendide. Son traîneau, étincelant de dorures et de peintures, était orné d’un buste de femme couronnée, mais mâchant un mors dans sa jolie bouche, et ayant des serpents enroulés au lieu de bras.

Diogène se trouva sur le passage de Constantin.

— Eh bien, lui dit-il, est-ce demain que vous m’apportez de nouveaux documents, pour mes archives, de quoi compléter le dossier de Petrowna ?

— Ni demain ni jamais.

— Elle vous a donné votre congé ?

— En aucune façon.

— Alors vous lui préparez le sien ?

— Je n’y songe pas.

— Vous êtes patient.

— Je m’efforce d’être raisonnable.

— Ce qui m’étonne, s’écria Diogène, c’est que, voulant vous punir et se moquer de vous, elle n’ait pas choisi le major pour cavalier. C’est pourtant le vengeur breveté. Le choix de Melbachowski prouve une intention sérieuse. Si elle se moque de vous, il vous est facile de la contraindre bien vite au repentir. Vous souvenez-vous de votre belle danseuse de cet automne ? de l’Arménienne, si lourde à faire valser ? La voilà, c’est la reine de la fête ! Je me charge d’offrir une place au mari dans mon traîneau. Montez dans celui de la belle. Vous lui ferez honneur et plaisir ; elle veut se mettre à la mode ; votre hommage la lancera.

Constantin avait besoin, pour l’heure, qu’on lui fit perdre de sa dignité. Petrowna avait donné l’exemple. La diplomatie la plus banale est souvent la plus efficace en amour. Depuis la première bouderie d’amoureux, cette simple manœuvre a souvent réussi. Constantin, poussant un soupir, alla présenter ses hommages à la belle Arménienne.

Précisément son mari, banquier et diplomate, était au mieux avec le directeur du Cercle, et avec le gouverneur de la Galicie. On le croyait capable, et chargé de toutes sortes de missions. On ne doutait pas de son influence, non plus que de celle de sa femme.

Petrowna vit d’abord cette petite stratégie avec un sourire fier. Elle avait remarqué de loin l’échange de quelques paroles entre Diogène et Constantin.

Elle se dit tout bas que le railleur avait conseillé cette démarche. Sa haine de ce grand ennemi des femmes ne fit que s’en accroître ; peut-être son ressentiment envers Constantin ne s’en fût-il pas augmenté, si elle n’avait entendu dire assez haut par plusieurs jeunes gens :

— Constantin est un adroit ambitieux. Il va du gouverneur à la belle du gouvernement !

Petrowna devint rouge de honte à ces paroles. Quoi ! son fiancé pouvait être soupçonné d’un calcul pareil ! Ce n’était là qu’une calomnie, mais une calomnie rendue vraisemblable.

— Il en avait d’autres à choisir avant celle-là, s’il avait à me rendre jalouse, — pensa-t-elle. — Celle-là est plus compromettante pour la fierté de son caractère que pour la dignité de son amour.

Ce fut avec ce sentiment âpre de dépit qu’elle reprit la route de la ville. Le traîneau de l’Arménienne, attelé de chevaux arabes, frôla celui de Melbachowski. Petrowna saisit violemment le fouet, dans les mains de son compagnon, et l’agitant avec frénésie, comme si la lanière eût lancé la foudre, elle frappa à coups redoublés les quatre chevaux noirs, espérant peut-être atteindre l’attelage de la belle Arménienne, qui se disposait à dépasser le sien.

Constantin, de son côté, voulut répondre à cette provocation et, pendant un quart d’heure, un galop vertigineux, fantastique, qui semblait le résultat d’une gageure, rapprocha les essieux des deux traîneaux dans le même tourbillon, faisant craindre qu’ils ne se touchassent pour se broyer réciproquement, tandis que les chevaux emplissaient d’une vapeur, bruyante comme celle de plusieurs locomotives, le brouillard blanc, argenté de neige, du crépuscule.

Melbachowski fumait et riait, s’amusant de cette scène et pensant qu’il faisait bien de ne pas aimer sérieusement Léopoldine, car elle perdrait trop à être comparée à sa sœur.

Petrowna descendit toute frémissante, devant la porte du palais de bois, se croyant satisfaite de sa journée.

Léopoldine ne rentra que beaucoup plus tard ; elle était revenue lentement, languissamment, escortée par le traîneau du major qui, dans cette bataille sur la neige, n’avait pas trouvé d’autre emploi de sa galanterie chevaleresque.

Petrowna attendait sa sœur. Léopoldine, froissée, ne voulait pas lui parler ; mais Petrowna la suivit de force dans sa chambre.

— Voilà, ma chère, — lui dit-elle avec éclat, — une journée décisive pour nos deux destinées. Remercie-moi. Je sais au juste ce que vaut ton ancien soupirant Melbachowski. Félicite-moi, j’ai mesuré l’héroïsme de M. Constantin.

— Que veux-tu dire ? repartit Léopoldine, qui ne comprenait pas.

— En demandant à Melbachowski de me conduire, je voulais lui faire des reproches ; je lui en ai fait qu’il n’a pas compris. Je voulais aussi pénétrer le fond de cette grande philosophie de Diogène, dont mon compagnon de route est le premier adepte, et essayer la patience de Constantin. Tout m’a réussi. Guéris-toi bien vite, ma chère ; Melbachowski est un esprit gâté qui te trouve jolie, et même belle, qui te sait riche, qui t’épouserait à la rigueur, un jour qu’il n’aurait pas trop peur de Diogène ; qui serait fier de toi pendant un an, mais embarrassé de son ménage pendant toute sa vie. Ne l’épouse pas ; ne l’aime pas. Il n’avait aucune raison de te faire de la peine, et quand je lui ai demandé une place dans son traîneau, il a paru charmé de te taquiner. S’est-il excusé ? Non ; c’est un être sans cœur ; tu peux le haïr ; mais contente-toi de le mépriser.

— Merci, Petrowna, dit mélancoliquement Léopoldine.

— Quant à moi, — reprit Petrowna, — je suis sûre d’être aimée, mais je ne suis pas certaine de l’être autant que l’ambition. Constantin est un honnête homme, timide, hésitant, qui affronte le risque de me déchirer le cœur, parce que Diogène lui a donné ce conseil. S’il n’est jamais que de la race des fonctionnaires, jamais je ne l’épouserai. J’aime mieux souffrir de n’être pas sa femme que de le sentir au-dessous de mon rêve, et de l’idée que je me suis faite d’un mari. Voilà pourquoi j’ai été dans le traîneau de Melbachowski ; pourquoi j’ai scandalisé la ville qui médit de ma coquetterie, quand jamais, au contraire, je ne me suis sentie si disposée à n’être point coquette.

Rentrée dans sa chambre, Petrowna perdit l’assurance d’amazone qu’elle avait eue en parlant à sa sœur. Elle eut beau se roidir contre elle-même, les pleurs finirent par éteindre la flamme de ses yeux, et tout l’orgueil déployé dans la journée se fondit dans un sanglot.

— Je suis bien malheureuse ! — s’écria-t-elle, — et Nadège est bien heureuse de ne plus aimer !