L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/13

Callmann-Levy (p. 162-171).

XIII

LA VÉRITÉ SANS PHRASES

Le lendemain, Gaskine était à son poste, et je l’affirme pour les lecteurs qui ne peuvent soupçonner la misère de certains journaux dans certaines contrées, il sembla qu’une intelligence rompue à toutes les subtilités et forte de toutes les fiertés du métier, présidât à la rédaction de la Vérité.

Le bon sens du paysan de Troïza inspirait, électrisait jusqu’à mademoiselle Scharow elle-même. Le courage était revenu.

L’étrangeté même de cette direction avait cessé d’humilier et commençait à enorgueillir les collaborateurs d’un véritable phénomène. Jaroslaw, pour sa part, admirait naïvement son père.

Il s’efforçait de donner un tour à la fois éloquent, énergique et original aux idées paternelles, et les lecteurs s’émerveillaient de l’esprit inconnu qui tenait si bien la place de madame Ossokhine.

Le vieux paysan songeait aux élections prochaines. Il avait assisté à diverses réunions sans bien se garder d’avouer l’appui que le journal la Vérité pouvait apporter à certaines candidatures. Quand son fils le pressait d’entamer la campagne électorale :

— Patience ! — répondait le fermier, qui cherchait un piège infaillible à tendre aux candidats officiels.

Le gouverneur du Cercle, avec la présomption des pouvoirs sans contrôle et infatués de leur toute-puissance, offrit lui-même l’engin que le vieux paysan avait de la peine à trouver.

Un matin, le plus beau, le plus cravaté, le mieux botté des polonais employés à l’administration du Cercle, vint, avec des favoris étalés majestueusement et une moustache finement relevée, demander à parler à la personne chargée de remplacer au journal madame Ossokhine.

Sans aucun doute, ce fonctionnaire en mission s’imaginait avoir à saluer et à séduire quelque femme de lettres, jeune et jolie, ou seulement passable. De toute façon, soit que sa galanterie fût sincère, soit qu’elle fût simplement de commande, elle devait être irrésistible, et le parfum de ses cheveux, la glace de ses gants frais, étaient les amorces d’une politique raffinée.

Le secrétaire de la direction du Cercle, car c’était lui en personne, recula de deux pas, et fut stupéfait, quand il vit entrer, dans le petit salon où il attendait, un vieillard aux allures et au costume rustiques, qui s’assit tout d’abord, comme Attila pour recevoir les envoyés des rois, en souffrant seulement que le fonctionnaire s’assit devant lui.

— Je croyais, balbutia le diplomate, que la personne chargée de remplacer madame Ossokhine était une femme.

— Une vieille fille ! interrompit Gaskine ; mais elle m’a cédé la place. Oh ! vous ne perdez pas grand’chose ; nous sommes du même âge.

Le secrétaire ne pouvait reculer. Il s’imagina d’ailleurs qu’il aurait plus facilement raison de ce paysan mal dégrossi que d’une femme. Il venait, dit-il, causer, avec le principal journal du Cercle, des prochaines élections.

Gaskine ne parut pas effarouché.

— Est-ce que vous avez des candidats à nous donner ? demanda le paysan.

Le messager répliqua qu’il n’entrait pas dans l’intention du gouverneur d’imposer ses choix. Il pensait seulement que madame Ossokhine, si cruellement éprouvée, par suite d’un méfait dont elle n’était peut-être que la complice, saurait comprendre qu’il était plus avantageux pour elle et pour son journal de paraître incliner du côté des candidats du gouvernement que du côté de ceux de l’opposition. On ne lui demandait pas de palinodie ; l’impartialité du journal suffisait.

— Ce ne serait pas assez d’être impartial — répondit le vieux Gaskine, du ton le plus naïf qu’il put prendre. — Puisque vous nous voulez du bien, nous serons reconnaissants. Je m’engage, pour le journal, à ne publier qu’une liste, qu’une seule ! celle que vous m’apportez !

— Son Excellence n’en demandait pas tant.

— C’est possible, mais j’ai l’habitude, au marché, de donner toujours plus que la mesure.

Le diplomate parut enchanté ; il loua l’excellent esprit conservateur que Gaskine avait apporté de la campagne. Comme il était facile de s’entendre avec la logique rurale ! Il laissa la liste des candidats officiels et partit en bombant sa poitrine, qui semblait gonflée d’une urne électorale.

L’entretien avait été secret. Gaskine, après le départ du tentateur, entra dans la salle de rédaction et plaça la liste sur la table :

— Voilà nos candidats ! dit-il.

— Quoi ! des polonais ! les créatures du gouvernement ? repartit mademoiselle Scharow, qui avait parcouru le papier d’un regard rapide.

