L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/12

Callmann-Levy (p. 140-161).

XII

UN RÉDACTEUR EN CHEF IDÉAL

Un jour, la ville de *** apprit avec stupeur que le matin, de très bonne heure, avant l’aurore, madame Ossokhine avait été arrêtée et conduite en prison.

Ce fut un deuil, et aussi une grande colère dans toute la population.

Malgré les bruits menaçants qui circulaient, on avait espéré que le gouvernement reculerait devant une brutalité pareille à l’égard d’une femme et qu’il se contenterait d’une assignation.

Mais à cette époque, dont il est inutile de préciser la date, le gouvernement de la Galicie ressemblait beaucoup à celui du légendaire Gessler, en Suisse, et différait essentiellement de celui de Vienne qu’il avait la mission de représenter.

La plus grande province de la monarchie était régie par un gouverneur qui, pendant qu’il représentait l’empereur d’Autriche, jouait lui-même au roi de Pologne. Les décrets partis de Vienne changeaient d’allure, de couleur, d’intention, en arrivant au despote, chargé de leur donner une interprétation constitutionnelle.

C’était, il faut le dire, le moindre de ses soucis. La Constitution, qui accordait à toutes les religions et à toutes les races indistinctement des droits égaux, était outrageusement violée, et c’était faire partie de l’opposition radicale, en ce pays comme en certains autres, que de se proclamer le défenseur des lois. Les petits-russiens juifs et allemands, qui forment les deux tiers de la population, étaient bafoués et opprimés par l’autre tiers polonais.

C’était le temps où l’on chassait à coups de bâton de l’hôtel de ville de Lemberg les électeurs juifs, afin d’obtenir par la force, dans les élections pour la Diète, les députés exclusivement dévoués au gouverneur polonais.

Une fermentation dangereuse, dont le gouvernement central était avisé, mais dont on se gardait bien de lui dire les causes, couvait dans les populations juives et petites-russiennes. L’ordre arriva de Vienne de veiller avec soin. Les tyranneaux n’en demandent pas davantage. C’était, selon la méthode d’interprétation du gouverneur, lui accorder un blanc-seing pour tous les actes d’arbitraire qu’il jugerait à propos de commettre.

S’il n’eut pas à réprimer une révolution, ce ne fut pas sa faute, car il fit tout ce qu’il put pour la fomenter. À propos d’un peu de tumulte et de quelques conciliabules, dans divers districts de l’Est, il fit manœuvrer les troupes comme en pays conquis.

Des voix courageuses, indignées, s’élevaient de toutes parts et osèrent dénoncer ce système de provocation ; mais, en même temps, elles invitèrent, avec tant d’énergie, le peuple à la patience et à la modération, que le gouvernement local fut obligé de reculer devant l’effusion du sang. On lui refusa tout prétexte de le verser.

Nadège fut un des plus éloquents défenseurs des droits du pays, des vérités universelles, en même temps qu’un des plus fermes soutiens de la paix publique.

Naturellement, la presse en Galicie, comme partout, dut payer pour la sagesse du peuple, honteusement provoqué. Le journal de madame Ossokhine était désigné au premier rang de ceux qu’il importait de châtier, d’intimider ou de séduire. N’était-ce pas déjà une audace révolutionnaire insupportable que l’action d’une femme jeune, belle, éloquente, tenant la plume avec autant de grâce qu’elle tenait l’éventail, avec autant de courage qu’un homme eût tenu l’épée ? L’autorité morale qu’elle s’était acquise, en quelques mois, faisait dépendre d’elle la tranquillité des rues. Quel gouvernement pourrait supporter une pareille usurpation ?

Si on avait pu la déshonorer, ou seulement la diffamer, on se fût bien gardé d’employer contre Nadège la moindre violence. Mais sa vertu était une déception et aussi un grief. La police, dans tous ses rapports, affirmait que cette femme subversive avait des mœurs irréprochables : ce qui ne faisait que doubler son prestige et, par suite, son influence dangereuse.

Ses articles avaient la même perfidie que sa conduite. Ils étaient d’une modération, d’une humilité, et, en même temps, d’une grâce qui refusaient tout avantage à la susceptibilité du pouvoir. Ils n’étaient lus nulle part avec plus d’avidité et d’attention qu’à la police. On les faisait passer par une étamine si serrée, qu’on avait déjà recueilli quelques parcelles d’accusation et de calomnie, quand un jour, par imprudence, par générosité, par calcul peut-être, pour contraindre le pouvoir à un acte arbitraire, la Vérité inséra la lettre très éloquente et très substantielle de faits et de chiffres, d’un soi-disant instituteur de Lemberg, réclamant contre l’oppression du gouvernement. Ce fut le signal attendu et longtemps guetté.

