L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/11

Callmann-Levy (p. 129-139).

XI

L’AMOUR ET LA HAINE

Le lendemain du bal qui s’était prolongé très tard, avant que personne fût levé dans le château, Petrowna, qui n’avait pas dormi tout en rêvant beaucoup, et qui pourtant ne ressentait aucune fatigue, partait en voiture pour la ville, accompagnée d’une domestique cosaque, et allait se jeter dans les bras de madame Ossokhine.

Nadège n’eut pas besoin d’autre confidence que les baisers, que les rires légèrement troublés de sa jeune amie, pour tout apprendre et pour tout deviner.

— Je vous le disais bien, mon enfant, que ce bal était une bataille et que vous auriez la victoire.

— Est-ce la victoire pour toujours ? demanda Petrowna, dont les yeux étincelaient, et qui, étonnée de son bonheur naïf, essayait, par une taquinerie mutine, d’en douter pour en être persuadée de nouveau.

— Ah ! vous n’êtes pas coquette, ma chérie ! lui répondit Nadège.

— C’est que je ne sais pas si je dois m’attribuer le mérite… de ce qui s’est passé. Si vous aviez vu les vilains regards moqueurs que me lançait de loin ce Diogène ! et c’est précisément après une conversation avec lui que M. Constantin s’est déclaré…

— Voyons, dites-moi comment cela s’est passé.

Petrowna raconta la scène du soulier.

— Eh bien, reprit madame Ossokhine ; c’est plus qu’un aveu, plus même que des fiançailles, c’est un engagement d’honneur pris avec tous les invités. Vous ferez mon compliment à M. Pirowski. Il voulait une fête selon la vieille mode polonaise ; il l’a eue, et rien n’aura manqué au programme.

Il y eut un moment de silence. Petrowna baissait les yeux, pensive. Nadège la regardait en souriant.

Enfin Petrowna releva la tête, et, d’une voix émue :

— Ainsi, reprit-elle, vous croyez que je puis avoir confiance ?

Petrowna était admirable de timidité, de confusion en disant cela. Qu’était devenue la jeune fille brusque, farouche, impérieuse ? Nadège souriait de cet attendrissement subit, de cette double pudeur qui épaississait d’un voile la pudeur primitive.

— Oui, oui, dit-elle, ayez confiance, ma chère fille, car, je le vois, vous aimez, et dans l’amour vrai d’un cœur fier et pur il y a une force invincible que rien ne peut vaincre.

— Vous croyez qu’il suffit d’aimer pour n’avoir rien à redouter de l’amour des autres ? demanda la jeune fille d’une voix peureuse.

Un nuage passa sur les yeux de Nadège. Elle pâlit légèrement.

— Je le vois, dit-elle tristement, celles qui ont été abandonnées ne se sont peut-être pas assez appliquées à aimer. Il y a dans les femmes, mon enfant, une vanité native que les hommes encouragent et dont ils abusent, pour se venger plus tard. Nous croyons que tout amour nous est dû, et nous ne nous appliquons pas assez nous-mêmes à aimer. Vous, ma chère Petrowna, vous êtes une de ces créatures privilégiées que les paradoxes d’une éducation futile n’ont pas gâtée ; votre hésitation même, votre révolte juvénile, votre terreur pieuse à l’approche de l’amour, ce changement rapide et en même temps profond dans votre caractère, soudain devenu si soumis et craintif, tout révèle une vocation à laquelle il faut vous abandonner. Ah ! ma fille, soyez heureuse de n’avoir pas besoin d’élever votre cœur au-dessus du simple amour humain ! Constantin me semble d’ailleurs un cœur sincère et loyal.

— Oui, mais je crains sa faiblesse.

— Vous serez sa force. Savez-vous bien que ce qu’il a fait hier est un acte de rebellion, de protestation éclatante contre Diogène ?

— Diogène cherchera à se venger.

— Soyez tranquille, chère enfant, dit Nadège avec amertume, je connais sa finesse et son habileté, il se vengera sur d’autres, non sur vous.

— D’ailleurs, reprit Petrowna, vous me conseillerez encore. Toujours vous serez là.

Le front de Nadège s’assombrit de nouveau.

— Il se peut que je quitte le pays, dit-elle d’une voix assombrie.

— Vous ! pourquoi ?

— Oh ! ce ne serait pas volontairement.

— Vous feriez un voyage ? Vous partiriez bientôt ?

Madame Ossokhine hésitait à répondre. Petrowna, devant une résistance imprévue, allait reprendre ses habitudes d’enfant mutine et volontaire, quand la porte s’ouvrit, et le vieux Gaskine entra dans le salon.

Cette fois, il n’apportait aucune offrande. Il était très ému, très inquiet ; il vint droit à Nadège et lui dit :

— J’arrive de Lemberg… Je sais la nouvelle…

— Nous parlerons politique plus tard, monsieur Gaskine, dit Nadège ; puis se tournant vers Petrowna :

— Ne connaissez-vous pas, ma chérie, M. Jaroslaw ?