— Sans doute, des polonais, dévoués ostensiblement au gouverneur, à sa famille, à sa fortune.

— Et vous voulez nous faire publier cette liste ?

— Je le veux.

— Oh ! pour cette fois, monsieur Gaskine, permettez-moi de le dire, c’est absurde.

— Ce qui est absurde, panna Scharow, c’est de me résister, — répliqua le vieux paysan d’un ton ferme et doux. — Toi, Jaroslaw, arrange ce que je vais te dire, et, autant que possible, ne change pas grand’chose à ma dictée.

Se redressant alors, comme s’il eût singé le fonctionnaire qui sortait, une main dans sa ceinture tandis que de l’autre il répétait à plusieurs reprises le geste horizontal d’un homme qui trace une ligne, qui conclut un marché, il dicta la phrase suivante :

« M. le directeur du Cercle nous a fait le très grand honneur de nous envoyer M. son secrétaire, qui nous a très poliment engagés à publier les noms qui suivent, comme ceux des candidats à la députation du district. Nous avons promis de faire ce que désire M. le gouverneur. Voilà donc les noms. Voter pour eux, c’est faire plaisir à l’autorité. »

Jaroslaw sourit en arrangeant, sans en détruire la naïveté équivoque, cet entrefilet ; il ne doutait pas de l’habileté de son père.

Huit jours après cette annonce, qui fit beaucoup jaser dans le pays, les élections eurent lieu.

Pendant le scrutin, Gaskine dit, en bourrant sa pipe :

— C’est aujourd’hui que les Petits-Russiens l’emportent ! Vous verrez cela ! pas un Polonais ne sera élu.

— Vous les avez cependant recommandés, les candidats polonais, répliqua mademoiselle Scharow.

— Moi ! Je les ai dénoncés.

Le soir et le lendemain, les télégrammes apportèrent la nouvelle que partout les candidats du gouvernement avaient échoué.

— Eh bien, s’écria Gaskine, en frappant sur l’épaule pointue de mademoiselle Scharow, suis-je un âne ?

— Un âne ! je n’ai jamais dit cela.

— Un bouledogue, n’est-ce pas ? Mais vous voyez bien que non, puisque je n’ai pas sauté à la gorge de l’envoyé du gouverneur, puisque j’ai fait le dos rond comme un chat, et que j’ai réussi. Voilà de la politique ! Avouez donc que je suis un homme. Un homme, entendez-vous ?

— Je l’entends. Oui, vous êtes un homme, monsieur Gaskine, répondit mademoiselle Scharow en fermant à demi les yeux, comme si ce témoignage coûtait quelque chose à sa pudeur.

Gaskine se mêlait aussi de la critique littéraire et dramatique du journal.

Un roman venait d’arriver de Cracovie. Le paysan commanda qu’on ouvrit le volume au hasard. On tomba sur la description d’un coucher de soleil. L’auteur assurait qu’il avait vu le ciel rouge, l’eau couleur d’orange, les arbres dorés, les herbes noires et les montagnes violettes.

— En voilà assez ! interrompit Gaskine. L’auteur est un farceur ou un aveugle. N’en parlez pas.

Une troupe de comédiens arriva au chef-lieu et donna des représentations au grand hôtel du Figuier. Ce qu’on joua importe peu ; mais Gaskine, qui n’avait jamais été au théâtre, y alla le premier et en sortit le dernier. Il se contint, et nul ne sut ce qu’il pensait pendant la représentation. Mais, en sortant, il donna un libre cours à son indignation, parce qu’une vieille actrice avait joué le rôle d’une ingénue, d’une fiancée.

— Elle a déshonoré les cheveux blonds et les cheveux blancs ! s’écria-t-il.

Il exigea un article implacable, et déclara qu’il était immoral de montrer des jeunes gens assez aveugles pour se pâmer devant des fiancées de cinquante ans passés.

L’article fut lu dans tous les cafés, où il suscita des éclats de rire inextinguibles. La malheureuse actrice, bafouée, fût obligée par son directeur à une visite au terrible journaliste.

Gaskine la vit apparaître, trois jours après l’article, en robe de soie voyante, en pelisse dont la fourrure s’ébouriffait comme un chat en colère, avec des joues enluminées à faire peur, avec des yeux entourés de tant de charbon qu’ils finissaient par avoir une petite étincelle, et avec un voile qui jetait un semblant d’illusion sur ce visage travaillé. Le fermier salua de la main qui tenait la pipe, et demanda à la belle ce qu’elle voulait.