Enfin ! on tenait un appel à l’équité, qui pouvait passer pour un appel à l’insurrection. Cette fois, la victime s’offrait et ne pouvait s’échapper, et comme on avait tout le loisir de la frapper, on feignit de procéder envers elle avec une apparente courtoisie. On ne l’arrêta pas le premier jour ; on débuta par la saisie du journal ; puis on fit une perquisition minutieuse, dans les appartements privés de Nadège, et dans les bureaux du journal.

Par un raffinement exquis, la perquisition eut lieu la nuit, tout à coup. Quelle bonne fortune, si, par hasard, cette vertu éclatante avait été surprise en veillée équivoque ! Mais l’autorité acquit au moins la preuve que la police était bien faite, et avait eu raison de dénoncer madame Ossokhine comme une honnête femme.

En entendant frapper à sa porte, Nadège n’eut que le temps de se vêtir et d’endosser une kazabaïka. Elle avait un peu prévu cette malice. La curiosité désappointée, quant à la personne, se dédommagea quant aux choses, et la maison fut fouillée avec un acharnement sans résultat.

Nadège croyait à une arrestation immédiate ; mais on la laissa sous le coup de cette menace, pensant qu’elle irait demander grâce au gouverneur lui-même, curieux de la connaître.

Ce fut pendant cette période de terreur préliminaire, que Petrowna vint la voir et que le vieux Gaskine, prévenu par la rumeur publique, s’était mis à sa disposition, prêt à la défendre, à l’enlever, à la cacher.

Nadège refusa tous ces secours, plus avantageux pour le gouvernement que pour elle, puisqu’ils la supprimaient, en épargnant au pouvoir l’odieux d’une persécution. Elle ferma sa porte résolument à ses amis, ne voulant l’ouvrir qu’à ses ennemis.

Pourtant un jour, un homme, grand, maigre, avec de longs cheveux gris et un visage qui racontait des combats douloureux contre la vie, insista avec tant de fièvre pour parler à madame Ossokhine, que mademoiselle Scharow reçut de Nadège l’ordre de lever pour cette fois la consigne donnée à la porte.

Le visiteur était l’instituteur de Lemberg, l’auteur de l’article incriminé. Il venait exprimer sa douleur, ses regrets, et, bien qu’il fût le père de onze enfants, il offrait de se dénoncer, de se faire juger à la place de Nadège.

Madame Ossokhine le consola, le rassura, et n’eut pas de peine à lui persuader que son sacrifice, meurtrier pour sa famille, serait absolument inutile à l’adversaire, choisi intentionnellement par le pouvoir.

— On me tient, lui dit-elle judicieusement ; on ne me lâchera pas. On feint de croire que je n’ai pas eu de correspondant et que c’est moi qui ai imaginé le récit que vous m’avez fait des douleurs du corps enseignant. Retournez auprès de votre femme et de vos enfants, mon ami. Ils ont besoin de vous, et vous me seriez nuisible. On m’en voudrait peut-être autant de ce que je me défendrais, bien qu’on affecte de m’en vouloir avant que j’aie essayé ma défense. La persécution qui me menace ne peut être ni bien longue, ni bien pénible. Vous, on vous accablerait ; pour moi, on mettra, vous le verrez, de l’ironie dans la vengeance, et si je le veux bien, je suis certaine qu’on affectera de me pardonner.

Ces raisons, données avec douceur et fermeté, s’ajoutaient à la voix des onze enfants du malheureux instituteur. Il se laissa persuader, se prosterna devant madame Ossokhine et partit confus, mais sans remords.

L’arrestation de Nadège fut le second acte du drame.

Nadège, dans son interrogatoire, accorda ce que l’on souhaitait par-dessus tout. Sans mentir explicitement, elle ne protesta pas quand on l’accusa d’être l’auteur de la lettre. Elle déclara que, si on la laissait libre, elle se tiendrait pour le jour du procès à la disposition de la justice ; et, après une occasion de fermeté, elle fournit au pouvoir un prétexte de galanterie.