— Sans doute, madame.

— Voilà son père, un de mes amis. Je veux qu’il soit le vôtre. — Eh bien, monsieur Gaskine, reprit-elle, à quand les fiançailles ?

— Oh ! rien ne presse !

— Si, tout presse, au contraire. Vous direz à votre fils que je lui permettrai de faire des vers pour le mariage de son ami Constantin et de Petrowna ma pupille. Quant à vous, mignonne, vous direz à M. Constantin que je vous invite tous les deux à la noce de Jaroslaw Gaskine. Il y aura deux belles fêtes, puisqu’il y aura deux unions loyales. Si je ne pouvais y assister, je les bénirais de loin.

Petrowna ouvrait des yeux surpris ; Gaskine fronça les sourcils.

— Il n’y aura pas de fêtes chez moi, reprit-il en grondant, si vous n’êtes pas là pour en donner le signal.

— Vous avez tort, Gaskine, de tenir tant à ma présence. Voilà une enfant qui peut vous raconter une belle fête, donnée hier sans moi, et qui n’a peut-être réussi que parce que je n’y étais pas.

— Méchante ! murmura Petrowna, en lui jetant les bras autour du cou.

— C’est possible ! repartit le paysan entêté. Mais, moi, vaille que vaille, et coûte que coûte, je vous attendrai.

Nadège qui craignait que, malgré les clignements d’yeux et les interruptions, le vieux Gaskine ne vint à aborder devant Petrowna le sujet de sa visite et de son inquiétude, enlaça doucement la jeune fille, lui fit de nouveaux compliments et la reconduisit jusqu’à la porte.

En recevant le dernier baiser de son amie, Petrowna lui dit :

— Je sais bien que je suis trop jeune pour avoir vos secrets ; mais me faudra-t-il attendre l’âge de M. Gaskine pour les mériter ?

— Non, mignonne, repartit Nadège ; et elle ajouta en riant : — Quand vous serez la femme de Constantin, vous saurez tout ce que je vous cache.

Petrowna rougit. Elle ne pouvait promettre de se marier assez vite pour que son amitié fût bientôt satisfaite. Mais elle pensa qu’elle forcerait bien Constantin à s’informer, et à lui dire la vérité sur le mystère qui occupait Nadège.

Constantin ne manqua pas d’accourir à Slobudka, quelques heures après l’avoir quitté. Il fallait qu’il fit ratifier de sang-froid ses fiançailles. Il arriva comme Petrowna revenait de sa visite à madame Ossokhine.

Il faut pardonner à la jeunesse si, dans le premier quart d’heure du tête-à-tête de ce beau jeune homme et de cette belle jeune fille, Petrowna ne put trouver une occasion de parler de la tristesse et du mystère qu’elle avait surpris dans la physionomie, dans les paroles, dans toute l’attitude de Nadège. Elle était trop émue de l’air radieux de Constantin, elle était trop embarrassée de ses émotions et de son inexpérience, pour soutenir le rôle qu’elle avait voulu jouer jusque-là. Elle fut simple, aimante et faible devant les sommations renouvelées de ce vainqueur. Elle lui abandonna sa main, dans laquelle il sentait palpiter son cœur. Elle baissa les yeux, quand il lui renouvela l’assurance de son amour.

— Pourquoi, lui dit-il sans reproche, mais avec un sourire, pourquoi m’avez-vous fait souffrir, Petrowna ?

— Vous ai-je fait souffrir, balbutia-t-elle, charmée non d’avoir été cruelle, mais d’avoir à racheter une cruauté involontaire.

— Oui, beaucoup, je vous le jure.

— C’est que, dès le premier moment, j’ai compris que vous m’aimiez.

— Vous ne vouliez donc pas m’aimer, Petrowna ?

Elle hésita à répondre ; puis relevant la tête qu’elle avait baissée pendant une seconde, et prenant pour ainsi dire son élan :

— C’est qu’aussi, répondit-elle, je sentais bien que je ne pourrais faire autrement que de vous aimer, et j’avais peur de moi, plus que de vous.

Ils se regardèrent avec des yeux brillants qui pénétraient réciproquement leurs âmes ; leurs lèvres s’unirent, et ils ne trouvèrent plus un mot de commentaire à ajouter.

Quand cette explication, qui avait duré quelques minutes et qui semblait résumer de longues heures, fut terminée, Petrowna pria Constantin de s’informer de ce qui pouvait tourmenter madame Ossokhine. Il promit de ne rien négliger à ce sujet, bien qu’il fût secrètement disposé à un peu d’ingratitude envers cette grande amie de Petrowna.

C’est là l’injustice éternelle des cœurs amoureux ! Disons à la décharge de Constantin qu’il ignorait tout ce qu’il devait aux excellents conseils de la directrice de la Vérité. Mais il avait, malgré lui, pendant qu’il attendait l’aveu de Petrowna, accueilli les préventions de Diogène contre madame Ossokhine. Il avait cru longtemps à une rivalité, à une hostilité, dans cette infaillible amie, et son bonheur était encore trop récent pour qu’il fût devenu impartial ou généreux.