L’ingénue quinquagénaire se souvint de ses rôles de grande coquette. Elle commença par déclarer qu’elle apportait ses remerciements pour les excellents conseils qu’on lui avait donnés.

— Vrai ! cela ne vous a pas fâchée ? — répondit le fermier. — Vous avez le caractère bien fait.

— Seulement, — ajouta la Célimène, — la critique s’est trompée sur un détail… sur mon âge.

— Prouvez-moi cela, et je rabats les mots qu’il faut rabattre, repartit gaiement Gaskine.

— Mais, quand je vous assure…

— Allons donc ! je vais vous comparer à panna Scharow qui en a cinquante-cinq. Vous laverez votre figure, et nous verrons.

— Monsieur, vous n’êtes pas galant !

— S’agit-il d’être galant ? Non. Vous vendez votre mine tous les soirs : eh bien ? ne frelatez pas la marchandise.

— C’est horrible ! — s’écria la dame — une mère de famille ainsi insultée !

— Ce qui est horrible, c’est de faire l’enfant gâtée quand on est mère et peut-être grand’mère ; c’est de croire que nous n’y voyons pas, que nos yeux, nos oreilles nous trompent. Jouez des rôles de vieille, et, si vous les jouez bien, on applaudira ; mais laissez les petites mines aux petits minois.

L’actrice, suffoquée, ne trouva plus un mot à répliquer.

Elle avait fait le mouvement de relever son voile, pour attendrir ou séduire l’inflexible Gaskine. Elle le ramena et l’assujettit sur son visage, et sortit en haussant superbement les épaules.

— C’est bon — dit le vieux paysan. — Elle a reçu sa leçon. Maintenant, quand elle jouera les rôles de grand-mère, j’irai la voir, et je vous dirai ce qu’il faut en penser.

Gaskine, on le voit, tournait légèrement au despote.

Fort heureusement, son règne devait être court et ne pouvait que profiter à la vérité.

Cette esquisse, très réelle et très historique, d’un rédacteur en chef du Danube, dont on se souvient encore en Galicie, ne serait pas complète, si je ne l’achevais par le récit non moins véridique du désintéressement de Gaskine.

Le conseiller d’une administration de chemin de fer, sur une ligne qu’on allait prochainement inaugurer dans le Cercle, vint solliciter la bienveillance du journal.

— Je ne promets rien, — dit Gaskine ; — on verra l’exploitation.

— Moi, je promets, repartit le conseiller, un gros homme, à grosse tête, à grosse voix, en frappant sur son gousset.

— Et que promettez-vous ?

Engagé par la franchise, la rectitude du paysan, l’administrateur voulut jouer, comme on dit, cartes sur table. Il fit nettement ses offres, et assura que les bénéfices de l’exploitation seraient partagés avec le journal.

Pendant qu’il parlait, Gaskine relevait lentement ses manches. Au dernier mot du tentateur, le fermier de Troïza cracha dans ses mains ; puis, sans dire un mot, il saisit le gros homme par le collet, lui envoya quelques bourrades, et le lança net hors de la chambre avec un coup de pied, comme jamais fonctionnaire fonctionnant n’en a reçu.

Le visiteur dégringola l’escalier, car la scène s’était passée au premier étage ; au bas de l’escalier, il se retourna, furieux, et vociféra des injures, prenant à témoin les deux ou trois personnes de la maison, accourues au bruit, et, quand il fut à la porte de la rue, les gens quelconques qui passaient.

Mais Gaskine le suivait, poli, humble, comme doit l’être un bon paysan petit-russien, devant un omnipotent fonctionnaire polonais. Il ramassa le chapeau que le conseiller avait laissé tomber dans sa retraite rapide, et il le lui tendit délicatement en disant :

— Votre très humble serviteur, pan. Je suis bien sensible à votre visite.

Le conseiller en question porta aussitôt sa plainte au tribunal de police. Gaskine et ses témoins furent assignés. Ce fut là que le génie du paysan éclata dans toute sa splendeur.

Il dédaigna de se défendre, et s’en référa absolument à ce que diraient les témoins.

Or les témoins furent unanimes à déclarer qu’ils avaient entendu l’administrateur du chemin de fer menacer, injurier le vieillard ; mais que celui-ci, pour toute réponse, lui avait très poliment ramassé et rendu son chapeau, et l’avait accompagné jusqu’à la porte de ses compliments les plus empressés.

Il fut impossible de condamner Gaskine.

Ce fut ainsi que le paysan de Troïza, qui ne savait ni lire, ni écrire, dirigea et, l’on peut dire, rédigea la Vérité, à la satisfaction de Nadège, autant qu’à la satisfaction des abonnés et des lecteurs.