On la renvoya, en l’assignant à trois jours de là.

La justice galicienne est particulièrement lente ; mais, dans cette circonstance, elle mit des ailes à ses pieds boiteux, et trois jours après cette assignation, Nadège Ossokhine était jugée et reconnue coupable par un jury polonais, à l’unanimité moins une voix. On sut depuis que cette voix opposante était celle d’un tailleur juif de la Cracowska.

Le tribunal, après la lecture du verdict, condamna madame Ossokhine à un an de prison.

Cette condamnation excessive, en dépit des conseils de prudence de Nadège, causa une rumeur de tempête dans la contrée. Peu s’en fallut qu’on n’allât briser les vitres du tribunal.

Une ovation triomphale, donnée au juré qui avait voté l’acquittement et qui s’était vanté de son vote, avertit l’autorité que, pour cette fois, elle avait peut-être dépassé la mesure.

Nadège en appela du jugement, et, trois jours après son appel, l’arrêt, confirmé en principe, fut prudemment adouci, quant à la peine, qu’on réduisit à trois mois de détention.

C’était encore beaucoup pour froisser le sentiment populaire. Mais le pouvoir, devenant aimable, fit aussitôt, par l’entremise d’agents officieux, une démarche conciliatrice auprès de Nadège, en lui offrant la remise complète de sa peine et des abonnements, par ordre, à son journal, si, modifiant quelque peu sa ligne de conduite, elle acceptait le rôle de médiatrice entre le gouvernement et les populations. Quel beau rôle pour une femme que celui d’apaiser les passions, de faire cesser un antagonisme funeste entre les petits-russiens et les polonais, tout naturellement par la soumission des premiers aux seconds, puisque les seconds étaient en général plus instruits, plus riches et plus faits pour diriger le pays que les premiers !

Nadège ne fit qu’une réponse à cette insinuation ; elle demanda à subir immédiatement sa peine. Ce qui lui fut accordé.

Elle voulut d’elle-même, librement et fièrement, se constituer prisonnière.

Un matin, trompant la surveillance de ses amis qui voulaient lui faire cortège, madame Ossokhine sortit furtivement de chez elle, avec la palpitation inquiète d’une femme qui va à quelque rendez-vous. Elle prit des rues détournées pour gagner la gare du chemin de fer, la tête cachée sous un voile, et elle ne respira que quand, ayant payé sa place pour Lemberg, la porte du wagon se referma sur elle, comme une première porte de la prison.

Elle souleva son voile, et jeta un regard souriant d’adieu à la ville qu’elle quittait pour trois mois, et où elle laissait son œuvre, entre des mains à coup sûr fidèles, mais inexpérimentées et maladroites.

Tout à coup, elle se recula dans le wagon avec un tressaillement qui ressemblait beaucoup à un frisson ; car elle venait d’apercevoir, sur le quai de la gare, des yeux fixes, ardents, qui l’avaient suivie sans doute dans la rue, et qui venaient s’assurer de la réalité de son départ.

— Lui ! murmura-t-elle, en abaissant de nouveau son voile.

C’était Diogène, dans une attitude étrange, inexplicable, qui se tenait là, comme à un poste d’agent de police, les bras croisés, la tête haute.

L’ardeur de ses regards était-elle une flamme d’ironie peu vaillante ? un défi jeté à la femme héroïque qui allait, seule et simple, s’offrir à ses persécuteurs ? un témoignage de respect à ce cœur modeste qui se dérobait au triomphe ?

Après deux minutes de contemplation, d’arrêt, Diogène fit un mouvement pour se rapprocher du wagon. Mais le sifflet donna le signal du départ. Alors, il leva le bras et l’agita, et Nadège crut entendre une voix sifflante, aiguë, mêlée à celle de la locomotive, qui lui criait de loin : au revoir !

Madame Ossokhine fut songeuse pendant une partie du voyage. Elle se demandait ce qu’il fallait supposer de cette singulière apparition de son ennemi. S’était-il fait l’auxiliaire du gouvernement dans la persécution commencée ? Sa haine absurde, insensée, était-elle descendue jusque-là ? Venait-il jouir platement d’un succès de méchanceté et de perfidie ? Ou bien, en adversaire loyal et implacable, venait-il saluer sur le terrain celle qu’il détestait, mais qu’il consentait à admirer, pour se maintenir dans le droit et le devoir de la combattre sans faiblir ?