M. Pirowski était ravi de son futur gendre. Peut-être, dans le premier moment, lui sut-il moins de gré de ce qu’il avait choisi sa fille que de ce qu’il l’avait proclamée sa fiancée selon la vieille mode polonaise.

Il avait fait mettre dans un buffet, comme une coupe précieuse, le soulier de bal de Petrowna, se réservant de le faire figurer, en ornement essentiel, au repas solennel des noces.

Madame Pirowska tenait moins aux coutumes antiques, et dans l’accueil qu’elle fit à Constantin, on sentait une protestation indirecte contre ces mœurs barbares. Jamais en France, où régnait, depuis plusieurs siècles, la fine loi de la galanterie, on ne se fût avisé de boire dans une chaussure.

— J’espère bien, monsieur Jablowski, dit-elle à Constantin, quand il sollicita son consentement, j’espère que vous rendrez ma fille heureuse… à la mode française.

Constantin, dans ce moment-là, avait le cœur assez agrandi, pour en faire le Panthéon de toutes les amours. Il promit tout ce que la sollicitude maternelle et précieuse de madame Pirowska exigeait ; mais quand, plus tard, il vit le vieux Barlet, il lui demanda en riant quelle était la mode française pour rendre une femme heureuse.

— C’est de l’aimer avec raison, et de s’en faire aimer à la folie !

Constantin secoua la tête.

— Je crains bien, répliqua-t il, que Petrowna ne soit la sagesse et que je ne sois la folie !

— Cela peut encore s’arranger, dit le vieux professeur. En matière de sentiment, les règles sont surtout faites pour donner du prestige aux exceptions.

Huit jours après le bal, la famille Pirowski quitta la campagne et revint au palais de bois. Constantin, sans fatuité, eût pu croire que Petrowna avait hâté ce retour, afin de rendre les visites de son fiancé plus faciles ; mais une certaine tristesse, ou plutôt un vague malaise que Constantin surprit, lui fit supposer qu’on n’avait déserté Slobudka que pour fuir l’ennui.

M. Pirowski, en effet, devenait morose et taciturne, surtout quand le major faisait sa station quotidienne.

Madame Pirowska accueillait au contraire Casimir avec un empressement solennel qui ne profitait guère au don Juan de la cavalerie, car c’était pour l’abandonner à lui-même et le délaisser complètement dès que M. Pirowski avait quitté le salon.

Léopoldine boudait tout le monde. Melbachowski semblait chercher une occasion de querelle avec le major, et celui-ci, jugeant lui-même inutile, après la déclaration de Constantin, de lui disputer sa conquête, se réservant peut-être pour plus tard, après le mariage, soupirant en disponibilité, allait et venait dans le palais de bois, adressant des compliments à Léopoldine, qui dédaignait de lui répondre, et n’ayant la chance d’être écouté de madame Pirowska que pour en être ensuite plus tourmenté.

On le voit, les grains semés par Diogène germaient dans toutes les âmes. Constantin et Petrowna seuls étaient heureux.

Même entre eux il y avait un nuage. Constantin avait eu des renseignements sur madame Ossokhine, il les avait communiqués à Petrowna, et il était étonné et contrarié de l’intérêt qu’elle prenait à des désagréments qui étaient purement politiques.

On parlait, en effet, vaguement dans la ville de menaces suspendues sur la tête de Nadège. Le gouvernement, irrité de la propagande que faisait son journal dans les campagnes, après un avertissement resté inutile, était décidé, assurait-on, à sévir énergiquement.

Petrowna, en apprenant ces nouvelles, avait couru chez madame Ossokhine ; mais, soit prudence pour elle-même, soit précaution pour ses amis qu’elle ne voulait pas compromettre, madame Ossokhine était devenue invisible.

Petrowna fut désolée et agitée des dangers que courait son amie. Elle alla à Troïza trouver le vieux Gaskine, qui lui dit avec un éclair dans les yeux :

— Si tous étaient comme moi, le gouvernement se garderait bien de toucher à cette sainte. Les jeunes gens de la ville sont des lâches.

En revenant, Petrowna dit avec un accent héroïque à Constantin stupéfait :

— Ne me parlez pas d’amour, tant que madame Ossokhine sera menacée.

— Mais si elle est condamnée ?

— Vous permettriez qu’on la condamnât ?

— Comment faire pour l’empêcher ?

— Alors, monsieur Constantin, nous porterons le deuil, jusqu’à ce qu’elle soit libre.

— Mais si elle est condamnée à un an, à deux ans de prison ?

— Nous attendrons un an, deux ans.

En recevant cette réponse, et malgré son ardent amour, ou plutôt, à cause de son amour, Constantin ne put s’empêcher de se rappeler certaines remarques ironiques de Diogène sur le caractère de Petrowna.