Pendant que Nadège se dirigeait vers Lemberg, Diogène errait à travers la ville dans une humeur farouche, hargneuse. Ses yeux brillaient toujours ; mais, cette fois, d’une malice aiguë. Malheur à celui qu’il allait rencontrer !

Sur la place, ce fut Petrowna qui, descendant de l’église, se trouva la première devant lui.

D’ordinaire, Diogène se contentait de saluer, et, autre part que chez ses parents, Petrowna ne lui adressait jamais la parole. La jeune fille elle-même se souciait peu, habituellement, d’attirer l’attention de l’homme qu’elle haïssait et qu’elle redoutait. Elle le regarda fièrement ; comme il la saluait, elle fit un léger mouvement de la tête, puis se détournant brusquement, elle parut se diriger du côté de la maison de madame Ossokhine.

— Vous ne la verrez pas ! lui dit Diogène en la rejoignant et d’une voix railleuse.

Petrowna continua sa route sans répondre.

— Vous ne la verrez pas ! car elle est partie !

Petrowna tressaillit, s’arrêta, et, se retournant résolument vers Diogène :

— Vous savez donc où je vais ?

— Je sais tout.

Petrowna leva sa jolie tête mutine, qu’un air de bravoure rendit étincelante, et aiguisant les mots entre ses lèvres amincies :

— Vous qui savez tout, savez-vous ce que je pense de vous, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, que je suis un monstre.

— Un monstre ? non, pas tant que cela.

— Eh bien, un scélérat.

Cette fois, Petrowna garda malicieusement le silence, comme si elle n’avait rien à ajouter à cet aveu.

Diogène reprit.

— C’est à madame Ossokhine que vous devez cette bonne opinion sur moi ?

— Non, monsieur, car madame Ossokhine vous juge trop sévèrement pour vous craindre.

— Eh bien, quand vous la verrez, reprit Diogène, dites-lui que jamais, autant qu’aujourd’hui, je ne me suis félicité d’avoir le cœur en cendres et d’être incapable d’une illusion. Car, sur ma parole d’honneur, avec son air crâne, sa démarche stoïque, elle était capable de se faire admirer.

— Vous l’avez vue partir ? demanda vivement Petrowna. Comment saviez-vous qu’elle partait ?

— Il y a plusieurs jours que je me ménageais le plaisir de la voir monter en wagon.

— Elle vous laisse le champ libre, n’est-ce pas ?

— Au contraire, son absence même m’embarrasse.

— Est-ce que vous lui avez dit cela ?

— Je me suis bien gardé de lui parler. J’aurais été capable, par politesse, de lui faire compliment.

— Sur quoi ?

— Sur son imprudence, sa naïveté. À quoi lui sert de tenir la plume avec tant de finesse pour qu’elle expie ensuite les sottises d’un collaborateur d’occasion ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que l’article pour lequel on l’a condamnée n’est pas d’elle ; que l’instituteur existe bien réellement. Je l’avais deviné. Je le connais.

— Elle a eu tort, — répondit Petrowna d’un ton dédaigneux, — de ne pas laisser punir cet homme. Elle est peut-être tombée dans un piège que vous lui avez tendu.

— On dira cela !… C’est possible ! — s’écria Diogène avec un haussement d’épaules. — En tout cas, elle n’a pas voulu ruiner un père de famille.

— Et il souffre une pareille injustice, cet homme-là ?

— Elle aura trouvé le moyen de le rendre lâche, en lui persuadant qu’il était un héros. Après tout, quelle injustice a-t-on commise ? madame Ossokhine est coupable. Pourquoi a-t-elle accepté la prose de ce cuistre mendiant ? De quoi se mêle-t-elle ? Qu’elle marie les gens ! à la bonne heure. Un mariage est une intrigue féminine. Mais vouloir régenter les gouvernements, cela dépasse sa compétence.

Petrowna avait rougi à cette dernière allusion. Un scrupule superstitieux l’empêcha de répliquer. Elle resserra sa kazabaïka autour de sa taille, par un mouvement déterminé, et passa devant Diogène en continuant son chemin. Il la suivit des yeux pendant une minute :

— Tu auras beau faire, Petrowna, murmura-t-il entre ses dents, toute ta petite malice ne t’élèvera jamais à la hauteur de Nadège… fort heureusement pour ce pauvre Constantin, s’il doit t’épouser ! ce qui n’est pas encore fait.

Une semaine s’était écoulée ; la Vérité avait continué de paraître, sous la direction réelle, mais anonyme, de la fidèle mademoiselle Scharow.

Hélas ! la pauvre vieille fille avait plus de bonne volonté que de tact. Elle était si affligée de l’absence de madame Ossokhine, si effrayée des mesures et des menaces du gouvernement, qu’elle ne savait plus que dire, que laisser dire, et qu’en moins de huit jours le journal devint un insupportable verbiage, qui n’avait de féminin que son intarissable frivolité, sans sel, sans trait, sans éclair.

Nadège, dans sa prison, lisait avec une douleur qui atteignit bientôt la consternation son journal ainsi abaissé. On lui permettait de le recevoir, mais on ne lui permettait pas de le diriger. Comment, d’ailleurs, eût-elle pu, à travers la curiosité du greffe et de la police, envoyer des conseils énergiques et utiles ?

Elle sentit que son œuvre allait, sinon périr, du moins languir et se diminuer dans l’estime des libéraux. Elle comprit que son journal n’était plus qu’un instrument officieux du pouvoir ; car il suffirait de la moindre pression pour achever ce que la pusillanimité de mademoiselle Scharow et des autres collaborateurs avait commencé.

C’était le vrai supplice, le raffinement de tous les autres, le seul auquel le courage ne puisse vous soustraire, et qui s’augmente, en proportion même de la fierté.

Mais comment faire ?

Un jour, madame Ossokhine fut surprise dans son inquiétude et dans sa mélancolie par la visite du vieux Gaskine. Il avait trouvé le moyen d’obtenir l’autorisation d’une visite d’un quart d’heure, et, selon son habitude, il s’était empressé d’apporter dans un sac de toile bleue toutes sortes de provisions, miel, beurre, œufs, fromage, saucisson, sans paraître avoir calculé que ce superflu, ajouté à l’ordinaire de la prison, irait peut-être plus vite au buffet du geôlier, qu’à l’armoire de la captive.

Mais Gaskine était bien trop malin pour ne pas savoir que les exagérations même des provisions seraient un excellent passeport, pour les deux ou trois petites choses qu’il avait à communiquer à Nadège. Son sac bleu était le sac à la malice, et le miel était pour les cerbères de la police.

Nadège l’accueillit en souriant. Elle voulut surmonter sa tristesse. Elle s’informa de ce qui se passait à la ferme. Comment Jaroslaw acceptait-il sa vie nouvelle ?

— Il devient un homme, répondit le paysan.

— Il n’écrit plus de vers ?

— Je crois que non ; il est raisonnable ; mais il écrit toujours, et il me lit ce qu’il écrit ; j’en suis content.

— C’est dommage, reprit madame Ossokhine avec un soupir, que je n’aie pas prévu, un mois ou deux mois à l’avance, le petit désagrément qui m’arrive ; j’aurais partagé mes pouvoirs entre votre fils et mademoiselle Scharow !

— Vous auriez eu tort, panna Nadège. Mon fils est encore trop fraîchement guéri, et votre demoiselle Scharow est inguérissable. Si vous voulez dire que le journal ne va pas bien, depuis votre départ, vous avez raison. C’est une douleur pour nous. Le chantre me le disait hier : Ah ! ce n’est pas comme cela qu’il faut se tenir devant les Polonais ! Je me doutais bien que vous aviez de la tristesse, j’en avais tant moi-même ! C’est surtout pour cela que j’ai voulu venir. Car, Dieu sait que vous n’avez pas tant besoin de mes œufs et de mon beurre, que d’une provision de bon esprit pour l’expédier là-bas !

— C’est vrai, Gaskine ; mais que faire ?

— Je le sais. Il faut rassurer ceux qui tremblent. Tenez ! écrivez sur un coin de ce papier que j’ai apporté tout exprès : « Faites ce que Macini Gaskine vous commandera », et signez. Je vous réponds que tout marchera comme vous le voudriez !

— Par quel moyen ? que comptez-vous faire ?

— Nous n’avons pas le temps de discuter cela ; les minutes vont vite : on me mettra dehors bientôt. Panna Nadège, écrivez de confiance et je réponds de tout.

Malgré l’accent d’autorité du paysan, malgré sa confiance en lui, Nadège hésitait.

Le vieux Gaskine continua gravement :

— Quelquefois, des batailles que l’on croyait perdues, faute d’un petit sentier pour sortir d’un cercle d’ennemis, ont été gagnées par le fait d’un petit soldat ignorant, que l’instinct conseillait, qui a osé prendre la parole pour dire au général : — Passez par là, je connais le chemin ; j’y ai mené mes vaches ! — Vous êtes mon général ; je suis moins qu’un soldat ; et cependant, laissez-moi faire ! Je reviendrai dans huit jours. Si vous êtes mécontente, je retournerai à mon bétail. Si le vieux Gaskine a bien mené le vôtre, vous le laisserez continuer. Est-ce dit ?

— C’est dit, repartit Nadège entraînée, et qui savait tout ce que cette écorce de paysan illettré cachait de droiture, de volonté saine, d’honneur et de raison.

— D’ailleurs, pensait-elle avec une dernière concession à sa tristesse, l’intervention de Gaskine ne peut pas faire aller les choses plus mal qu’elles ne vont.

Elle n’eut que le temps d’écrire la ligne demandée et de signer. Le guichetier, ponctuel, entrait et annonçait que le quart d’heure était expiré.

Gaskine baisa respectueusement Nadège sur l’épaule, sortit en roulant son sac bleu autour de son bras, se rendit en droite ligne au chemin de fer, prit le premier train, et arriva le soir au chef-lieu.

Il fut bientôt dans le bureau de rédaction du journal. Jaroslaw l’y attendait, sur un ordre que son père lui avait donné avant de partir pour Lemberg.

— Loué soit Jésus-Christ ! dit le paysan en entrant et en ôtant avec une sorte d’humilité narquoise son bonnet cosaque.

— En toute éternité ! amen ! répondirent les assistants ; c’est-à-dire mademoiselle Scharow debout devant un pupitre élevé, et trois collaborateurs sans âge, dont l’un avait la barbe grise et dont les deux autres n’avaient pas de barbe.

— Eh bien, mon père, quelles nouvelles de madame Ossokhine ? demanda Jaroslaw.

À cette question, tout le monde dressa la tête et regarda le fermier, dans une sorte d’extase jalouse. Il avait vu Nadège !

Gaskine, avant de répondre, posa son sac sur une chaise, tira sa petite pipe de sa poche, la bourra d’un abominable tabac noir, s’assit et dit enfin :

— Elle va bien ; mais elle trouve que son journal va mal.

Mademoiselle Scharow savait que le vieux Gaskine était un grand ami de Nadège. Elle était, en toute occasion, disposée à avoir pour lui beaucoup d’égards. Mais, sa façon de répondre, sa façon de s’installer, en bourrant sa pipe, offensaient trop les convenances autant que la fierté de la rédaction, pour qu’elle ne répliquât pas d’une voix aigre :

— C’est vous qui êtes chargé de nous donner des conseils ?

Gaskine était occupé à battre le briquet ; il alluma sa pipe, en tira plusieurs bouffées, et quand il se fut assuré que le feu sacré ne courait pas le risque de s’éteindre, il dit simplement :

— C’est moi !

L’assurance avec laquelle Gaskine avait lancé ce mot, entre deux bouffées, était singulièrement impertinente, comique ou menaçante. Mademoiselle Scharow, qui réservait, sans doute pour ses relations intimes l’aigreur qu’elle mitigeait si précautionneusement dans ses relations avec le pouvoir, eut une suffocation de colère, qu’elle mit sur le compte d’une suffocation de tabac.

— Nous ne sommes pas ici à l’estaminet ! monsieur Gaskine, dit-elle en pinçant son nez par un geste superflu.

— Bon ! bon ! vous vous y habituerez avec le temps ! répliqua Gaskine en entrecoupant chaque mot par une aspiration énergique, car je ne bougerai plus d’ici !

Jaroslaw fit un mouvement de surprise et allait pousser une exclamation. Son père le prévint :

— Je ne te demande pas ton avis, à toi ! Va, si tu veux, à la ferme, retrouver mes poules. Mais, si tu restes, sache qu’on est ici pour bien écrire et pour peu parler.

— C’est peut-être vous, monsieur Gaskine, s’écria mademoiselle Scharow en agitant les mains, comme fait une oie qui bat de l’aile ; c’est peut-être vous qui serez notre rédacteur en chef ?

— Vous l’avez dit, ma bonne dame !

— Mais…

— Oui, je ne sais pas écrire ? Mais mon fils, que voilà, n’est bon qu’à ça. Il écrira pour moi. Je ne sais pas lire ? Mais vous savez sans doute, les uns et les autres, lire vos écritures ? Je dicterai, on écrira. Vous lirez et j’écouterai ! Ce n’est pas plus difficile que cela.

Un silence de stupeur, qu’éraillait faiblement une sorte de rire mystérieux, suivit ces paroles.

Mademoiselle Scharow n’était ni vaincue ni convaincue.

— Vous dites que madame Ossokhine vous a chargé de la remplacer ?

Gaskine déplia le papier signé, et le mettant sur la table, bien étalé :

— Tenez ! vous êtes bien sûre que je suis incapable d’écrire un faux. Est-ce son écriture ?

— C’est son écriture ! balbutia mademoiselle Scharow.

— Et sa signature ?

— Et sa signature !

Gaskine reprit le talisman, qu’il serra précieusement dans sa poitrine ; puis posant sa pipe sur son sac, comme un sceptre sur un coussin, et se croisant les bras :

— Eh bien, oui, je suis allé à Lemberg d’abord pour la voir et puis aussi pour me plaindre du journal. On dirait que les Polonais vous ont payés pour le faire tomber. Elle était aussi mécontente que moi. Vous l’avez fait pleurer ; je l’ai vu. Elle souffre, la chère créature. Elle trouve que vous êtes des poltrons, des têtes faibles ou des traîtres ! J’ai promis de mettre ordre à cela ; et me voilà !

— C’est insensé ! dit mademoiselle Scharow.

— Qu’est-ce qui est insensé ? repartit le vieux paysan. Nous ne sommes plus jeunes, ni l’un ni l’autre, panna Scharow ; nous sommes d’âge à nous entendre. Écoutez-moi donc. Il me semble qu’il ne me sera pas plus difficile de comprendre ce que vous penserez de bien ou ce que vous direz de mal, quand vous me le conterez avant de l’imprimer, au lieu que je l’entende lire sur une page d’impression. Demandez à mon fils, il vous dira que je réfléchis avant de parler et d’agir. Je sais ce que je veux, je sais ce que je peux. Vous ferez de mon gros bon sens ce que vous pourrez, mais je jure par sainte Olga que vous ne ferez pas, de vos belles phrases, de la bière pour griser mon bon sens. Voilà déjà trop de temps perdu. Je suis ici au nom de votre maîtresse, et celui qui ne m’obéira pas peut s’en aller.

Tout le monde se regarda ; mais personne ne bougea.

— Monsieur, dit mademoiselle Scharow tremblante, quand commencerez-vous vos fonctions ?

— Il me semble que je les ai déjà commencées. Continuez ce que vous faisiez. Pour aujourd’hui, cela ira encore à la grâce de Dieu ; car je ne veux pas vous faire veiller trop tard, et j’ai l’intention d’aller coucher toutes les nuits à Troïza. C’est mon cabinet de réflexion. Je vous en rapporterai des idées. Mon garçon restera ici en permanence. C’est entendu, n’est-ce pas ? À propos, on va faire des élections. Vous n’y avez pas songé ?

Les collaborateurs échangèrent entre eux des regards surpris.

— Non, murmura mademoiselle Scharow.

— J’en étais sûr ! si bien que votre journal, qu’on attendait pour voter, aurait laissé les paysans dans l’embarras. Je vous dirai demain comment je crois la bataille possible. Pour aujourd’hui, tirez au clair vos propres sentiments, et habituez-vous à mon tabac. Je ne peux pas en changer, ni m’en passer.

Après ce discours, Gaskine, comme un sauvage qui reprend son calumet, ralluma sa pipe et se mit à fumer en silence. Au bout d’une heure ou deux, chacun avait fini la besogne.

Le vieux fermier se fit lire tous les articles ; approuva les uns, se moqua des autres ; fit deux ou trois observations qui étonnèrent, par leur sagacité et leur sens pratique ; quand le numéro fut prêt, il se leva et dit à son fils :

— Fais attention à ce qu’on ne s’avise pas de changer un mot de tout cela ! Loué soit Jésus-Christ ! mes enfants, ajouta-t-il en saluant de son bonnet.

— Amen ! répondit mademoiselle Scharow d’une voix perçante, en oubliant sans doute, par une inspiration du cœur, d’ajouter la formule ordinaire : en toute éternité !